Comment un militant est devenu le « ministre des Affaires étrangères du peuple juif »
Une note secrète envoyée en 1974 à Moscou a conduit David Harris à aider secrètement des refuzniks, à devenir PDG de l'AJC et à participer à la préparation des Accords d'Abraham
JTA – Alors qu’il venait de prendre un poste d’enseignant américain dans une école publique de Moscou en 1974, David Harris s’est vu remettre discrètement un petit morceau de papier par une jeune fille croisée dans un couloir.
« Je l’ai serré dans ma main avant d’aller l’ouvrir aux toilettes », se souvient le haut dirigeant de l’American Jewish Committee (AJC), qui a terminé son mandat de 32 ans fin septembre. « La note était en anglais, et disait quelque chose comme ‘David Harris, je sens que vous êtes Juif. Ma famille est composée de refuzniks, accepteriez-vous de nous rencontrer ?' »
Jusqu’à cette brève rencontre sans paroles, Harris, qui avait 25 ans à l’époque, s’était peu impliqué dans le mouvement juif soviétique alors naissant. Enfant d’un couple de survivants de la Shoah ayant grandi à Manhattan dans un foyer de Juifs laïcs, il avait assisté à plusieurs rassemblements de Juifs soviétiques, par curiosité. Mais ce n’est qu’après être devenu l’un des six professeurs américains choisis pour enseigner en Russie dans le cadre d’un programme parrainé par l’American Field Service, à un moment d’accalmie, qu’il dit avoir compris la profondeur de la détresse des Juifs incapables d’exprimer leur judaïsme ou de quitter l’URSS – et qu’il a commencé à se débattre avec sa propre identité juive.
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Seul Harris pouvait apporter une aide quelconque à ce moment précis. Seul et unique Américain enseignant à l’École publique 45 de Moscou, il parlait couramment le russe. Même s’il avait compris que le contact avec les refuzniks était dangereux, il pensait (à tort, en fin de compte) que son passeport américain lui offrirait une protection.
Il s’était présenté un soir au domicile de la jeune fille, il avait rencontré ses parents et il avait appris comment une demande d’émigration en Israël s’était soldée par la perte d’un emploi ou une réaffectation à des tâches subalternes pour eux – comme pour leurs amis refuzniks. « Ils étaient coincés et ils ont choisi de se tourner vers un Américain en dernier recours », déclare Harris, ajoutant que cette rencontre avait conduit d’autres étudiants à faire appel à lui – qui devait passer d’autres soirées à rencontrer des refuzniks. « J’étais entré dans la course », s’exclame-t-il.
La rencontre de Harris avec des refuzniks juifs soviétiques l’avait alors motivé à se lancer dans ce qu’il a récemment qualifié de « mission de toute une vie – aider les Juifs en danger dans le monde entier, soutenir la quête de paix et de sécurité d’Israël, combattre l’antisémitisme et défendre les valeurs démocratiques contre la droite radicale et la gauche totalitaire ».
Alors qu’il se préparait à quitter ses fonctions après 32 ans, Harris s’est récemment entretenu avec la JTA au sujet de l’expérience qui l’a façonné, lui et d’autres dirigeants juifs de sa génération – le mouvement des Juifs soviétiques – et de la façon dont l’objectif commun qu’il incarnait n’est peut-être plus accessible dans le contexte d’une communauté juive polarisée.
Harris évoque également, en toute transparence, la façon dont l’ère des refuzniks a façonné sa propre identité juive, et ce qu’il a appris sur lui-même.
« On m’a volé – ou peut-être me suis-je moi-même volé – mon héritage juif », dit-il. « J’ai ensuite découvert que nous sommes les héritiers et les gardiens de la civilisation, certainement la plus extraordinaire de toute l’histoire de l’humanité. Pourquoi voulais-je m’en éloigner ? Alors j’ai embrassé mon judaïsme. »
C’est le député Ted Deutch, membre démocrate du Congrès pour la Floride – il a été député pendant sept mandats – qui succédera à David Harris et qui héritera donc de l’AJC, dont la mission et la réputation ont été renforcées et élargies au cours des trois décennies de mandat d’un leader dont le nom est devenu, à bien des égards, synonyme de l’organisation.
Lors de l’hommage rendu à Harris à New York au mois de juin, à l’occasion du dernier Forum mondial annuel de l’AJC, plusieurs dignitaires ont cité Shimon Peres qui avait dit que Harris était « le ministre des Affaires étrangères du peuple juif ». Sous la houlette de Harris, l’AJC a établi de solides relations avec les gouvernements d’Europe, d’Amérique du Sud et d’Asie et, grâce à sa réputation d’honnête homme, le dirigeant avait été le premier à s’engager discrètement dans le monde arabe – et ce bien avant les Accords d’Abraham.
Il y a six ans, l’organisation a élargi son travail interconfessionnel en s’associant à la Société islamique d’Amérique du Nord pour la création du Conseil consultatif judéo-musulman, qui encourage les coalitions contre le fondamentalisme antisémite et anti-musulman. En outre, parmi les organisations juives, l’AJC se targue, comme l’écrit Harris, d’être « véritablement centriste et indépendante« , malgré les critiques de la droite et de la gauche qui peuvent reprocher au groupe de ne pas prendre parti.
« Peut-être est-ce parce que j’ai vu un si grand nombre de questions politiques qui réclamaient une nuance et que j’ai découvert qu’en fin de compte, ce mot en lui-même est considéré, par beaucoup, comme un anathème », écrit Harris dans le même essai, rédigé peu après l’élection présidentielle de novembre 2016.
Une grande partie de son discours prononcé lors de l’hommage s’est concentrée sur la façon dont son expérience à Moscou l’a incité à prendre fait et cause pour les Juifs soviétiques.
Les Juifs rencontrés là-bas voulaient lui fournir des informations « sur un oncle, un cousin ou un ami » qui, dans le monde libre, était susceptible de les aider à partir. Ils avaient besoin de blue-jeans à vendre au marché noir, de livres en hébreu à étudier, d’une étoile de David ou de tout autre objet juif à porter ou à montrer. Mais surtout, « ils voulaient que le monde sache qu’ils existent », raconte-t-il.
Lors d’une interview antérieure, Harris s’était souvenu de la scène à laquelle il avait assisté à l’automne, le jour de Simhat Torah, à la grande synagogue chorale de Moscou. Des milliers de personnes, dont beaucoup de jeunes, remplissaient la rue. Elles célébraient une fête dont elles ne savaient pas grand-chose – si ce n’est qu’elle était liée à Israël, à une histoire et à un héritage qu’ils souhaitaient intégrer. Et au risque de se faire arrêter, certains brandissaient même des pancartes disant « Laissez-nous rentrer chez nous, en Israël ».
Harris n’avait jamais célébré Simhat Torah, mais il avait été profondément ému. « Quand j’ai vu leur joie », raconte-t-il, « j’ai senti que le Kremlin n’avait pas réussi à étouffer leur esprit juif. Et j’ai pleuré. Ma vie a changé ce jour-là. Je suis devenu un témoin ».
Il était devenu, petit à petit, un militant engagé. En décembre 1974, trois mois après son arrivée en Russie, Harris a été arrêté par les autorités un Shabbat. Après plusieurs jours de détention, il a été embarqué à bord d’un avion et envoyé à Helsinki. Seul dans un environnement froid et inconnu, Harris a réfléchi à son passé, à son présent et à son avenir, et a eu le sentiment de devoir changer le cours de sa vie.
« Je n’étais pas allé à Moscou pour être un infiltré ou un agent secret juif », explique-t-il, précisant qu’il s’était engagé dans un parcours éducatif qui allait le mener jusqu’à un doctorat de la London School of Economics. Il avait prévu de faire carrière dans la diplomatie, s’imaginant un jour ambassadeur américain à Moscou. « Mais j’étais excité, rien ne pouvait plus m’arrêter. J’avais réalisé que j’étais l’un des rares témoins vivants du génocide culturel du peuple juif qui se déroulait de mon vivant. Je m’étais demandé ce que je devais tirer comme leçon de ces courageux refuzniks que j’avais rencontrés. »
Après un court séjour à Helsinki, Harris a cherché et obtenu un emploi au sein de la HIAS, l’organisation humanitaire juive. Grâce à sa maîtrise du russe, il a travaillé pendant plusieurs années à Rome et à Vienne avec des émigrants juifs soviétiques, accueillant pratiquement tous les groupes à leur arrivée. En 1979, de retour aux États-Unis, Harris a rejoint l’AJC. Il dit avoir été attiré par cette institution fondée en 1906 pour son engagement « à protéger les Juifs partout dans le monde et à protéger les valeurs démocratiques pour tous ».
Au cours des onze années suivantes, à l’exception d’un passage de trois ans à la National Conference on Soviet Jewry (1981-84), il a travaillé au siège de l’AJC à New York et dans son bureau de Washington, qu’il a dirigé de 1987 à 1990. Le point culminant de cette période a été en 1987, lorsqu’il a été amené à travailler avec Natan Sharansky, héros et symbole du mouvement juif soviétique. Libéré en 1986 après plus de neuf ans passés dans un goulag soviétique, le plus célèbre des refuzniks est venu aux États-Unis et a poussé l’establishment juif américain à organiser un grand rassemblement de Juifs soviétiques à Washington, à la veille de la rencontre prévue entre le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev et le président Ronald Reagan à la Maison Blanche, en décembre 1987.
Sharansky avait ignoré les inquiétudes alors exprimées – la tenue d’un grand rassemblement en plein air en hiver à Washington ne desservirait-t-elle pas, in-fine, la cause défendue ?… Harris, chargé de la coordination nationale de cette entreprise gigantesque, estime que l’ancien refuznik en avait été « la force motrice et l’inspiration. Personne ne pouvait lui dire non ».
Et finalement, environ 250 000 militants s’étaient rassemblés près du Capitole américain le 6 décembre, un dimanche glacial, lors de ce qui est encore considéré comme le plus grand rassemblement juif jamais organisé aux États-Unis. S’ajoutant à la pression politique bipartite de Washington, le rassemblement – point d’orgue d’années de plaidoyer populaire – a été un facteur déterminant dans la décision prise par le Kremlin d’élargir la porte de l’émigration juive. Au cours des années suivantes, un million de Juifs et leurs familles ont quitté l’Union soviétique. La plupart avaient immigré en Israël ; beaucoup sont venus en Amérique.
À ce moment-là, Harris était heureux de son travail à Washington, mais une crise de leadership à la tête de l’AJC allait bientôt faire basculer sa carrière.
Au cours de l’été 1990, Ira Silverman, le très respecté vice-président exécutif de l’AJC, alors âgé de 45 ans, a été contraint de démissionner, en raison d’une maladie qui l’a emporté un an plus tard. Dans une interview accordée au New York Times, après avoir quitté son poste après deux ans seulement, Ira Silverman avait déclaré que « l’AJC luttait pour sa santé tandis que je… luttais pour la mienne. Ce partenariat n’est pas aussi fort qu’il l’aurait fallu ».
Une référence faite à une série de problèmes financiers et de restructuration majeurs qui touchaient alors l’AJC, entraînés en partie par six changements à la tête de l’organisation au cours de la décennie précédente.
Désireux de trouver un successeur à Silverman susceptible de restaurer la réputation de l’AJC en tant que leader dans son domaine, le conseil d’administration a contacté Harris. Ironie de l’histoire, l’une des raisons pour lesquelles Harris avait rejoint l’AJC était qu’il était très impressionné par Silverman, qu’il avait rencontré pour la première fois alors qu’il travaillait pour la HIAS en Europe. « Je voulais être comme lui », dit Harris.
Bien que flatté par l’offre de New York, Harris craignait de ne pas avoir les compétences requises en matière de gestion interne de haut niveau, de collecte de fonds et de budgétisation.
« Je ne croyais pas en moi », explique-t-il.
Steven Bayme, qui a travaillé en étroite collaboration avec Harris pendant plus de 30 ans en tant que directeur de la vie juive contemporaine, se souvient qu’à cette époque, l’agence était en difficulté financière – 60 de ses 176 postes avaient été supprimés cette année-là. Et comme le très compétent Silverman était trop malade pour diriger les opérations du groupe, le moral était au plus bas.
Lorsque Harris avait finalement été convaincu par les dirigeants laïcs de reprendre les rênes, à l’automne 1990, il avait entrepris de faire de l’AJC l’institution juive mondiale qu’elle est aujourd’hui, en établissant des bureaux sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Au cours de son mandat, il aura également fait de la défense de la cause israélienne un objectif prioritaire. Fondée par des grands patrons juifs allemands préoccupés par les pogroms visant les Juifs d’Europe de l’Est, l’AJC était, en fait, restée à la traîne sur la question sioniste, ne se montrant favorable à un État juif que peu de temps après sa création.
« Il nous a sorti d’affaires », dit Bayme, « en transformant le groupe, le plus assimilationniste des agences juives, en une agence qui représente l’ensemble du peuple juif ».
Avec le recul, Harris constate que le judaïsme américain est très différent de ce qu’il était en 1990. La communauté était alors « plus solide, plus soudée », estime Harris, faisant référence à l’impact du ralliement du mouvement du judaïsme soviétique, au soutien plus fort et plus large à Israël et au consensus autour des relations entre les États-Unis et Israël.
« Aujourd’hui, il n’y a plus de problématique primordiale et unificatrice », ajoute-t-il. Israël est devenu un sujet de discorde, et avec l’assimilation croissante, il y a « un nombre inquiétant de Juifs américains qui se sentent déconnectés de leur identité juive« , comme il l’a écrit dans un essai publié en 2021.
Et bien que la montée de l’antisémitisme aux États-Unis suscite des inquiétudes, la polarisation politique entre la gauche et la droite empêche les Juifs de s’entendre sur les coupables et sur la manière de réagir, continue-t-il.
Néanmoins, Harris est optimiste quant à l’avenir, suggérant qu’une renaissance est en train de se produire pour les Juifs qui choisissent de s’engager. Selon lui, les jeunes Juifs sont plus nombreux qu’on ne le pense à s’identifier à Israël – c’est ainsi le cas d’environ 75 % des millenials, selon une étude récente parrainée par l’AJC.
« Malheureusement, ils n’expriment souvent pas ouvertement leur soutien à Israël, par crainte des critiques sur les campus ou sur les réseaux sociaux », regrette-t-il.
Lors de l’hommage rendu en juin, Harris a exprimé sa gratitude à l’égard de sa famille, de ses prédécesseurs, du personnel et des dirigeants laïcs – et des jeunes Israéliens de Tsahal.
Puis il est revenu, une fois de plus, sur les Juifs soviétiques qu’il a rencontrés, il y a près d’un demi-siècle.
« Contrairement à moi qui ai grandi à New York, ils ont payé un lourd tribut pour avoir voulu être Juifs », a déclaré Harris.
Dans un moment de réflexion au cours de l’un de nos entretiens, Harris est revenu sur la crise personnelle qu’il a traversée en tant que jeune homme, seul à Helsinki, dans les jours qui ont suivi son expulsion d’Union soviétique. En tant que fils de deux survivants de la Shoah, « je me suis toujours demandé ce que je ferais si j’avais été en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale », a-t-il déclaré. Et je me suis dit : « Ok, David, ton test est de savoir ce que tu fais maintenant, en 1974. »
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