Des troubles sur les campus des universités américaines face au conflit à Gaza
Face à des actions pro-palestiniennes sur les campus, notamment à Harvard et UPenn, les donateurs font pression sur les universités pour soutenir Israël

La récente polémique commence le 8 octobre, au lendemain du massacre du Hamas. Une trentaine de groupes et clubs étudiants de la prestigieuse université américaine de Harvard, près de Boston, cosignent et diffusent sur le campus une lettre dénonçant « le régime d’apartheid d’Israël », « responsable de toutes les violences » qui façonnent « tous les aspects de la vie palestinienne depuis soixante-quinze ans ».
Un ancien directeur et plusieurs élus (les Républicains Elise Stefanik et Ted Cruz, diplômé de Harvard, le Démocrate Jake Auchincloss) ont aussitôt appelé à une réaction ferme de la direction de l’université, qui a tardé à venir.
Un second texte, signé par des professeurs et plusieurs milliers d’étudiants, a été publié, qualifiant le communiqué pro-palestinien de « complètement erroné et profondément offensant ». Puis, les noms de signataires du premier texte ont été révélés et une camionnette, payée par un groupe conservateur, a circulé autour du campus, affichant sur un écran les photos et noms de signataires et le mot : « Antisémite. »
Sous les pressions, le bureau de l’université a publié un premier communiqué le 9 octobre. Il propose alors « d’approfondir les connaissances » sur le conflit, au nom de « notre humanité commune et de valeurs partagées ». Le texte met en avant « la peur, la tristesse, la colère » qui pouvaient parcourir les étudiants.
La présidente Claudine Gay a condamné à son tour à titre personnel les attaques du Hamas, mais trop tard et trop mollement, ont accusé ses détracteurs.
« Qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que je condamne les atrocités terroristes perpétrées par le Hamas […] Permettez-moi aussi d’affirmer que, sur ce sujet comme sur d’autres, nos étudiants ont certes le droit de s’exprimer en leur nom, mais aucun groupe étudiant – pas même trente groupes étudiants – ne parle au nom de l’université Harvard ou de sa direction », a-t-elle écrit.

Des financements menacés
Dans le même temps, des donateurs et anciens élèves ont mis davantage la pression sur Harvard.
Bill Ackman, ancien élève devenu une figure de Wall Street, avait demandé à ce que soient rendus publics les noms des signataires du premier texte pro-palestinien pour ne pas les embaucher « par inadvertance ».
La fondation Wexner, qui promeut la formation d’élites de la communauté juive américaine, a elle mis fin à son partenariat avec la Harvard Kennedy School, en réponse à « l’échec lamentable de la direction de Harvard à prendre une position claire et sans équivoque contre les meurtres barbares de civils israéliens innocents », a écrit le milliardaire Les Wexner, fondateur de la chaîne de magasins Bath & Body Works (Victoria’s Secret).
Kenneth Griffin, PDG du fonds d’investissement Citadel et l’un des grands donateurs de Harvard (350 millions de dollars en 2023) aurait aussi fait connaître son mécontentement.
Pour les mêmes raisons, à l’université de Pennsylvanie, UPenn, à Philadelphie, Marc Rowan, PDG du fonds d’investissement Apollo Global Management et grand donateur, a lui demandé la démission de sa présidente, Elizabeth Magill, lui reprochant d’avoir accueilli deux semaines plus tôt un festival de littérature palestinienne où figuraient des « antisémites notoires ». Ronald Lauder, l’héritier du groupe de cosmétiques Estée Lauder et bienfaiteur de UPenn, a aussi fait connaître son mécontentement.
« Les présidents d’université sont critiqués pour ne pas s’être exprimés assez vite, assez fort. On les force à choisir leur camp. Et pourtant, beaucoup disent que la diversité des points de vue sur le campus fait qu’il ne peut pas y avoir de position institutionnelle sur des questions aussi complexes », a souligné la présidente de l’Association américaine des universités (AACU), Lynn Pasquerella.
Des critiques ont aussi été adressées à Stanford (Californie) et Columbia (New York), sommées de prendre leurs distances avec des groupes d’étudiants pro-palestiniens qui accusent Israël, dans leurs tracts ou rassemblements, de commettre « un génocide ».
« Ce que nous entendons directement, c’est que sur certains campus, des étudiants se sentent découragés de parler, ou de manifester », souligne Kristen Shahverdian, responsable du secteur Éducation au sein de l’organisation Pen America, qui défend la liberté d’expression.

Une liberté d’expression intouchable
Aux États-Unis, la liberté d’expression est chèrement protégée et de nombreux campus se réfèrent au rapport du « comité Kalven » de 1967 : à l’époque de la guerre du Vietnam et du mouvement des droits civiques, ce comité avait conclu que les universités devaient plutôt s’attacher à nourrir les diversités d’opinions plutôt que de prendre parti.
Pour Lynn Pasquerella, les pressions des donateurs « nuisent » au contraire aux « objectifs de l’enseignement supérieur qui sont de promouvoir une recherche sans entrave de la vérité et le libre échange d’idées ».
« Les donateurs devraient savoir que la liberté d’expression fait partie intégrante de l’éducation supérieure. Cela veut dire de temps en temps des discours avec lesquels ils peuvent être fortement en désaccord », ajoute Kristen Shahverdian.
Les pressions sont aussi le fruit du « désinvestissement public dans l’éducation supérieure », estime la présidente de l’AACU. « Les institutions ont une plus grande dépendance à l’égard des donateurs privés » et « des professeurs ou des administrateurs se sentent sous la contrainte de peur de perdre des donations ».
Un phénomène qui, selon elle, touche des universités de taille moindre qu’Harvard, dont le « modèle économique », avec un fonds de dotation de 50 milliards de dollars, ne repose pas « sur les donations de quelques individus ».
La controverse se déroule sur fond de polarisation de toute la société américaine, symbolisée par la fracture entre Démocrates et Républicains. D’après l’institut de sondage Gallup, le pourcentage des Américains faisant énormément ou beaucoup confiance à leur enseignement supérieur est passé de 57 % en 2015 à 36 % en 2023.