Ecoles conservatrices US : une version du Journal d’Anne Frank qualifiée de « porno »
Alors que le mouvement destiné à contrôler la littérature pour enfants pourrait influencer l'issue du scrutin de 2024, le célèbre journal divise que jamais
JTA – Parmi les nombreux ouvrages que les parents conservateurs ont récemment demandé à l’école de leur enfant de retirer figure une version illustrée du journal le plus connu de la Shoah.
L’adaptation graphique du journal d’Anne Frank, publié en anglais en 2018, s’est retrouvée au cœur de nombreux débats demandant notamment son retrait des bibliothèques scolaires.
Un petit nombre de militants exaltés ont en effet fait pression pour que le livre soit retiré des établissements scolaires de Floride et du Texas, au motif qu’il serait « pornographique » et même « antisémite »… Dans certains cas, ils sont parvenus à leurs fins.
Le mouvement destiné à contrôler la littérature pour enfants – en particulier les romans graphiques – pour des questions liées à la race, au sexe et au genre, concerne des milliers de titres et s’impose comme une force politique de nature à peser sur l’issue du scrutin présidentiel de 2024.
Le personnage public qui a joué l’un des premiers rôles, en permettant aux parents de contester les livres des bibliothèque scolaires, le gouverneur de Floride Ron DeSantis, est en effet officiellement candidat à la présidence.
Pour les défenseurs du roman graphique incriminé – parmi lesquels la fondation créée en mémoire d’Anne Frank, les historiens et organisations juives – la présence du Journal d’Anne Frank dans la liste des ouvrages interdits est le signe que le mouvement est sectaire et malavisé.
Les partisans du retrait de l’ouvrage – parmi lesquels figurent des familles juives et un député juif – estiment que l’adaptation graphique est obscène, qu’elle déforme l’histoire de Frank et contribue à la « sexualisation précoce » des enfants.
« J’ai lu le journal d’Anne Frank plusieurs fois quand j’étais enfant. Cela n’a rien à voir avec ce qu’il y a dans ce roman graphique », estime le Représentant de Floride, Randy Fine, témoignant pour la Jewish Telegraphic Agency.

Qualifiant cette adaptation de « version pornographique d’Anne Frank », Fine poursuit : « Et franchement, ce roman graphique est antisémite. Sexualiser le journal d’Anne Frank d’une façon aussi inappropriée, c’est totalement antisémite. »
Voilà ce qu’il faut savoir sur ce livre, les critiques auxquelles il est confronté et le contexte qui en fait le creuset d’une guerre culturelle qui s’aggrave.
Qu’est-ce que « Le journal d’Anne Frank : le roman graphique » ?
Publié en 2018, « Anne Frank’s Diary: The Graphic Adaptation » est une nouvelle version, plus courte, du célèbre journal de Frank présentée de surcroît sous forme de bande dessinée.
Le projet a été autorisé par la Fondation Anne Frank, créée en Suisse par le père d’Anne, Otto Frank, et qui administre les droits d’auteur du journal intime qu’Otto a sauvé après avoir survécu à la Shoah. Anne a péri dans le camp de concentration de Bergen-Belsen après s’être cachée pendant la majeure partie de la guerre avec sa famille dans un réduit, à Amsterdam.
Le cinéaste israélien Ari Folman, nominé aux Oscars, et l’illustrateur David Polonsky sont à l’origine de cet ouvrage, conçu comme un complément au film d’animation de 2021 « Où est Anne Frank », déjà réalisé par Folman.
Là où le film raconte l’histoire de Kitty, l’amie imaginaire d’Anne, incarnée dans l’actuelle ville d’Amsterdam, le livre est une version fidèle mais écourtée, du journal d’Anne. Tout ce qui est évoqué dans ce roman graphique est tiré du texte original, et le dialogue entre les personnages est le reflet des souvenirs d’Anne. Dans le camps des pro, certains contestent la qualification de « roman graphique », qui, selon eux, suggère que l’histoire est fictive.

Ce dernier ouvrage, dit la fondation, n’a pas vocation à se substituer au journal original de Frank, publié pour la première fois en néerlandais en 1947 sous le titre « The Secret Annex » et en anglais en 1952 sous le titre « The Diary of a Young Girl ». Ce livre, ainsi que les éditions ultérieures, qui ont intégré des passages expurgés de la première version, sont aujourd’hui encore publiés et lus dans des dizaines de langues.
Pourquoi et en quoi le livre est-il contesté ?
Une poignée de parents activistes, la plus grande organisation « Droits des parents » du pays et au moins un législateur Républicain de l’État – Fine – s’en sont pris au « Journal d’Anne Frank: le roman graphique » dans le cadre d’une campagne contre ce qu’ils qualifient d’obscénités et de pornographie dans les écoles. Après quelques incidents isolés l’an dernier autour de cet ouvrage, leur action a pris de l’ampleur ces tout derniers mois.
Réunis par des membres d’organisations « Droits des parents » tels que Moms for Liberty et No Left Turn in Education, des parents originaires de tout le pays s’en sont pris à des milliers d’ouvrages présents dans les rayons des bibliothèques scolaires, essentiellement liés aux questions de race, genre et sexualité.
Ce mouvement a germé lorsque des parents se sont organisés pour s’opposer à l’obligation de porter un masque dans les écoles publiques au moment de la pandémie. Il a ensuite pris de l’ampleur à la faveur des manifestations pour la justice raciale, en 2020, suite à la mort de George Floyd, et au débat autour des LGBTQ comme les procédures médicales pour les enfants trans.

Ces organisations estiment que les enseignants et bibliothécaires tentent de faire passer des points de vue de gauche (y compris ce qu’ils appellent la « théorie critique de la race » et « l’idéologie du genre ») lors des cours, voire qu’ils « sexualisent » leurs enfants.
Ces parents se sont progressivement focalisés sur les livres et, plus particulièrement, sur tout ce qui était susceptible de contenir une représentation littéraire du sexe et/ou de l’identité LGBTQ – en particulier sous forme graphique ou de bande dessinée. Les ouvrages les plus interdits dans les écoles américaines sont d’ailleurs des romans graphiques et des mémoires évoquant des thèmes LGBTQ, comme « Gender Queer » ou « Fun Home ».
« Les gens sont tellement mal à l’aise à l’idée de voir une quelconque représentation visuelle », explique Kasey Meehan, directrice du programme Freedom to Read de l’association d’activistes littéraires pour la liberté d’expression « PEN America ». « Le plus souvent, lorsque des romans graphiques sont attaqués, une image est sortie de son contexte, mise en avant et déclarée pornographique. »

La Floride s’est imposée comme une sorte de frontière pour ce mouvement, sous la conduite de DeSantis, qui est Républicain.
En vertu des nouvelles lois qu’il a promues, les enseignants peuvent être accusés de crime pour avoir remis ces ouvrages jugés obscènes à leurs élèves. L’État s’est doté d’une nouvelle loi, baptisée « Don’t Say Gay » par ses détracteurs, qui interdit tout enseignement sur l’identité ou l’orientation sexuelle dans le cadre scolaire au primaire et au collège, et le limite strictement au lycée.
Pourquoi les parents se plaignent-ils particulièrement du roman graphique ?
Les parents critiquent spécifiquement certains passages dans lesquels Anne parle de sexualité, comme par exemple lorsqu’elle demande à une amie si elle peut lui montrer ses seins, ce que cette dernière refuse (« Si seulement j’avais une petite amie », songe-t-elle.) ou lorsqu’elle décrit son anatomie la plus intime.
Ces passages reflètent les écrits d’Anne et font partie de son journal intime.
Folman et Polonsky les reproduisent dans le livre, dans une pleine page qui montre une Anne Frank errant dans un jardin de statues féminines nues, dans la plus pure tradition gréco-romaine.
Cette illustration, présentée comme issue de l’imagination d’Anne, est celle qui a suscité le plus de réactions négatives de la part des parents. Au sein des groupes Facebook consacrés aux ouvrages scolaires, certains ont publié des captures d’écran de la page comme preuve de l’obscénité de cette version, se demandant pourquoi un parent voudrait que son enfant la lise.
D’autres parents contestataires emploient d’autres arguments.
Tiffany Justice, cofondatrice de Moms For Liberty dont le district de Floride a retiré le livre, a déclaré à la JTA qu’elle était troublée par le fait que l’adaptation ne reprenait qu’un infime pourcentage du journal, laissant de côté ce qu’elle croyait être un élément crucial, à savoir l’épilogue original, qui passe de la première personne à une étude plus large des victimes de la Shoah. (Une postface apparaît dans le roman graphique.)

Choquée par le niveau actuel d’alphabétisation des enfants, selon elle terriblement bas, Justice se dit furieuse que le besoin de faire une version illustrée du journal de Frank se soit fait sentir, pour commencer.
« Anne a écrit le journal quand elle avait 13 ans », dit-elle. « Le journal est donc écrit d’une manière que les enfants de cet âge peuvent aisément comprendre. »
Que s’est-il passé lorsque les parents ont contesté le livre ?
C’est en août 2022 que le livre a fait pour la première fois la une des journaux, lorsque les administrateurs de Keller ISD, un district scolaire public de la région de Dallas-Fort Worth au Texas, ont ordonné à leur personnel de le retirer des rayons (en même temps que d’autres livres). Le livre avait été contesté par un parent l’année précédente, et le nouveau conseil de l’école, soutenu par des groupes d’intérêts spéciaux de droite, avait ordonné que sa politique de révision du matériel de classe soit profondément revue. Tous les ouvrages contestés dans le district devaient être retirés de la circulation jusqu’à ce que la question soit tranchée. En réaction au tollé provoqué par cette décision, le livre était de retour sur les étagères de Keller une semaine plus tard.
Un deuxième district scolaire du Texas, Katy ISD, dans les environs de Houston, avait également examiné le livre dans le courant de l’année scolaire 2021-2022 pour déterminer qu’il n’était approprié que pour les élèves du secondaire.
Le livre est rapidement arrivé dans le radar des parents activistes de Floride.
Un district scolaire de Floride, Indian River County Schools, sur la côte atlantique, a statué en avril que le livre n’était « adapté » à aucun des niveaux d’enseignement, pas même au lycée. Un parent l’avait contesté, affirmant que le livre « minimisait la Shoah ».
Après examen, le district a donné raison au parent, disant à la JTA qu’il avait jugé que le livre était « une fiction », « et non le véritable journal d’Anne Frank », de surcroît rempli de « contenus inappropriés ».
Le surintendant du district a publié une déclaration favorable à cette décision, évoquant le rôle de sensibilisation à la Shoah dévolu à l’État de Floride comme raison justifiant de ne pas mettre le livre à la disposition des élèves.
La direction nationale de Moms For Liberty a publié une déclaration favorable à la décision du district, soulignant que le journal d’Anne Frank n’est pas, en lui-même, condamnable.
« Il existe plusieurs versions du journal d’Anne Frank, correspondant à différentes tranches d’âges », indique le communiqué.
« Seule CETTE version a été retirée. »
Justice, cofondatrice de Moms for Liberty, est une ancienne membre du conseil d’administration des écoles du comté d’Indian River et vit toujours dans la région. Elle a dit à la JTA qu’elle n’appréciait pas le livre et que son retrait était le signe que le système fonctionnait comme il se doit, à savoir que les administrateurs scolaires avaient pris au sérieux les préoccupations d’un parent et avaient pris une décision.
« Si le surintendant et le conseil scolaire voulaient qu’il soit là, il le serait », a-t-elle déclaré.
« Si l’organisation chargée de la sensibilisation à la Shoah dans le comté avait voulu qu’il soit là-bas – ils sont eux-mêmes juifs –, il serait là-bas. »

Un autre district scolaire de Floride, Clay County Public Schools, dans les environs de Jacksonville, a mis le livre de côté pendant cinq mois environ, suite à la plainte d’un parent cette année.
Le parent en question, Bruce Friedman, est juif et est devenu l’une des voix les plus écoutées de la contestation de l’ouvrage. Il s’oppose donc à ce roman graphique ainsi qu’à des centaines d’autres livres qu’il juge inappropriés pour les étudiants. « En ce qui me concerne, c’est de la sexualisation », a-t-il déclaré à la JTA à propos de l’adaptation.
Face à ces nombreuses contestations, le comté de Clay a modifié sa pratique, en avril dernier, de manière à complexifier la remise en cause globale d’un grand nombre d’ouvrages. La contestation du « Journal d’Anne Frank: le roman graphique » demeure d’actualité, même après le changement de pratique, et une décision finale est attendue.
Comment les partisans du livre réagissent-ils aux critiques ?
Les militants opposés à l’interdiction du livre et les spécialistes de l’histoire du Journal estiment que les critiques de cette adaptation ont tort, même sur les faits les plus élémentaires.
Tout d’abord, si le roman graphique (qui comprend des images surréalistes) se situe à mi-chemin entre les faits tels qu’ils se sont déroulés et la vision de l’artiste, et que cette version est grandement écourtée, le livre n’a pas inventé les passages que les parents trouvent répréhensibles. Ceux-ci viennent, mot pour mot, de Frank elle-même. Les deux passages ont été entièrement restaurés dans son journal en anglais, en commençant par des versions publiées dans les années 1980, sans que cela ne froisse qui que ce soit à l’époque.
Un des arguments cruciaux contre l’adaptation graphique est l’idée que ces deux passages ont été supprimés de l’édition initiale du Journal en langue anglaise.
Friedman et Fine ont en effet tous deux déclaré à la JTA qu’ils n’avaient aucun souvenir d’avoir lu des passages à contenu sexuel dans le Journal.

C’est pourtant forcément ce qui s’est passé, assure Ruth Franklin, critique littéraire et auteure d’un livre sur Frank et son Journal qui sera publié l’an prochain par Yale University Press.
Selon ses propres recherches, la toute première édition en anglais du Journal comprenait en effet l’un des deux passages auxquels les parents s’opposent aujourd’hui, à savoir le moment où Anne évoque son attirance pour une autre fille.
Franklin explique que, contrairement à l’opinion répandue, c’est Otto Frank qui a voulu que le passage en question soit inclus dans la première édition en langue anglaise du Journal, après l’avoir supprimé de la version néerlandaise. On présente souvent Otto comme le responsable de la suppression de ce passage, dans le but de rendre le Journal approprié à tous les publics.
Les parents d’aujourd’hui qui certifient ne jamais avoir lu le passage en question lorsqu’ils étaient enfants « se souviennent mal », dit-elle.
« S’ils allaient à la bibliothèque et lisaient l’une des éditions postérieures à 1952, ils seraient surpris de trouver ce passage », assure Franklin.
« Cela n’a aucun sens de s’en prendre à l’adaptation graphique et non au Journal lui-même. »
Un parent au moins s’est opposé à la version du texte intégral du Journal.
En 2013, une mère du Michigan a contesté une édition intégrale du Journal, évoquant les passages mêmes auxquels les parents d’aujourd’hui s’opposent dans la version graphique. Elle a fait valoir que le Journal intégral était « inapproprié pour les élèves de collège » et a tenté d’obtenir que le district substitue à l’édition « définitive » du Journal la version originale, expurgée de l’un des passages qu’elle jugeait répréhensibles. Sa plainte, qui a fait les gros titres de la presse nationale, a fait l’objet de nombreuses condamnations et a finalement été rejetée par le district.
Le cadre de fonctionnement des écoles a sensiblement changé ces dix dernières années, les parents de plusieurs États s’étant vus offrir la possibilité de contester eux aussi les livres proposés par l’école de leurs enfants.
Le mouvement s’en prend non seulement à la version graphique du journal d’Anne Frank, mais à un nombre toujours plus important d’ouvrages reprenant des thèmes juifs ou la Shoah.
Meehan, de PEN America, estime que les parents choqués par le fait qu’Anne explore sa sexualité le sont à raison des thématiques LGBTQ qui mouvementent ces passages, comme si le texte était devenu un exemple d’ « intersectionnalité » ou représentait un groupe marginalisé.
Certains détracteurs de l’ouvrage, comme Justice, s’en prennent par ailleurs à la question de l’intersectionnalité.
« Quand un ouvrage explore plusieurs questions », explique Meehan, « il est encore plus contesté. »
Pour la Fondation Anne Frank, l’organisation suisse qui administre les droits liés au Journal et qui a autorisé l’adaptation graphique en question, la situation est claire. Outre Atlantique, elle a fait publier une déclaration en réponse aux questions que pose le Journal : « Nous considérons le livre d’une fille de 12 ans comme une lecture appropriée pour ses pairs. »
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