Israël en guerre - Jour 584

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Interview

« État juif » ou « État des Juifs » ? Comment l’indépendance d’Israël a déclenché un conflit identitaire

Dans son livre "To Be a Jewish State", Yaacov Yadgar, professeur à Oxford, soulève des questions provocantes dans le contexte des anciens et des nouveaux débats sur l'identité nationale et religieuse

Avec le Dôme du Rocher à droite, un Israélien couvert d'un drapeau regarde des Israéliens brandir le drapeau national lors d'une parade organisée pour la Journée de Jérusalem dans la Vieille ville de Jérusalem, le 1er juin 2011. (Crédit : AP Photo/Ariel Schalit)
Avec le Dôme du Rocher à droite, un Israélien couvert d'un drapeau regarde des Israéliens brandir le drapeau national lors d'une parade organisée pour la Journée de Jérusalem dans la Vieille ville de Jérusalem, le 1er juin 2011. (Crédit : AP Photo/Ariel Schalit)

En 1902, Theodor Herzl avait sorti le roman « Altneuland » – ou « Vieille Nouvelle Terre » – qui exposait sa vision du sionisme. Le fondateur du mouvement envisageait un foyer juif qui serait à la fois libéral et cosmopolite sur le territoire de ce qui était alors la Palestine ottomane. Un lieu où les Juifs du monde entier pourraient se réfugier pour échapper aux violences antisémites qui se déchaînaient ailleurs, un lieu qui accueillerait de très nombreuses maisons d’édition et d’autres piliers de la vie de l’élite, dans le Vieux Monde.

Pourtant, l’un des critiques de Herzl, l’essayiste Ahad HaAm, avait estimé que la « nouvelle société » dépeinte par l’auteur laissait à désirer. Dans une critique acerbe du livre qui avait été diffusée la même année, HaAm avait affirmé que la vision présentée dans « Altneuland » s’inspirait trop de la culture assimilationniste d’Europe occidentale et pas assez de la culture juive traditionnelle qui avait la sienne quand il avait grandi en Europe de l’Est. Un débat public sur le sionisme « politique » de Herzl et le sionisme « culturel » de HaAm avait suivi.

Alors qu’Israël vient de célébrer Yom HaAtsmaout, la Journée de l’Indépendance, cet éternel débat se poursuit – avec un tournant charnière qui aura été celui de l’indépendance d’Israël, en 1948. Yaacov Yadgar, professeur d’études israéliennes à l’université d’Oxford, pose des questions provocantes dans un ouvrage récent intitulé « To Be a Jewish State : Zionism as the New Judaism », qui a été publié à l’automne dernier par la maison d’édition New York University Press.

La thèse avancée par le livre laisse entendre qu’il y a « deux manières contradictoires » d’appréhender l’État juif – « Un État juif ou l’État des Juifs », explique Yadgar au Times of Israel dans un entretien accordé via Zoom.

Avec, d’un côté, un État centré sur la religion et sur la culture juives (en écho à la vision qui avait été présentée par HaAm avant la création de l’État) et de l’autre, l’idée d’un pays où la majorité juive serait assurée, une majorité qui serait davantage déterminée par les origines ethno-nationalistes que par la pratique religieuse (le point de vue soutenu par Herzl).

Publié par les presses universitaires, l’ouvrage intègre des concepts ésotériques en anglais (sotériologie) et en hébreu (mamlakhtiyut – qu’il définit comme étant l’État-nation israélien). Une partie de la discussion tourne autour des personnalités qui ont été fondatrices de l’Histoire du sionisme : Herzl, son lieutenant Max Nordau et HaAm. Le livre aborde également l’histoire plus récente, évoquant notamment la Loi fondamentale qui avait été adoptée de façon controversée en Israël en 2018 : « Israël, État-nation du peuple juif ».

Yaacov Yadgar, auteur de « To Be a Jewish State ». (Crédit : Esther Yadgar)

Cette Loi fondamentale se présentait sous la forme d’un document de trois pages comprenant onze principes. Alors qu’elle évoquait les valeurs, les symboles et les fêtes d’Israël en tant qu’État juif, elle contenait plusieurs déclarations qui avaient suscité une vive opposition. Parmi les déclarations qui avaient entraîné la polémique, le fait que « la réalisation du droit à l’autodétermination nationale » était réservée aux seuls Juifs au sein de l’État d’Israël. Une autre affirmait que « l’établissement et le renforcement des implantations juives doivent constituer une politique nationale israélienne ».

Dans le livre, Yadgar établit que l’opposition à la loi s’est particulièrement ancrée au sein de trois groupes qui gravitent au sein de la population israélienne : les démocrates libéraux qui y ont vu une trahison du principe fondateur d’Israël dans sa nature nécessairement juive et démocratique ; les Palestiniens, qui ont fait savoir que la législation les réduisait à des citoyens de seconde zone – notamment par le refus de l’autodétermination politique et la rétrogradation de l’arabe qui, jusque-là, était une langue officielle du pays – et les Juifs ultra-orthodoxes qui ont estimé que la loi accordait la priorité au sionisme au détriment du judaïsme.

« Je pense qu’il est encore prématuré de dire quels sont les effets de la loi, s’ils sont tangibles », dit Yadgar.

Des manifestants brandissent des drapeaux israéliens et druzes lors d’une manifestation à Tel Aviv contre la loi sur l’État-nation, le 4 août 2018. (Crédit : Luke Tress / Times of Israël Staff)

Il ajoute que « les débats juridiques qui ont depuis fait leur apparition ont été, en quelque sorte, étouffés par d’autres questions », comme la crise entraînée par le plan de refonte radicale du système judiciaire avancé par le gouvernement de Netanyahu, en 2022 et 2023 et, de manière plus importante encore, par l’attaque sanglante commise par des milliers de terroristes palestiniens à l’initiative du Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre 2023, et la guerre qui a suivi à Gaza.

« J’avais presque terminé de faire parvenir mes commentaires à mon éditrice aux environs du 5 octobre 2023 », se souvient Yadgar. « Je lui ai à nouveau écrit, c’est évident, après l’attaque du 7 octobre. La guerre faisait déjà rage… J’avais l’impression que le livre n’était pas pertinent. La politique immédiate, c’était la guerre, c’était le sang qui coulait, c’était le traumatisme ».

Il ajoute qu’il a pourtant constaté que « lorsque le livre a été prêt et qu’il a été publié, il est apparu clairement que les dix-huit derniers mois avaient été dominés par [l’importance] de ces questions d’identité juive, par le sens de la politique juive – pas seulement en Israël, cette problématique de l’identité juive étant aussi devenue déterminante aux États-Unis, au Royaume-Uni, dans d’autres parties du monde en dehors d’Israël ».

Le sionisme en tant que ‘supersessionisme’ ?

Yadgar ajoute encore de la complexité à son argumentation sur le judaïsme et sur le sionisme en faisant des parallèles avec le christianisme et l’islam. Dans un chapitre provocateur, il se demande si la relation entre le judaïsme et le sionisme ne pourrait pas être mieux comprise à travers le concept de « supersession ».

Un concept qui est généralement associé à une croyance de certains groupes chrétiens – celle que le christianisme a supplanté le judaïsme, le rôle de « peuple élu de Dieu » étant passé des Juifs aux fidèles des évangiles. Citant des déclarations qui ont pu être faites par diverses sources – comme le romancier A.B. Yehoshua et ou le politologue Shlomo Avineri – Yadgar laisse entendre que parmi les Juifs d’Israël et de la diaspora, l’intérêt pour le sionisme a remplacé l’identification antérieure à la religion et à la culture juives. Et il s’interroge : cette évolution n’avait-elle pas été annoncée par les premiers sionistes qui soulignaient la nécessité d’un « nouveau Juif » en Israël qui viendrait remplacer l’ancien, le Juif en exil ?

« To Be a Jewish State », écrit par le professeur Yaacov Yadgar. (Crédit : NYU Press)

« Il s’agit en fait d’une sorte de provocation idéologique, d’une provocation académique », explique Yadgar, qui souligne qu’il éprouve de la reconnaissance à l’égard de ceux qui, dans le passé, avaient soutenu cette idée, même s’ils ne l’avaient pas présentée en ces termes. « Cela nous amène à tenter de réfléchir de manière plus attentive – je dirais même de manière critique – à la relation qui existe entre le sionisme et l’histoire juive ».

Il se demande également s’il y a des similitudes entre Israël et ses voisins islamiques du Moyen-Orient, dont un grand nombre entretiennent avec l’État juif des relations susceptibles d’être qualifiées de tendues (Arabie saoudite), voire carrément hostiles (Iran).

« Je montre que certains appréhendent la judéité israélienne exactement de la même manière que nous appréhendons l’Iran en tant qu’État islamique chiite, ou l’Arabie saoudite qui est dotée d’une constitution islamique », explique l’auteur. « Quelques pages plus loin, j’évoque les arguments très véhéments qui peuvent être avancés par certains Israéliens, qui affirment avec force qu’Israël n’a rien à voir avec tout ça ».

Son objectif : « montrer qu’il existe un débat sur la signification même de l’identité juive israélienne ».

« Je n’ai pas besoin d’expliquer à quel point cette question est controversée », poursuit-il avec ironie.

Même si le livre avance des arguments qui peuvent paraître nouveaux aux yeux de nombreux lecteurs, il aborde également des aspects plus familiers de l’histoire du sionisme depuis sa création, à la fin du 19e siècle, en Europe – évoquant notamment la manière dont le sionisme avait été influencé par la montée des États-nations européens et par le débat, entre Herzl et HaAm, qui portait sur l’orientation qui était à donner au mouvement.

Pour HaAm, note Yadgar, « la politique juive devait être en quelque sorte en dialogue avec la tradition juive ». À l’inverse, « Herzl disait que la politique juive, c’est tout ce que les Juifs sont amenés à faire – c’est ça, la politique juive ».

Deux points de vue qui représentent « deux visions opposées de ce qu’Israël, en tant qu’État juif, doit et peut être », selon Yadgar.

L’auteur reconnaît que l’opinion juive – en Israël et au sein de la diaspora – est loin d’être monolithique, y compris en ce qui concerne la question du sionisme. Le livre traite de l’antisionisme juif tant chez les progressistes que chez les ultra-orthodoxes. Il donne l’exemple, pour la première catégorie, de Judith Butler, spécialiste de littérature comparée à l’université de Berkeley, et celui du rabbin Joel Teitelbaum, ancien fondateur de la dynastie hassidique Satmar, pour illustrer la deuxième.

Les jeunes générations, dans la diaspora, sont de plus en plus non-sionistes ou antisionistes. Ce qui est le cas, en partie, à cause de la guerre menée par Israël contre le groupe terroriste du Hamas au pouvoir dans la bande de Gaza, avec un bilan humain lourd. 51 000 Palestiniens auraient ainsi perdu la vie dans les combats, un chiffre invérifiable et qui ne fait aucune distinction entre civils et combattants. De plus, une grande partie des infrastructures de l’enclave sont dorénavant en ruines. Il y avait des étudiants juifs parmi les manifestants pro-palestiniens qui avaient dressé des campements sur les campus universitaires américains, l’année dernière.

Des militants des groupes pro-palestiniens et anti-israéliens Jewish Voice for Peace et IfNotNow organisent un rassemblement pour exiger un cessez-le-feu à Gaza dans la rotonde de l’immeuble de bureaux de Cannon House, le 18 octobre 2023, à Washington, DC. (Crédit : Chip Somodevilla/Getty Images/AFP)

« La plus grande difficulté pour la jeune génération ou pour les critiques », estime Yadgar, « c’est leur capacité à définir une identité juive constructive et significative qui ne dépende pas de l’État. Il ne suffit pas d’affirmer qu’on est défavorable à Israël, qu’on est critique, voire qu’on est antisioniste. Il faudra encore rendre des comptes s’agissant de la détermination de l’identité juive – et c’est le défi que la jeune génération devra relever ».

Pendant ce temps, en Israël, l’auteur dit se sentir encouragé par une source de diversité continue au sein du judaïsme et de l’État juif : les synagogues. Il compare les liturgies et les pratiques ashkénazes, sépharades et mizrahi, s’émerveillant de l’ambiance sonore arabe d’une synagogue syrienne ou de l’ambiance sonore nord-africaine d’une synagogue marocaine – une diversité qui a survécu aux tentatives d’uniformisation de l’État israélien. Il trouve un défenseur de cette diversité à une époque encore plus ancienne que celle de Herzl et de HaAm : le kabbaliste Rabbi Isaac Luria, qui vivait à Safed au 16e siècle et qui faisait alors des parallèles entre la diversité juive mondiale et les 12 tribus bibliques d’Israël.

En conclusion du livre, Yadgar écrit : « La pluralité, la diversité et l’hétérogénéité des traditions juives – ce que l’étatisme craignait et ce qu’il souhaitait dissoudre – offrent au judaïsme, un judaïsme vécu à travers ces traditions divergentes, la possibilité de répondre au ‘supersessionisme’ sioniste et à l’État-nation qu’il théologise ».

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