L’imprésario britannique amie des légendes et témoin du 20e siècle
A l’âge de 90 ans, Lilian Hochhauser, promotrice historique des artistes russes au Royaume Uni, prépare son dernier projet : la venue du célèbre Ballet Mariinsky, qui se produira à Londres durant 3 semaines
LONDRES — C’est une grande dame des arts judéo-britanniques. Mais à l’âge de 90 ans – ce qui est à peine croyable lorsqu’on la voit – Lilian Hochhauser n’est pas encore prête à remettre ses chaussons de danse. La nonagénaire, alerte, va organiser la venue, cet été, du Ballet russe Mariinsky à Londres, pour des représentations à Covent Garden qui dureront trois semaines.
Son mari Victor a pris sa retraite, même si on l’entend en coulisses rappeler à son épouse le nom des musiciens et des artistes que le couple a fait venir sur les scènes de Londres au cours des cinquante dernières années.
Mais la robuste Lilian, quant à elle, n’est pas prête à abandonner ses activités.
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« Tant que je pourrais continuer à travailler, à faire ce travail que j’adore, je continuerai », s’exclame-t-elle.
L’histoire des Hochhauser — ces imprésarios dont les productions se sont succédées sous l’intitulé “Victor Hochhauser Présente” — est un conte remarquable.
Celui d’un duo amoureux dont la passion pour la musique et pour la danse n’a d’égal que leur dévotion sincère au judaïsme.
Lilian se souvient avec ironie de nombreux kilomètres arpentés à travers Londres, durant le Shabbat, lorsqu’il était nécessaire de voir les artistes à cause d’une crise ou d’un autre événement inattendu.
Le cadre musical qui aura défini la carrière du couple Hochhauser a été riche.
Il a compté notamment certains des plus grands virtuoses du 20e siècle comme David Oistrakh, Sviatoslav Richter, Mstislav Rostropovitch, l’orchestre philarmonique de Léningrad et aussi des stars de la danse comme Rudolf Noureev.
Il y avait la politique sauvage de Staline – heureusement décédé au tout début de la carrière professionnelle des époux Hochhauser – le KGB et Khrouchtchev auront également marqué le parcours de ce couple passionné et obstiné.
La jeune Lilian Shields a rencontré Victor, le partenaire de toute sa vie, en 1949. Il était né en Tchécoslovaquie et fils d’immigrants russes qui habitaient l’East End, à Londres.
Leur rencontre improbable a eu lieu grâce à un rabbin charismatique, le docteur Solomon Schonfeld, qui avait secouru des centaines d’enfants Juifs au sein de l’Europe occupée par les nazis.
Lilian était la secrétaire de Schonfeld et Victor « entrait dans la pièce et s’asseyait sur mon bureau ». Tous deux étaient des passionnés d’arts et de musique en particulier et lorsque Schonfeld a demandé à Victor d’organiser un concert du pianiste Solomon Cutner pour lever des fonds pour ses œuvres caritatives, le spectacle s’est joué à guichets fermés.
Le couple s’est marié et a réalisé, dit Lilian, « que l’organisation de concerts était un nouveau territoire, complètement vierge – personne ne s’en occupait ».
Et c’est ainsi que leur partenariat unique a commencé, avec Lilian, comme elle l’explique aujourd’hui en riant, « tenant un bébé dans une main et un téléphone dans l’autre ».
Il n’a jamais été question, dit-elle, de ne pas travailler, même si le couple aura eu au final quatre enfants.
Une fratrie qui, d’ailleurs, peut s’enorgueillir aujourd’hui d’avoir suivi les cours de musique des plus grands musiciens qui se rendaient dans la maison familiale – en particulier le violoncelliste Rostropovitch, qui a vécu auprès de la famille Hochhauser pendant plus d’un an après son départ de l’Union soviétique en 1974.
‘L’organisation de concerts était un nouveau territoire, complètement vierge – personne ne s’en occupait’
Après la mort de Staline, en 1953, une délégation de musiciens soviétiques était venue à Londres.
Dans le groupe, le violoniste Igor Oistrakh, acclamé lors du concert qui s’était déroulé à guichets fermé au Albert Hall londonien à l’initiative des époux Hochhauser.
L’année suivante, David, le père d’Igor, lui aussi violoniste, était également venu à Londres.
« Lui [David Oistrakh] n’avait pas à proprement parler de singularités », dit Lilian, qui ajoute qu’il a toujours joué comme un ange ».
Oistrakh ne leur a jamais provoqué autant de contrariétés que le pianiste Sviatoslav Richter.
Richter était célèbre pour ne prendre des décisions qu’au dernier moment sur le répertoire qu’il allait interpréter. Un problème de taille pour les imprésarios tenus de soumettre un programme de concert au public.
« Mais dans ce cas particulier, bien sûr, les gens se sont précipités pour le voir et nous avons dû dire : ‘Le programme ne sera annoncé que quelques minutes avant le concert' ».
Comme un grand nombre de musiciens, Oistrak était devenu un ami personnel. Cette relation allait durer 20 ans, jusqu’au décès de l’artiste en 1974.
« Il n’y a pas eu une semaine où nous n’avons pas échangé avec lui », dit Lilian. « Je pense que cet homme était un génie ».
Mais à chaque fois qu’il venait à Londres, Oistrakh, comme tous les artistes russes, était suivi par des agents soviétiques – que Hochhauser surnommait “les spoutniks”.
Lilian raconte que le violoniste se sentait « particulièrement vulnérable » en raison de sa judéité.
Pendant 25 ans, le couple Hochhauser a conservé le monopole de l’organisation des concerts et des spectacles des artistes et danseurs soviétiques. Il a été le premier à faire venir au Royaume-Uni les Ballets du Kirov et du Bolchoï.
Victor savait déjà parler couramment sept langues de l’Europe de l’Est, et a appris à s’exprimer en russe très rapidement.
Lilian, pour sa part, s’est donnée pour objectif d’apprendre une deuxième langue utile pour les artistes – même si elle communiquait souvent en allemand avec eux.
Voyager à Moscou dans les années 1950 et 1960 était une grande aventure, se souvient Lilian, même si certaines parties du récit semblent maintenant irréalistes.
Même dans les grands hôtels comme l’hôtel national et celui de la métropole, situé à proximité du Kremlin, « les plats mettaient deux heures à arriver sur la table », dit-elle.
« Vous ne pouviez pas demander à boire un café, parce qu’il n’y en avait pas… Une fois, nous avons séjourné au Métropole et nous avons été logés dans la suite où avait dormi Lénine, avec un énorme chandelier et un frigo au milieu de la pièce qui avait été utilisé par Lénine. C’était très excitant ».
Elle rit aujourd’hui. Mais il fut un temps, en Union soviétique, où tenter de trouver de la restauration casher n’avait rien d’un amusement.
‘Nous ne pouvions pas utiliser le mot ‘casher’ parce qu’il y avait certains termes que vous ne pouviez absolument pas utiliser en Union soviétique’
« Je ne savais jamais quoi faire pour l’alimentation », dit-elle. « Nous ne pouvions pas utiliser le mot ‘casher’ parce qu’il y avait certains termes que vous ne pouviez absolument pas utiliser en Union soviétique ».
« Alors je disais que j’étais une végétarienne stricte », ajoute-t-elle, et là, on me disait : ‘Nous avons du poulet’. Je prenais un sac en papier avec moi et quand personne ne me regardait, je mettais les aliments [non casher] dans le sac. Une fois, j’ai été trop rapide. J’ai quitté la pièce pendant deux minutes et lorsque je suis revenue, ils étaient en train de me resservir ! »
Même s’ils faisaient attention aux propos qu’ils pouvaient tenir sur le judaïsme et aussi à leurs éventuels interlocuteurs, ils ont toujours été heureux de pouvoir parler en toute franchise avec leur grand ami, Rostropovich, qui n’était pas juif.
Le violoncelliste, se rappelle Lilian, était déterminé à offrir à ses amis un repas casher dans sa maison de Moscou.
“Alors il est allé voir un rabbin. Le rabbin a tué un poulet, Rostropovitch a utilisé une nouvelle poêle et une gamme complète de nouveaux plats et de nouveaux couteaux. Et nous étions très excités, nous allions déguster notre premier repas casher en Russie !”
Malheureusement, Rostropovitch avait acheté une volaille à bouillir plutôt qu’à rôtir et lorsqu’ils ont tenté de le découper – le poulet n’était absolument pas cuit. Ce fut la fin de notre rêve de repas casher en Russie ».
Une « conspiration » muette étrange et d’arrangement mutuel a existé tout au long de ces années entre les autorités soviétiques et les époux Hochhauser.
Ces dernières « étaient pleinement conscientes » du fait que Lilian et Victor étaient juifs mais, dit Lilian, « nous n’en avons jamais parlé. Et, à cette époque, il valait mieux avoir deux passeports si vous vous étiez rendus en Israël… Nous y étions souvent allés et les autorités le savaient très bien ».
‘A cette époque, il valait mieux avoir deux passeports si vous vous étiez rendus en Israël’
« Mais nous étions très excités par ce travail parce qu’un grand nombre de ces musiciens étaient juifs », dit-elle.
« Et, au début des années 1950, la popularité de leurs spectacles était extraordinaire. Nous étions bombardés de demandes provenant d’organisations juives”, ajoute-t-elle.
Mais alors que l’antisémitisme soviétique est devenu plus profond et que la campagne soviétique contre la communauté juive s’est intensifiée, le couple Hochhauser a commencé à rencontrer des difficultés.
Lilian se souvient ainsi que lors de la venue de l’orchestre philarmonique de Léningrad, dont 75 % des musiciens étaient Juifs, le mouvement Women’s Campaign for Soviet Jewry en Grande Bretagne avait battu le pavé devant la salle de concert.
Pour leur part, Lilian et Victor – en tant que Juifs britanniques autorisés à effectuer des visites régulières en Union soviétique – ont souvent amené de la matza pour la Pâque et des livres de prière aux Juifs de Moscou et de Léningrad. Une période dont le souvenir est toutefois teinté d’amertume.
« Nous nous sentions mal à l’aise globalement, et en particulier parce que nous étions fortement impliqués aux côtés des Juifs en raison de la scène musicale », dit Lilian.
En 1974, alors que la situation est en ébullition, Rostropovitch, l’ami du couple, a décidé de quitter l’Union soviétique et s’est installé chez Lilian et Victor à Londres.
Les Russes ont confisqué son passeport et, du jour au lendemain, les deux imprésarios sont devenus indésirables en Union soviétique.
La même année, David Oistrakh est décédé. Il était de toute évidence devenu clair que Lilian et Victor devraient repenser leur travail en Russie. Ils se sont donc intéressés à la Chine et au Japon, devenant les premiers à faire venir des artistes (dont les célèbres acrobates chinois) au Royaume-Uni.
De surcroît, ils se sont attachés à cette époque à travailler avec la star soviétique de danse Rudolf Noureev.
Ce dernier avait renié son pays en 1961, sautant à travers une barricade à Paris, abandonnant les autres membres du Ballet de Kirov derrière lui.
Les Hochhauser avaient fait venir le Kirov à Londres à ce moment-là – c’était alors le tout premier séjour en Europe de l’Ouest du Ballet – et ils s’étaient rendu à l’aéroport pour saluer les danseurs, avec en mains pleins de bouquets pour les jeunes stars, parmi lesquelles – ils le supposaient – se trouverait Noureev.
« Mais nous avons été accueillis par des mines sombres », se souvient Lilian. « Parce que Noureev était parti et que les autres membres du Ballet savaient que le KGB allait chercher un responsable ».
‘Les autres membres du Ballet savaient que le KGB allait chercher un responsable’
Une fois que les autorités soviétiques ont fait explicitement savoir au couple Hochhauser qu’elles ne travailleraient plus avec lui, les époux se sont alors tournés vers Noureev, qu’ils ont présenté pendant 12 saisons au Colosseum de Londres.
« Il était insatiable », dit Lilian en évoquant le danseur. « Il aurait dansé tous les soirs si on l’avait laissé faire ».
Même si elle évoque la star russe avec affection, décédée en 1993, elle reconnaît que certains aspects de sa personnalité étaient exaspérants.
« Il était vraiment difficile. Son anglais était… disons qu’il laissait à désirer, et il n’avait jamais un moment de libre. Alors il fallait que j’aille lui parler lorsqu’il travaillait à la barre, et il se montrait très impatient si je ne comprenais pas ce qu’il disait – ce qui arrivait souvent ».
Chaque été, indique Lilian, la gestion des différentes prestations de Noureev lui faisait perdre du poids – « J’ai vraiment souffert ! », dit-elle. « Il était très difficile – mais il était tout simplement incroyable ».
En 1991, au moment de la Pérestroïka en Russie, Lilian a décidé qu’il était temps de retourner dans le pays pour chercher le pianiste Sviatoslav Richter, qui avait refusé toute apparition à Londres, ainsi que tout autre imprésario.
Et elle et Victor, une fois encore, ont fait revenir les Ballets du Kirov et du Bolchoï au Royaume Uni. Lilian a depuis continué à travailler – avec peu d’interruptions.
Sur les quatre enfants du couple, l’un des fils, Mark Sofer, est devenu un diplomate israélien de haut-rang. Simon Hochhauser est entrepreneur dans le secteur technologique et il est l’ancien président de la Synagogue Unie.
Daniel Hochhauser est oncologue. Leur seule fille, Shari Greenberg, musicologue, qui vit à Jérusalem et est fortement impliquée dans l’organisation du festival de la Musique de la Ville, pourrait pour sa part probablement marcher dans les pas de ses parents.
« Occasionnellement, après une prise de bec avec un maestro, je me dis : ‘Mais qu’est-ce que je fais ?' » sourit Lilian. »Mais bon, je suppose que j’aime ça ».
Puis elle pose sa tasse en porcelaine à l’effigie du Ballet du Kirov et rit.
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