Plus de 120 000 manifestants en Israël contre le « changement de régime »
"Si tant d'Israéliens se sentent comme des étrangers dans leur propre pays, il est évident que quelque chose ne va pas," a résumé l'écrivain David Grossman
Selon les responsables de la police, quelque 100 000 personnes se sont rassemblées ce samedi soir rue Kaplan et 10 000 autres sur la place Habima à Tel Aviv pour la troisième manifestation organisée contre la réforme judiciaire voulue par le sixième gouvernement de Benjamin Netanyahu. Par ailleurs, près d’un millier de personnes se sont déplacées à Beer Sheva, tandis qu’à Haïfa, les autorités parlent d’environ 7 000 personnes et 4 000 autres à Jérusalem.
Plusieurs manifestants de Tel Aviv, interrogés par le Times of Israël, affirment que Netanyahu poursuit cette refonte judiciaire radicale dans le but d’échapper à son procès pour corruption qui se déroule actuellement.
« Ce qui se passe en fin de compte, c’est que nous avons une personne qui ne se soucie pas de l’État et il est prêt à faire n’importe quoi pour échapper à son procès », a déclaré Assaf Abrahamovitz, 44 ans, de Hadar Am, alors qu’il tient une pancarte où l’on peut lire qu’il ne se taira pas car son pays a « changé de visage ».
« Cela va nuire à tout le monde, » a-t-il souligné.
Abrahamovitz dit que bien qu’il ne sache pas quels sont les plans du nouveau gouvernement, perdre la protection de la Haute cour lui fait peur.
« Tout ce qu’ils voudront légiférer, ce sera impossible de l’arrêter. Les droits des femmes, des Arabes, de la communauté LGBT » seront menacés, redoute-t-il.
« Nous ne savons pas ce qu’ils veulent faire, mais il n’y aura personne pour les arrêter. »
Le programme social conservateur du gouvernement a également suscité des craintes au sein de la communauté LGBTQ. Ori Segelis, une lesbienne de 16 ans, a estimé que le nouveau gouvernement israélien l’ « affectera gravement ». « Je ne pense pas que ce soit bon pour qui que ce soit et en particulier pour les gays », a déclaré l’adolescente, de la ville voisine de Rehovot, portant un drapeau arc-en-ciel à côté de son père.
« C’est un gouvernement fasciste et une période effrayante, après 50 ans passés ici, je ne sais pas ce qui va se passer », a affirmé de son côté Robert Barack, qui a déménagé en Israël à la fin de son adolescence depuis les États-Unis.
« Je suis touché, mes enfants et petits-enfants sont touchés. Je ne veux pas que ma petite-fille aille dans une armée dirigée par Smotrich », a dit Barak, ajoutant « je préfèrerais quitter le pays ».
Barack agitait un drapeau arc-en-ciel arborant l’étoile de David et défilait aux côtés de manifestants issus de la communauté gay. « Le rêve sioniste inclut un État égalitaire. J’ai un fils gay, il est aux États-Unis maintenant, en train de se marier. Il ne peut pas faire ça ici, il va probablement rester là-bas », a-t-il expliqué, rappelant que « les ministres de ce gouvernement veulent discriminer sur la base de l’orientation sexuelle ».
« Je veux que ce gouvernement arrête d’essayer de détruire le système judiciaire. Je veux un gouvernement qui enseigne la tolérance, ce gouvernement ne le fait pas. »
Karen Kol, originaire de Hod Hasharon dans le centre d’Israël, a dit qu’elle manifestait « contre le gouvernement anti-démocratique que nous avons ».
Dov Gidony, programmeur de 33 ans, a déclaré que c’était la première fois qu’il participait à une manifestation, assurant qu’il ne voulait pas « laisser nos politiciens avoir un contrôle total sur nos vies ».
מעל אלף איש בהפגנה בבאר שבע pic.twitter.com/FFqLYjG9Fh
— ilana curiel (@ilanacuriel) January 21, 2023
Moshe Yaalon, ex-ministre de la Défense et ancien membre du Likud, s’est adressé aux Israéliens rassemblés rue Kaplan à Tel Aviv.
« Un État dans lequel le Premier ministre nommera tous les juges, il y a un nom pour ça : la dictature », a-t-il asséné. « S’il y a un pays dans le monde qui ne peut pas se permettre que la Cour soit détruite et que la démocratie se transforme en dictature, c’est bien Israël. »
A LIRE – Navot : la démocratie en Israël, pas comparable aux autres systèmes démocratiques
Yaalon a qualifié l’actuel gouvernement de « dictature de criminels », citant les exemples du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir encourageant la police à « frapper les manifestants » et la proposition du gouvernement de contrôler les nominations judiciaires.
Paraphrasant l’un des célèbres discours d’Yitzhak Rabin, l’ancien chef d’état-major de Tsahal et ministre de la Défense, Yaalon, a indiqué son numéro d’identification militaire, soulignant que cette « guerre » contre la dictature était sa guerre la plus importante.
« Une loi qui transforme Israël en une dictature est une loi qui est grossièrement illégale », a-t-il insisté. « La façon dont nous avons empêché la Syrie et l’Egypte de détruire Israël, nous empêcherons Netanyahu de faire de même. »
« Nous nous sommes tous enrôlés parce que nous nous soucions de l’État et de son avenir », a déclaré Yaalon à la foule. « La démocratie vaincra toujours la dictature. »
S’adressant avant aux informations de la Douzième chaîne, Yaalon avait dit que « le programme de Levin est clairement illégal et il ne faut pas accepter d’y obéir ».
Avi Himi, président de l’Association du barreau d’Israël, a aussi critiqué les propositions radicales de Levin.
« Vous n’avez jamais eu le mandat de changer le régime, vous n’avez jamais eu le mandat de détruire la démocratie », a déclaré Himi à Tel Aviv, dans des commentaires adressés au gouvernement Netanyahu.
Netanyahu a déclaré à maintes reprises que son gouvernement avait reçu un mandat clair suite aux élections de novembre pour promulguer une vaste plate-forme de réforme judiciaire, qui déboucherait sur une suprématie parlementaire aux dépens du pouvoir judiciaire.
« C’est notre droit de crier, c’est notre devoir de crier, c’est comme ça dans une démocratie », a poursuivi Himi, rue Kaplan, encourageant les citoyens à poursuivre le combat.
« Nous ne les laisserons pas, nous ne les laisserons tout simplement pas », a-t-il martelé, amenant la foule à scander en retour « nous ne les laisserons pas ».
Eynat Guez, PDG de la start-up Papaya Global et leader du mouvement de protestation du secteur de la high-tech, a déclaré que les investissements étrangers à destination des entreprises israéliennes, un élément clé du succès du secteur en Israël, seront menacés si la démocratie israélienne venait à s’effondrer.
Citant les 54 milliards de dollars d’argent étranger investis en Israël au cours des trois dernières années, Guez a dit que la volonté du gouvernement d’éliminer l’indépendance de la justice et le pouvoir des tribunaux pourrait menacer l’intérêt continu des investisseurs.
« Sans démocratie, ces 54 milliards de dollars ne seront pas là et les dizaines de milliers de travailleurs qui ont rejoint la haute technologie ne seront pas là », a déclaré Guez aux manifestants de la rue Kaplan de Tel Aviv.
« Ces travailleurs ne sont pas seulement l’État de Tel-Aviv », mais plutôt des femmes, des minorités et des personnes qui vivent dans les communautés périphériques d’Israël, a-t-elle ajouté.
« Que se passe-t-il ici, la démocratie israélienne est-elle vraiment en danger ? C’est une véritable alerte. » « Aucun détenteur de richesse ne mettra de l’argent dans un État où la démocratie s’effondre », a-t-elle poursuivi. « La start-up nation, sans démocratie, ne peut pas exister. »
Le chef de l’opposition et ancien Premier ministre Yair Lapid a brièvement pris la parole à Tel Aviv.
« Ce que vous voyez ici aujourd’hui, c’est une manifestation de soutien au pays. C’est une démonstration pour le pays. Des gens qui aiment le pays sont venus ici aujourd’hui pour défendre sa démocratie, pour défendre ses tribunaux, pour défendre l’idée de coexistence et de bien commun », a déclaré Lapid dans de brèves remarques.
« Il y a des gens ici qui aiment Israël, qui sont venus manifester pour un État juif démocratique selon les valeurs de la déclaration d’indépendance », a-t-il souligné.
« Nous n’abandonnerons pas tant que nous n’aurons pas gagné. »
Dina Zilber, ancienne procureure générale adjointe, a pris la parole lors de la manifestation à Tel Aviv.
« La nuit descend sur Israël », a-t-elle mis en garde. « C’est une véritable alerte… Nous ne l’imaginons pas. » « Si vous êtes le gouvernement, pensez très bien à ce qui a poussé tous ces gens à se lever de leurs chaises » pour venir ici ce soir.
Le célèbre auteur israélien David Grossman s’est aussi adressé à la foule de Tel Aviv.
« L’État d’Israël a été créé pour qu’il y ait un endroit au monde où la personne juive, le peuple juif, se sente chez lui. Mais si tant d’Israéliens se sentent comme des étrangers dans leur propre pays, il est évident que quelque chose ne va pas », a expliqué Grossman.
« Maintenant, c’est l’heure la plus sombre. C’est maintenant le moment de se lever et de crier : cette terre est dans nos âmes. Ce qui s’y passe aujourd’hui déterminera qui il sera et qui nous et nos enfants deviendrons », a-t-il mis en garde.
« Parce que si Israël devient différent et loin de l’espoir et de la vision qui l’ont créé, Dieu ne plaise, dans un certain sens, il ne le sera pas », a encore prévenu Grossman, qui a perdu son fils Uri, tué aux dernières heures de la guerre du Liban, en août 2006.
À Jérusalem, des milliers de personnes se sont rassemblées rue Hanassi, près de la résidence du président.
Ils ont entre autres scandé : « Le peuple est déterminé : ce n’est pas l’Iran », « Nous fixons une ligne rouge pour [le ministre de la Justice Yariv] Levin », « Nous ne nous tairons pas tant qu’il y aura des inégalités », et simplement « La démocratie. »
Les manifestants agitaient également des drapeaux israéliens en chantant l’hymne israélien tandis que certains portaient une « ligne rouge » gonflable.
« Une majorité ne légitime pas la tyrannie » et « Ligne rouge : droite et gauche contre la destruction », lisait-on encore sur d’autres banderoles.
Un groupe d’étudiants s’est produit suivi d’orateurs, dont plusieurs étudiants, ainsi que Shaul Meridor, fils de Dan Meridor, qui a occupé plusieurs postes ministériels dans les gouvernements précédents en tant que membre du Likud.
« Les démocraties tombent lentement et tranquillement », a prévenu Meridor. « Nous devons nous battre et nous battre. Il ne s’agit pas d’Arabes ou de Juifs, de religieux ou de laïcs, c’est notre maison que nous devons protéger. »
A LIRE – Suzie Navot : « les démocraties ne meurent pas du jour au lendemain »
La juge Nava Ben-Or, ancienne chef du tribunal de district de Jérusalem, a énuméré les différentes réformes judiciaires envisagées par le gouvernement, énumérant les façons dont celui-ci a ignoré les principes fondamentaux de la démocratie.
La foule incluait des familles avec de jeunes enfants, dont beaucoup portaient une kippa.
Une poignée de manifestants pro-Netanyahu arborant des banderoles indiquant « traîtres de gauchiste » organisaient une contre-manifestation, mais étaient tenus à l’écart de la manifestation principale par la police.