Pour survivre à la pandémie, les migrants en Israël exigent leur argent
Alors que la majorité des migrants sont maintenant au chômage et sans indemnités gouvernementales, les demandeurs d'asile craignent d'être à la rue
Bluts Iyassu participe depuis plusieurs années à des mouvements de protestation périodiques contre une loi exigeant des entreprises employant des demandeurs d’asile qu’elles placent une partie des salaires versés à ces derniers dans un fonds spécial – auquel il leur est interdit d’accéder tant qu’ils ne quittent pas définitivement le territoire israélien.
A l’époque de l’adoption de la loi, les demandeurs d’asile, en provenance pour la plupart d’Erythrée et du Soudan, avaient affirmé que la loi leur portait un coup impossible à parer au vu de leurs salaires déjà faibles et ils avaient donc organisé des manifestations pour tenter de décrier la mesure.
Ces dernières semaines, néanmoins, ces mouvements de protestation ont cessé. Non pas que les migrants aient passé outre ces difficultés – mais en raison de directives de distanciation sociale prises par le gouvernement, avec pour objectif de contenir l’épidémie de coronavirus.
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Et en fait, la crise qui entoure la pandémie a rendu la situation des migrants encore plus dure – avec une économie stagnante qui les a frappé plus fort que n’importe quel autre groupe, laissant un grand nombre d’entre eux sans travail, sans économies ou sans filet de sécurité, face au danger parfois inéluctable de se retrouver à la rue.
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Et l’argent qui leur a été ôté dans le cadre de la loi, clament-ils, pourrait bien être leur seule bouée de sauvetage.
« Les manifestations ont été jusqu’à présent notre seule méthode de riposte contre les injustices. Maintenant que les effets de cette loi se font le plus ressentir, on ne peut même pas manifester », déplore Bluts Iyassu, 38 ans, qui a fui l’Erythrée en 2010 et qui vit depuis dans le quartier de Neve Sheanan de Tel Aviv.
Selon des données de l’Autorité de la population et de l’immigration transmises en mars 2018, environ 36 000 demandeurs d’asile africains vivent actuellement au sein de l’Etat juif.
Au mois de mai 2017, espérant encourager les migrants africains à quitter le pays, la Knesset avait adopté la Loi de dépôt – un texte exigeant que les entreprises employant des demandeurs d’asile déduisent 20 % de leurs salaires pour les placer sur un compte spécial qui ne serait débloqué qu’en cas de départ définitif d’Israël.

Iyassu se qualifie de « chanceux » par rapport à ses amis parce qu’il peut continuer à travailler. Mais les restrictions liées au coronavirus s’intensifiant, ses heures passées dans un supermarché local ont été réduites. Il est aussi inquiet de ne plus pouvoir continuer son second emploi dans une autre épicerie située cette fois à Raanana, en raison du manque de transports publics.
Iyassu dit qu’un grand nombre de ses amis qui travaillaient dans les industries de la restauration et de la maintenance ont perdu leur travail et qu’en raison de leur statut au sein de l’Etat juif, ils ne peuvent pas prétendre à un prêt de la banque.
« Ils ont besoin de l’argent qu’ils ont gagné. S’ils ne le reçoivent pas et que la situation se poursuit encore un mois ou deux, ça va être une catastrophe pour les demandeurs d’asile. On va commencer à voir des gens perdre leur logement et finir à la rue », met-il en garde. « Et là, comment seront-ils en mesure de respecter les directives de quarantaine ? »
L’objectif poursuivi par la Loi de dépôt est d’encourager les demandeurs d’asile à quitter le pays en rendant leur quotidien plus difficile, selon les parrains du texte et le ministère de l’Intérieur.
« Après l’échec à expulser les infiltrés, cette législation est le seul outil légal dont nous disposons aujourd’hui pour encourager les infiltrés à partir volontairement », avait ainsi expliqué Yoav Kisch, du Likud, lors d’une audience consacrée à la Loi de dépôt en mai 2018 – qui avait également mis en exergue une application laxiste du texte et d’importants abus.
En plus de ces 20 %, les employeurs doivent déposer 16 % supplémentaires du salaire au fonds de la même manière qu’ils versent un montant similaire dans les plans de retraite des travailleurs israéliens. C’est la Mizrahi-Tefahot Bank qui supervise les comptes de dépôt mais elle n’est pas tenue d’envoyer des rapports ou des comptes-rendus sur ces derniers à leurs détenteurs, et ces comptes ne sont pas couverts par la Loi de supervision sur les services financiers en Israël.

Tandis que le ministère de l’Intérieur clame que cet argent mis de côté représente « un point de départ approprié pour le commencement d’une nouvelle vie pour les migrants hors des frontières d’Israël » lorsqu’ils sont en mesure de partir, les demandeurs d’asile et leurs soutiens, qui se sont entretenus avec le Times of Israel, ont déclaré ne pas pouvoir s’offrir le luxe de s’inquiéter sur des économies à long-terme alors même qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir payer leur loyer, le mois prochain.
Reconnaissant apparemment la situation difficile des demandeurs d’asile, le ministère de l’Intérieur a publié une proposition, au début du mois, qui permettrait aux migrants de retirer une somme maximale de 2 700 shekels par mois sur leur fonds de dépôt.
Ce texte est néanmoins resté dans l’impasse et il est impossible de dire pour le moment quand et s’il sera voté.
Pour sa part, Tali Ehrenthal, à la tête de l’organisation d’aide aux réfugiés et demandeurs d’asile en Israël, l’ASSAF, note que la somme évoquée ne sera pas suffisante, ne serait-ce que pour couvrir le coût du loyer pour de nombreuses familles.

L’ASSAF estime qu’entre 50 % et 75 % des demandeurs d’asile ont perdu leur emploi suite à la pandémie, un grand nombre d’entre eux travaillant dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie.
« Mais contrairement aux citoyens israéliens, ils n’ont pas droit à des allocations chômage, à une sécurité sociale et ils n’ont pas de système de soutien communautaire sur lequel s’appuyer », continue-t-elle. « Ils n’ont rien ».
L’ASSAF a élargi ses programmes d’assistance à la communauté des demandeurs d’asile, distribuant des bons et des centaines de colis alimentaires, des couches et des produits pour bébé aux familles dans le besoin.
Ce groupe d’aide avait initialement prévu de fermer ses portes pendant la fête de Pessah. L’une de ses unités est finalement restée ouverte face à l’augmentation des demandes.
Méfiance face aux autorités
« Nous avons également remarqué un déclin dans la santé mentale au sein de la communauté », précise Ehrenthal. « Nos travailleurs sociaux sont plus sollicités que jamais ».
La directrice-générale d’ASSAF déclare que la grande majorité des demandeurs d’asile s’est soumise « à l’extrême » aux restrictions sur les mouvements imposées dans le cadre de la pandémie de coronavirus.

« Même s’ils sont autorisés à quitter leur domicile dans un périmètre de cent mètres avec leurs enfants, un grand nombre d’entre eux est resté à l’intérieur depuis plus de trois semaines », continue-t-elle.
« Ils sont extrêmement stressés parce que le gouvernement a très peu fait pour traduire les directives dans leur langue », regrette-t-elle.
Tandis que certains analystes de la santé avaient craint que le sud de Tel Aviv – où vit la majorité des demandeurs d’asile – suive les traces de Bnei Brak en devenant un point central de propagation du virus en raison de son surpeuplement et des conditions de vie souvent délabrées, cela n’a pas semblé être le cas jusqu’à présent.
Lundi, les services d’urgence du Magen David Adom ont ouvert un centre de dépistage en direction de la communauté des migrants dans l’ancienne gare routière de la ville. Sur les quelque 100 tests effectués jusqu’à présent, deux ont été positifs au coronavirus et ils n’ont présenté que des symptômes légers du COVID-19, a fait savoir le MDA.

Ehrenthal salue l’ouverture de ce site, mais ajoute qu’il faut faire davantage pour faire connaître son existence.
« Nous essayons de faire comprendre aux membres de la communauté qu’ils ne seront pas arrêtés s’ils vont là-bas et que quand ils donnent des détails les concernant, cela ne sera pas utilisé contre eux », explique-t-elle.
« Il y a une grande méfiance à l’égard du gouvernement en raison de nombreuses années de négligence », déplore-t-elle.
Tous dans le même bateau
« Je sais que c’est difficile pour tout le monde ici et je ne veux pas minimiser ce que traverse le reste du pays – mais c’est particulièrement difficile pour nous », clame Eden Tesfamariam.
Comme Iyassu, la jeune femme, originaire d’Erythrée, est arrivée en Israël en 2010. Elle vit dorénavant dans un studio du sud de Tel Aviv avec ses trois enfants.
« On ne reçoit pas d’argent du Bituach Leumi [l’Institut d’assurance national] et pas un seul centime de la part de l’Etat », dit-elle.

Tesfamariam, qui travaille à temps partiel comme traductrice à l’ASSAF, dit avoir été en mesure de nourrir ses enfants de 17, 13 et 6 ans grâce aux colis alimentaires « d’Israéliens qui ont du cœur ».
« Sans cela, je ne sais pas comment j’aurais fait », dit-elle, ajoutant que si elle a pu payer son loyer jusqu’à présent, les mois à venir seront un défi.
Tesfamariam raconte être allée chez le médecin la semaine dernière (pour une maladie sans lien avec le coronavirus). Ce dernier lui a prescrit un médicament qu’elle ne pouvait pas payer.
« Je n’avais que cent shekels dans ma poche alors j’ai décidé d’attendre d’avoir mon prochain chèque de paie », dit-elle.
Pour Ehrenthal, s’il peut y avoir une tendance parmi les officiels du gouvernement à concentrer les aides d’assistance économique sur les personnes qui sont citoyennes israéliennes, le virus a démontré que les combats menés par une communauté deviennent également les problèmes des autres – indépendamment de leur statut de résidence.

Si on laisse les familles se retrouver à la rue, elles contracteront le virus et infecteront les autres », dit-elle. « Se retrouver sans-abri, c’est une issue qui nuira aux intérêts de tous ».
Tesfamariam ajoute que si les demandeurs d’asile ont besoin de toute l’aide possible de la part de l’Etat, leur principale requête est simplement de pouvoir obtenir l’accès à leurs fonds versés selon les dispositions de la Loi de dépôt.
« Il y a des dizaines de milliers de shekels qui y dorment », ajoute-t-elle.
« Quand il y aura un changement de régime en Erythrée, on retournera là-bas et on racontera combien on a pu souffrir ici », ajoute-t-elle, clamant qu’elle-même n’a aucun intérêt à rester indéfiniment au sein de l’Etat juif, rejetant les affirmations faites par les activistes anti-immigration du pays.

Malgré sa situation difficile, Tesfamariam explique que les Israéliens qui lui ont donné de quoi manger ces dernières semaines, à elle et à sa famille, lui ont donné de l’espoir.
« Comme vous, nous avons traversé le Sinaï », dit-elle, faisant le lien entre son périple difficile pour arriver au sein de l’Etat juif et la fête de Pessah.
« Avec un peu de chance, on va réussir aussi à traverser ça », s’exclame-t-elle.
Melanie Lidman a contribué à cet article.
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