Pourquoi les Iraniens ne manifestent pas pour Gaza, malgré la rhétorique officielle ?
Alors que la cause palestinienne a mobilisé des centaines de milliers de personnes dans le monde, les rues en Iran, où elle est associée à un régime impopulaire, restent relativement vides

Alors que depuis quatre mois, des foules impressionnantes affluent dans les villes arabes, européennes et nord-américaines en scandant des slogans pro-palestiniens et anti-Israël, très peu de scènes de ce type ont été observées dans les rues iraniennes. Un nombre relativement restreint de manifestations en solidarité avec la population de Gaza ont été organisées dans la République islamique depuis le 7 octobre, et il s’agissait généralement de rassemblements mineurs parrainés par l’État.
Le manque d’enthousiasme manifesté par le peuple contraste fortement avec la politique anti-Israël de la République islamique, qui soutient depuis des années le Hamas, le Hezbollah et le Jihad islamique palestinien, ainsi que divers groupes paramilitaires au Moyen-Orient, dans le but déclaré d’anéantir son ennemi juré, Israël, que les autorités se plaisent à surnommer le « Petit Satan ».
La réticence des Iraniens à descendre dans les rues s’expliquerait, selon les experts, par le fait que la plupart d’entre eux refusent de jouer le jeu de leur gouvernement.
Pour Raz Zimmt, spécialiste de l’Iran à l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS) de Tel Aviv, « si la participation a été relativement faible, même lors des manifestations organisées par le régime en soutien à la bande de Gaza, c’est parce que la cause palestinienne est une obsession du régime, pas du peuple ».
« L’hostilité à l’égard d’Israël est considérée comme l’un des piliers idéologiques de la République islamique, un régime qui, depuis des dizaines d’années, est en proie à une crise de légitimité et ne jouit plus, aujourd’hui, que du soutien d’à peine 15 à 20 % de la population », a expliqué Zimmt, citant une estimation largement acceptée, précise-t-il, par les chercheurs du secteur et corroborée par les données les plus récentes.
Une enquête réalisée fin 2022 par GAMAAN, un institut basé aux Pays-Bas, a révélé que sur les 200 000 Iraniens interrogés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran, 81 % du premier groupe était opposé à la République islamique, à l’extérieur du pays, ce chiffre atteignait 99 %.

Le peuple iranien aurait donc « boycotté » la cause palestinienne pour contrarier les ayatollahs, et le régime semble en avoir pris note. Nasser Imani, commentateur conservateur et fervent partisan du guide suprême Ali Khamenei, aurait reconnu dans une interview début novembre que de nombreux Iraniens ordinaires « s’opposent à tout ce que la République islamique soutient, et soutient tout ce à quoi la République islamique s’oppose ».
« Certains loyalistes du régime ont argué que l’absence de rassemblements de masse était le signe que la République islamique en faisait assez pour soutenir les Palestiniens, et que les citoyens n’avaient pas de raison d’exiger davantage », a indiqué le chercheur israélien Zimmt. « Mais cette explication n’est pas convaincante. »
Ori Goldberg, spécialiste de l’Iran à l’université Reichman, a suggéré que, pour une fois, les dirigeants et le peuple pourraient être alignés.
« L’absence de foule défilant en soutien à Gaza pourrait être favorable au régime », a expliqué Goldberg. « L’Iran ne veut pas être associé au 7 octobre et ne veut pas qu’il soit utilisé comme plateforme pour déclencher une guerre régionale. Le Guide suprême a critiqué les dirigeants du Hamas pour avoir fait cavalier seul et mis le Hezbollah dans une situation difficile. »
« La relation entre l’Iran et le Hamas est très agitée », a ajouté Goldberg. « Téhéran fournit de l’argent et des armes au Hamas, mais il est loin d’être en mesure de lui dire ce qu’il doit faire. En outre, le Hamas ne se considère pas comme un mandataire de l’Iran, contrairement au Hezbollah, mais comme un élément de la résistance nationale palestinienne. »
« Le véritable représentant des intérêts iraniens à Gaza est le Jihad islamique palestinien », a précisé Goldberg.

Derrière sa rhétorique de soutien total à la guerre du Hamas contre Israël, Téhéran craint une escalade potentielle et une extension du conflit au reste de la région, une situation qui ne ferait qu’empirer sa situation économique désastreuse et compromettrait sa position diplomatique.
Le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir-Abdollahian, a réaffirmé dimanche, lors d’une visite d’État en Syrie, que Téhéran n’avait « absolument jamais cherché à étendre » la guerre dans la région, estimant que « la guerre n’est pas la solution ».
La passivité apparente de Téhéran face aux frappes israéliennes contre ses chefs militaires est une preuve supplémentaire de sa retenue. Il n’a riposté ni à l’assassinat d’au moins une demi-douzaine de membres du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) dans des attaques israéliennes présumées ces derniers mois, ni aux assauts incessants de Tsahal contre ses convois d’armes en Syrie, pas même à l’assassinat d’un haut responsable du Hamas, Saleh al-Arouri, dans un quartier chiite de Beyrouth.
« D’une manière générale, l’Iran aime jouer au chat et à la souris », a expliqué Goldberg. « Il aime tester la solidité de l’ordre existant et des frontières permanentes, mais il se montre très réticent à l’idée de déclencher des guerres. Il n’aime pas les actes irréversibles et il n’aime pas aller jusqu’au bout des choses. À ses yeux, les actions du Hamas ont été préjudiciables tant à sa cause qu’à la cause générale de la résistance. »

L’obsession du régime face au mécontentement du public
L’implication de la République islamique dans la planification de l’attaque du 7 octobre du Hamas contre le sud d’Israël, qui a fait plus de 1 200 morts et plus de 253 personnes enlevées et envoyées dans la bande de Gaza, ne fait pas l’unanimité parmi les commentateurs.
Le peuple iranien a néanmoins fait savoir à plusieurs reprises qu’il ne souhaitait pas que la cause palestinienne interfère dans sa vie quotidienne, et ce, notamment parce que les Perses ne sont pas des Arabes et que la cause palestinienne ne leur tient pas autant à cœur qu’aux citoyens des pays arabes.
L’un des exemples les plus éloquents est le match de football qui a eu lieu à Téhéran le 8 octobre, au lendemain de l’assaut du Hamas, au cours duquel des centaines de supporters ont protesté contre les drapeaux palestiniens plantés autour du terrain en scandant : « Fourrez-vous le drapeau palestinien dans le c** « .
Iranian people chanting to the directors of the game who raised the Palestinian flag during a football match momens ago:
"Shove the Palestinian flag up your ass!"#IraniansStandWithIsraelpic.twitter.com/TMwYfoa9ns— Persian God (@RealPersianGod) October 8, 2023
Il ne faut toutefois pas voir dans cette réticence à embrasser la cause palestinienne un signe que le peuple iranien se rangerait du côté d’Israël, avertissent les experts.
« Le peuple iranien n’est pas homogène et présente un éventail complet de positions en ce qui concerne Israël. De nombreux Iraniens s’opposent au pouvoir des ayatollahs, et ils s’opposent également à la politique israélienne à l’égard des Palestiniens. Les deux ne s’excluent pas mutuellement », a expliqué Zimmt.
« La réalité est que, comme dans la plupart des pays, l’homme moyen de la rue est assez peu intéressé par les affaires étrangères. Les Iraniens se soucient beaucoup moins d’Israël que leur régime », a-t-il ajouté. « Ils ne s’inquiètent généralement que s’ils estiment que les événements du moment pourraient avoir un impact direct sur eux, comme par exemple d’éventuelles frappes aériennes israéliennes sur les installations nucléaires iraniennes ou des attaques cyber sur l’infrastructure nationale ».
Il y a cependant un aspect de l’obsession de Téhéran de rayer l’État juif de la carte qui scandalise de nombreux Iraniens, et c’est le tribut qu’elle a fait payer aux caisses de l’État. Des milliards de dollars ont été alloués à des groupes djihadistes mandataires au Moyen-Orient, alors même que l’économie nationale s’est effondrée sous l’effet de lourdes sanctions internationales.
Ces dernières années, un slogan populaire dans les manifestations contre le régime a été » Ni Gaza, ni le Liban. Je ne donnerai mon âme que pour l’Iran », qui rime en persan. « Ce n’est pas que les Iraniens n’aiment pas les Palestiniens, mais ils considèrent qu’ils ne sont utilisé que comme un leurre par le régime pour détourner l’attention de la population de ses propres faiblesses », explique Goldberg.
Tehran, July 26, 2021
Protesters chant "Not for Gaza! Not for Lebanon! I sacrifice my life for Iran!"
A chant continuosly heard in protests since 2009, this is the foundation of what protesters want to be the countey's regional policy in the post-IR Iran.#IranProtests pic.twitter.com/DYAByGjsmI— Saeed Ghasseminejad (@SGhasseminejad) July 26, 2021
Les exploits de Téhéran au Moyen-Orient déplaisent également à une grande partie des dirigeants.
« Ces actions sont le fait d’une section du CGRI », explique Goldberg, « et le CGRI n’est qu’une faction – qui n’est pas du tout populaire – qui lutte contre d’autres factions pour la domination de la République islamique ».
Un fossé béant entre le régime et le peuple
Depuis une vingtaine d’années, un fossé se creuse entre le peuple iranien et la République islamique, l’organe issu de la révolution islamique de 1979 qui a chassé le shah et instauré un régime anti-occidental.
« Le peuple a le sentiment que la République islamique les a trahis à deux égards : d’une part, elle n’a pas réussi à améliorer la situation économique et, de l’autre, elle n’a pas élargi les libertés politiques et sociales – une demande émanant principalement des jeunes citoyens éduqués », a indiqué Zimmt.
La semaine dernière, Morteza Alviri, membre du Conseil d’expédient, organe consultatif de l’ayatollah, a déclaré dans une interview au journal réformateur Etemad que si la République islamique avait autrefois promis de devenir le Japon du Moyen-Orient, elle risquait aujourd’hui de ressembler plus à la Corée du Nord, la prospérité économique étant toujours aussi illusoire et la répression interne n’ayant cessé de s’aggraver.
En conséquence, les deuxième et troisième générations nées après la révolution islamique prennent de plus en plus leurs distances avec la République islamique. Lors des élections présidentielles de 2021, par exemple, le taux de participation a été le plus faible de l’histoire électorale iranienne, avec moins de 50 %, et seulement environ 25 % à Téhéran.

« Le régime a perdu de sa légitimité », a expliqué Zimmt. « Il ne fait aucun doute que la critique, la frustration et le désespoir sont de plus en plus répandus dans de larges pans de la population. C’est un sujet fréquemment abordé dans les médias iraniens, même dans les organes de presse les plus conservateurs », a-t-il ajouté.
En 2022 et au début de 2023, le pays a été secoué par des manifestations de masse à la suite de la mort en garde à vue de Mahsa Amini, une Kurde iranienne de 22 ans arrêtée parce que quelques mèches de ses cheveux dépassaient de son hijab.
Pendant près de six mois, des centaines de milliers de citoyens en colère ont pris les rues. La répression du régime a été brutale et souvent mortelle. Plus de 500 personnes ont été tuées et 10 000 ont été arrêtées, selon l’agence de presse américaine Human Rights Activists News Agency (HRANA).
Ces manifestations se sont déroulées trois ans seulement après la précédente grosse vague de manifestations, en 2019-2020, au cours de laquelle 1 500 manifestants auraient été tués par les forces du régime.

Toutefois, les experts préviennent que cela ne signifie pas que la situation est sur le point de s’embraser.
« La majorité silencieuse des Iraniens ne soutient pas le régime, mais ne souhaite pas non plus le renverser. Malgré sa crise de légitimité, le régime peut encore surmonter les défis internes, en grande partie grâce à son recours à la force et à la répression », a déclaré Zimmt.
Goldberg a abondé dans ce sens, soulignant que la majorité des Iraniens considéraient la République islamique comme « la moins pire des options ».
« Il s’agit d’un pays qui a connu quatre révolutions populaires en moins d’un siècle et qui n’a jamais connu la démocratie », a ajouté Goldberg.
« Les Iraniens regardent le Moyen-Orient et voient une région dévastée », a-t-il poursuivi. « Ils se souviennent encore du printemps arabe et de ses échecs. Ainsi, même si beaucoup d’entre eux ne sont pas favorables à la République islamique, ils n’ont pas encore réussi à trouver une alternative convenable. »
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