Shoah: Le documentaire français de 1969 « Le Chagrin et la Pitié » est toujours actuel
Ressorti aux USA le 24 février, ce long film (4h) de Marcel Ophuls parle de la vie quotidienne dans la France occupée et de la nature humaine
NEW YORK – « C’est effroyable. Mais il faut en parler, car c’est ce qui se passe. »
L’un des dizaines de témoins directs de la Shoah prononce cette terrible phrase dans le documentaire, long de 251 minutes, « Le Chagrin et la Pitié », oeuvre titanesque du réalisateur Marcel Ophuls.
Ce film (classé 11e dans la liste des meilleurs documentaires de Sight and Sound en 2019) a récemment été restauré et est de nouveau visible au Film Forum de New York depuis le 24 février.
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En 1969, le réalisateur, juif d’origine allemande élevé en France et aux États-Unis (et toujours vivant, aujourd’hui, à l’âge de 95 ans !) tourne plus de 50 heures d’interviews avec des personnalités et des gens ordinaires, tous affectés d’une manière ou d’une autre par l’occupation nazie.
Son but est de donner une idée de ce qu’était la vie à cette époque. Il choisit comme sujet principal Clermont-Ferrand, ville située à proximité du siège du pouvoir du maréchal Pétain, à Vichy.
Lorsque la télévision française, totalement sous contrôle de l’État à l’époque, reçoit le produit fini (qu’elle avait elle-même commandé), elle le met de côté.
Ils s’attendaient, pense-t-on, à quelque chose de nature à perpétuer le mythe national, à savoir que la France était une nation de résistants luttant contre les nazis. C’est effectivement ce que l’on voit dans le film, mais seulement comme des facettes de la réalité.
Ce qui a sans doute choqué est le fait que le documentaire montre les collaborationnistes, ceux qui ont applaudi au passage des chars allemands à ceux qui haussaient les épaules tout en obéissant, tant que personne ne les prenait pour des communistes, des anglophiles ou des juifs.
Bien que le film n’ait jamais été diffusé sur la plate-forme prévue jusqu’en 1981, il a connu la gloire au-delà des frontières françaises.
Le président français Charles De Gaulle l’a commenté, soulignant les « vérités désagréables » que donne à voir l’œuvre et ajoutant : « la France n’a pas besoin de vérités. La France a besoin d’espoir. »
Même sans être sorti dans les salles, on lui reconnaît le mérite d’avoir contribué au dialogue national, sorte de programme cinématographique de vérité et de réconciliation.
Après sa projection à New York, le film sera diffusé dans d’autres villes, du printemps jusqu’à l’été. Los Angeles, Detroit, Cleveland, Hudson et Concord sont d’ailleurs d’ores et déjà confirmés.
Pour nombre de cinéphiles, il s’agit d’une œuvre importante dont ils ont entendu parler sans jamais avoir eu l’occasion de la voir.
C’est peut-être le bon moment.
De « Peau de banane » à la réalité qui a mal
Marcel Ophuls est le fils de Max Ophüls, figure mythique de l’histoire du cinéma connu pour des œuvres telles que « Madame de… » ou « Lola Montès ».
Marcel reprend le flambeau familial et décroche le succès avec le vaporeux film romantique de 1964, « Peau de banane ». Mais il trouve sa véritable vocation en réalisant des documentaires pour la télévision.
La durée du film « Le Chagrin et la Pitié », déjà couronné de succès, devient en soi un argument de vente.
Dans la comédie oscarisée de Woody Allen « Annie Hall », le film, évoqué à plusieurs reprises, donne lieu à des phrases telles que « ces hommes de la résistance française étaient vraiment courageux … ils devaient écouter Maurice Chevalier chanter. (En effet, la star de « Gigi » fait quelques apparitions via des images d’archives dans « Le Chagrin et la Pitié ».)
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Au-delà de l’importance sociale du film, les cinéphiles citent régulièrement « Le Chagrin et la Pitié » comme une étape charnière dans le développement de la forme documentaire.
Lorsque Ophuls commence, les caméras légères et appareils portables de synchronisation du son n’existent que depuis quelques années.
À l’instar des artistes et activistes qui utilisent aujourd’hui leur téléphone portable pour faire du cinéma, la première vague de « cinéma vérité » est libre de se promener et de s’immerger dans ses sujets.
(Des titres comme « Chronique d’un été », « Titicut Follies » et « Primaire » en sont des exemples classiques.)
Mais « Le Chagrin et la Pitié » marque une étape réellement importante : la production est agile mais pas « en mouvement ». L’équipe s’installe pour de longs entretiens avec ses sujets, chez eux ou dans des endroits pertinents.
Ce langage visuel est tellement naturel aujourd’hui qu’il est difficile d’imaginer qu’il ait pu un jour être révolutionnaire. C’est pourtant l’une des raisons du fort impact du film.
On y voit des gens de toutes origines sociales, qui ont survécu à l’Occupation, se souvenir de ces années. (Par exemple, un homme a rejoint la résistance parce qu’il en avait marre d’aller à la boucherie pour apprendre que les Allemands, qui passaient en premier, « mangeaient le bœuf français ! »)
Et c’est en ça pour moi, que le film est d’actualité.
Au-delà des nobles déclarations (« un travail d’histoire qui a changé le cours de l’histoire » pour The New Yorker), rien ne va retenir votre attention pendant plus de quatre heures si ce n’est pas intéressant. En revanche, les personnes et les lieux, oui.
Un flot de voix
Ophuls interviewe des dizaines de personnes, et si je connaissais mieux la politique française, j’aurais probablement plus à dire sur certains noms, comme le fonctionnaire juif du gouvernement Pierre Mendès France, arrêté par le régime de Vichy, mais qui s’est échappé de prison de façon spectaculaire, puis est parti pour l’Angleterre (pour revenir plus tard et devenir Premier ministre).
Le film se transforme en un flot de voix et d’observations, parfois du bon côté de l’Histoire, parfois non.
On entend parler d’un officier allemand qui a l’audace de se plaindre que certains résistants ne portent pas d’uniforme. (Vous allez secouer des agriculteurs, ils se retournent et vous tirent dessus, se plaint-il.)
On entend parler d’un ouvrier résistant qui a survécu à la torture d’un camp de concentration. Il sait lequel de ses voisins l’a donné, mais il ne donnera pas son nom. Non pas qu’il ait oublié ou pardonné, mais il sait que se venger ne changera rien.
Il y a aussi l’histoire de ce commerçant nommé Klein qui a passé une annonce dans le journal pour que ses clients soient assurés qu’il n’est pas juif. (Interrogé à ce sujet, il ne lui vient jamais à l’esprit que son attitude sort de l’ordinaire ; pour lui, sa communauté avait le droit de savoir.)
Il y a également ce résistant des classes supérieures qui n’aime pas les résistants communistes et tous ceux qui utilisent leur respect pour le héros de la Première Guerre mondiale, Philippe Pétain, comme excuse pour suivre le gouvernement de Vichy.
L’un de ces « modérés » assure que les Juifs français déportés dans les camps s’en sont beaucoup mieux sortis que ceux d’autres pays.
C’est l’une des rares fois où Ophuls répond à ceux qu’il interroge, et les deux hommes font assaut de chiffres et de mauvaise foi.
C’est un exemple poignant de la façon dont deux personnes peuvent examiner les mêmes faits et arriver à des conclusions différentes.
Le plus fascinant, de mon point de vue, est le cas de Christian de la Mazière, homme charmant et manifestement assez imbu de lui-même qui a rejoint la division Charlemagne, peloton français de la SS.
Il parle de son attirance de jeunesse pour le fascisme comme un alcoolique pénitent parle d’alcool à une réunion des AA. Il ne demande pas pardon une seule fois, et il est difficile de savoir si c’est parce qu’il a honte ou simplement parce qu’il estime l’avoir déjà fait.
On ne parlait pas de ces personnes dans la société française policée de l’époque, mais on sait aujourd’hui que des histoires comme celle-ci ont existé partout.
Ce fut, à n’en pas douter, l’aspect le plus polémique du film.
En plus du témoignage de de la Mazière, le film véhicule une énorme quantité d’images de propagande du régime de Vichy.
Il est fascinant de voir comment les films et les chansons (y compris celle de Maurice Chevalier) ont fait de la collaboration (ou, du moins, du manque de résistance) plus qu’un geste pour sauver la face, une véritable source de fierté.
Oui, nous avons été vaincus, mais ce nouveau gouvernement, dirigé par un patriote et un héros de guerre, nous intégrera à l’Europe moderne, loin des Britanniques agressifs et, bien sûr, des Juifs indignes de confiance.
Avec le recul, cela sonne horriblement faux, mais les faits sont indéniables : pour beaucoup, cela a suffi.
En tant que Juif, évidemment, je m’intéresse beaucoup au nazisme.
La réussite de ce film tient au fait qu’il parle avant tout de la nature humaine.
Suivant notre propre degré d’inquiétude sur les temps actuels, il est possible de tracer des parallèles avec l’actualité dans chacune des minutes – ou presque – de ces quatre heures de film.
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