S’il est trop tôt pour savoir jusqu’où va le Qatargate, il est temps de poser les questions difficiles
L'enquête en cours laisse penser que les décisions prises par Israël dans les négociations consacrées aux otages et dans les relations avec l'Égypte pourraient bien avoir été influencées par Doha

Difficile de déterminer de manière exacte l’ampleur de l’infiltration présumée de Doha dans le premier cercle du pouvoir israélien.
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu ne cesse de répéter que toute l’affaire du Qatargate est ancrée dans les profondeurs de l’État israélien – pas chez lui, dit-il, mais dans une bureaucratie puissante et non-élue de gauche qu’il appelle « l’État profond », utilisant un terme ouvertement emprunté au lexique privilégié par le président américain Donald Trump.
Selon le juge chargé du dossier du Qatargate, deux conseillers de Netanyahu, Jonatan Urich et Eli Feldstein, auraient accepté de l’argent contre la diffusion des messages pro-Qatar auprès des journalistes, afin de promouvoir l’image de l’État du Golfe en tant que médiateur dans les négociations entre Israël et le Hamas sur la question des otages – alors même qu’ils étaient employés par le bureau du Premier ministre.
Le magistrat Menachem Mizrahi a indiqué que le Qatar avait aussi voulu que Feldstein diffuse des messages négatifs sur le rôle tenu par l’Égypte dans le cadre de ces pourparlers.
La police pense qu’Urich, lorsqu’il diffusait ces messages pro-Qatar, présentait ces informations comme provenant de hauts responsables du bureau de Netanyahu.
Les récentes révélations, dans l’enquête en cours, sur les liens tissés entre le Qatar et les collaborateurs de Netanyahu soulèvent des questions gênantes sur les politiques mises en place dans la lutte contre le Hamas – des décisions qui ont pu avoir de profondes implications pour la vie des soldats israéliens qui combattent dans les villes de Gaza et pour les otages retenus dans les tunnels.

La lutte pour la médiation
Tout au long des 18 mois de négociations intermittentes qui ont porté sur la remise en liberté des otages israéliens, le Qatar, l’Égypte et les États-Unis ont servi d’intermédiaires entre Israël et le Hamas.
Dans un tel contexte, le choix des médiateurs est important. Chaque pays a ses propres intérêts dans la guerre à Gaza et dans les pourparlers – et un intermédiaire inapproprié aurait été susceptible de vouloir protéger le Hamas, de vouloir promouvoir ses intérêts ou même de faire obstacle à la conclusion d’un accord.

Au-delà des États-Unis, l’Égypte a été un choix naturel pour Netanyahu. Le Caire a établi depuis des décennies une coopération militaire et de renseignement étroite avec Israël. Il considère le Hamas comme une menace et il contrôle la frontière sud de Gaza.
Le pays entretient également des canaux de communication ouverts avec le Hamas et il a accueilli pendant des années des pourparlers indirects entre Israël et le groupe terroriste lors des nombreux cycles de conflit qui ont pu opposer les deux parties.
Depuis que le Hamas a sauvagement pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007, tous les membres du Hamas qui cherchent à quitter ou à entrer au sein de l’enclave ne peuvent le faire qu’avec le consentement de l’Égypte. Comme ce sont les chefs terroristes de Gaza qui déterminent en dernier ressort ce qui se passe sur le terrain, c’est l’Égypte qui, in fine, entretient les liens les plus étroits avec les véritables décisionnaires du territoire.

Ce qui ne signifie pas par ailleurs que les intérêts du Caire et de Jérusalem sont parfaitement alignés sur la problématique de la bande. L’Égypte veut que la guerre prenne fin, le conflit ayant mis à mal son économie déjà en difficulté. De plus, les images montrant des Gazaouis morts agitent la rue égyptienne au sein d’une population qui se montre déjà critique à l’égard de la détermination du régime à maintenir le traité de paix avec Israël.
Le Qatar est un interlocuteur plus problématique.
Personne ne sait exactement que penser du Qatar et de ses intentions. Israël n’entretient pas de relations diplomatiques avec le Qatar – mais les deux pays avaient établi des relations commerciales en 1996. Le bureau commercial d’Israël à Doha avait survécu à la deuxième Intifada et il n’avait été fermé qu’en 2009 après l’Opération Plomb durci, un conflit qui avait mis aux prises Israël et le Hamas.

Des athlètes israéliens ont occasionnellement participé à des compétitions internationales à Doha. Avant la Coupe du monde de 2022, un accord spécial avait été conclu entre la FIFA, Israël et le Qatar – accord qui permettait aux diplomates israéliens de se rendre sur place pour aider les Israéliens venus assister à la grand-messe du football. Urich et un autre conseiller de Netanyahu, Yisrael Einhorn, auraient participé, à ce moment-là, à une campagne visant à améliorer l’image du Qatar en tant que pays-hôte de l’événement.
Mais il y a aussi un aspect plus obscur. Quand le Hamas s’était rangé du côté des rebelles qui s’insurgeaient contre le régime syrien en 2012, le Qatar avait accueilli les chefs du groupe terroriste palestinien, affirmant que cette démarche avait été coordonnée avec les États-Unis.
Avec la coopération d’Israël et des États-Unis, l’État du Golfe avait envoyé des millions de dollars en aide étrangère annuelle à Gaza – un argent qui avait permis aux services du gouvernement de continuer à mener leurs activités dans la bande, mais qui avait également financé les capacités militaires du Hamas.
C’est aussi le Qatar qui avait créé et financé la chaîne Al Jazeera – chaîne qu’Israël a interdite au mois d’avril dernier, l’accusant d’incitation au terrorisme et d’atteinte à la sécurité nationale. Pendant la guerre, Tsahal a diffusé des documents qui, selon l’armée, prouvent l’existence d’une communication et d’une coopération directes entre la chaîne qatarie et le Hamas. Les militaires ont, de plus, mis en cause des employés de la chaîne, disant qu’ils appartenaient eux-mêmes à des organisations terroristes. La chaîne ne couvre pas non plus les récentes manifestations anti-Hamas survenues dans l’enclave.

Il n’y a pas qu’Israël qui – parfois – considère le Qatar comme une menace. En 2017, quatre pays arabes pro-occidentaux (l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte) avaient lancé un blocus avec pour objectif de pousser Doha à cesser de soutenir les islamistes et les terroristes, à réduire sa coopération avec l’Iran, à fermer Al Jazeera et à expulser les troupes turques d’une base située sur son territoire. Il avait fallu attendre 2021 pour que la crise soit enfin résolue.
Curieusement, tout au long de la guerre, Israël n’aura pas affiché de préférence pour les médiateurs égyptiens – autorisant souvent le Qatar à prendre la tête des pourparlers.
La majorité des cycles de discussion les plus importants ont eu lieu au Qatar, alors même que certains responsables israéliens déclaraient au Times of Israel que les États-Unis devaient exercer des pressions sur Doha pour parvenir à un accord.

Les responsables israéliens ont affirmé publiquement que le Qatar était un intermédiaire fiable et que l’émirat faisait tout son possible pour garantir le rapatriement des captifs.
Ce qui est peut-être vrai – et ce qui correspondrait très certainement à l’impression que les États-Unis ont de la petite nation du Golfe. L’administration de l’ancien président américain Joe Biden avait accordé au Qatar le statut de grand allié non-membre de l’OTAN et il aura fait appel à lui en tant que médiateur privilégié s’agissant de l’Iran et des groupes terroristes. En réponse à une question posée par le Times of Israel, le président américain Donald Trump, de son côté, a clairement indiqué, au mois de février, que Doha faisait un « excellent travail » en tant qu’intermédiaire dans les négociations portant sur les otages.
Toutefois, la décision prise par Israël de privilégier le Qatar en tant que médiateur aux dépens de l’Égypte doit dorénavant être réexaminée à la lumière des accusations lancées dans le cadre du scandale du Qatargate.
Urich et Feldstein ont-ils fait en sorte d’amener Netanyahu à avoir un point de vue plus positif sur le Qatar ?
Leurs conférences de presse devant les médias israéliens ont-elles été un moyen de préparer le terrain pour que les Israéliens en viennent à considérer le Qatar comme un partenaire de confiance dans les négociations ?
Et au vu du soutien apporté, dans l’Histoire, par le Qatar aux islamistes, au vu des liens que le pays entretient avec l’Iran, le fait de donner au Qatar un rôle aussi central dans les négociations a-t-il affecté leurs résultats ?
Campagne anti-Qatar
Il y a une autre question encore à se poser : Pourquoi une campagne visant à ternir l’image du Qatar avait-elle donc été lancée ?
Selon Haaretz, peu après le pogrom du 7 octobre, le ministère des Affaires étrangères avait préparé un plan visant à nuire à l’image publique du Qatar.
Un plan qui avait été bloqué par le chef du Mossad, David Barnea, note le journal. Barnea avait alors affirmé qu’Israël aurait besoin de la médiation du Qatar pour rapatrier les otages conservés en captivité dans la bande de Gaza.

Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Eli Cohen, avait approuvé l’initiative, qui prévoyait d’exploiter les réseaux sociaux, les services de diplomatie et les médias pour présenter le Qatar comme un État parrain du terrorisme.
Ainsi, dans sa prise de position contre la campagne, Barnea avait-il été seulement motivé par le désir d’obtenir la remise en liberté des otages ou avait-il reçu des instructions le sommant de bloquer les attaques lancées à l’encontre du Qatar en raison de l’influence de Doha au sein du cabinet du Premier ministre ?
Alarme au Sinaï
Les relations entre Israël et l’Égypte sont absolument déterminantes. Quoique tendus, ces liens ont jusqu’à présent permis d’éviter qu’une coalition arabe conventionnelle ne fasse la guerre à Israël et ils ont ouvert la voie à la mise en place d’une coopération étroite en matière de sécurité et de renseignement contre les groupes terroristes.
La relation personnelle entre Netanyahu et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi étaient très fortes, dans le passé. Les deux hauts-responsables échangeaient régulièrement et Netanyahu rencontrait, là encore de façon régulière, l’ambassadeur d’Égypte.

Mais ces relations ont particulièrement tourné à l’aigre pendant la guerre. L’Égypte a fait part de son mécontentement contre le projet israélien qui, selon elle, allait consister à pousser les Gazaouis dans le Sinaï. Elle est restée également farouchement opposée à la prise de contrôle, par Tsahal, de la Route Philadelphi, située à la frontière qui sépare Gaza et l’Égypte.
Mais ce sont les déclarations qui ont pu être faites par de hauts responsables israéliens qui ont véritablement entraîné la colère des Égyptiens.
Netanyahu et le ministre des Affaires stratégiques, Ron Dermer, ont tous les deux ouvertement critiqué Le Caire dans des entretiens, l’accusant d’avoir été dans l’incapacité de mettre un terme au trafic d’armes qui transite à Gaza depuis la péninsule du Sinaï. Dermer a explicitement mentionné le nom de Sissi.

Une campagne qui a été considérée par Sissi comme un affront personnel, et les relations se sont encore davantage tendues. L’Égypte insiste sur le fait que la contrebande n’est plus un problème depuis qu’elle a rasé des milliers de maisons, de son côté de la frontière, pour créer une zone tampon avec Gaza, il y a une décennie.
Les accusations lancées à l’encontre de l’Égypte ont également irrité ses alliés régionaux, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Le Caire a ensuite fait l’objet de mises en cause encore plus dures.
Au mois de janvier, la Quatorzième chaîne – une chaîne pro-Netanyahu de droite – a diffusé des reportages sur l’Égypte qui laissaient entendre que cette dernière avait violé l’accord de paix conclu entre les deux pays, envoyant des soldats dans le Sinaï. Une campagne parallèle, organisée sur les réseaux sociaux, a aussi fait son apparition.
Le nouvel ambassadeur d’Israël aux États-Unis a également transmis le même message. « L’Égypte contrevient très gravement à notre accord de paix dans le Sinaï. Un problème va se poser parce que ce n’est pas tolérable », a dit Yehiel Leiter aux responsables juifs américains. « Il y a des bases en construction qui ne peuvent être utilisées que pour des opérations offensives, pour des armes offensives – c’est une violation évidente de l’accord ».

Les responsables de la Défense se sont efforcés de comprendre qui pouvait coordonner ces informations, selon Haaretz.
« Ils ont fait savoir qu’ils ne pouvaient pas écarter la possibilité que des personnalités qataries soient à l’origine de ces informations dans le but de saper le statut de l’Égypte vis-à-vis des États-Unis dans le dossier du Moyen-Orient et de Gaza », a noté le quotidien.
Ce qui correspondrait aux accusations qui sont été révélées par le juge dans l’affaire du Qatargate – il a indiqué, la semaine dernière, qu’Urich et Feldstein auraient placé des articles dans les médias israéliens qui étaient destinés à porter atteinte à l’image de l’Égypte.
Ces informations ont nui à la confiance tissée entre l’Égypte et Israël. Et si elles devaient effectivement provenir des deux conseillers de Netanyahu, alors il s’avèrerait que les deux hommes ont porté activement atteinte à la relation stratégique importante qui unit Israël à son plus ancien partenaire arabe, qui se trouve également à la frontière d’Israël et de Gaza et qui est le plus grand pays du monde arabe.
Et il faut également s’interroger sur les accusations publiques qui ont été lancées par les principaux décisionnaires israéliens dans la guerre, qui ont affirmé que l’Égypte fermait les yeux sur les trafics. L’influence présumée du Qatar sur les collaborateurs de Netanyahu a-t-elle joué un rôle dans la décision prise de critiquer ouvertement Le Caire – ou le scandale a-t-il atteint, en réalité, le plus haut sommet de la hiérarchie ?
À qui faire confiance ?
La police et le Shin Bet affirment que ce sont les deux collaborateurs de Netanyahu qui ont été influencés par le Qatar, et non le Premier ministre lui-même.
Toutefois, si les journalistes citent son bureau en publiant des articles élogieux sur le Qatar, alors pourquoi Netanyahu n’a-t-il pas essayé de découvrir qui diffusait ce genre de messages en son nom ?
Et maintenant, il semblerait qu’il soit dans l’intérêt de Netanyahu d’apporter son soutien à une enquête sur la base d’accusations qui laissent entendre qu’une puissance étrangère aurait infiltré son propre bureau.
Mais le Premier ministre campe sur ses positionnements et il ne cède pas d’un pouce. C’est l’État profond qui est derrière le Qatargate, affirme-t-il, et c’est ce même État profond qui s’efforce de bloquer le licenciement du directeur du Shin Bet, Ronen Bar, et de faire s’effondrer un gouvernement de droite.

Le public israélien – sans même parler des soldats et des familles des otages – n’a d’autre choix que de faire confiance aux procureurs pour mener une enquête complète et équitable sur le Qatargate.
Il y a néanmoins déjà des raisons de s’inquiéter.
La police a invité un journaliste israélien à témoigner volontairement avant de l’informer qu’il était placé en détention et de confisquer son téléphone. Si ce que dit le rédacteur en chef du Jerusalem Post, Tzvika Klein, est vrai, alors les enquêteurs ignorent ce que sont les pratiques de base des journalistes.
Et ce n’est pas comme si les journalistes israéliens s’étaient couverts de gloire. Ils ont pris pour argent comptant des messages qui auraient été dictés depuis Doha.
Alors que 59 otages sont toujours retenus en captivité à Gaza et que des milliers de soldats combattent les terroristes qui avaient massacré des Juifs dans leurs habitations et lors d’une rave-party, le 7 octobre, les Israéliens ont un Premier ministre qui dit au public qu’il ne peut pas faire confiance aux hauts-responsables de la sécurité ou aux bureaucrates du gouvernement.
Mais dans le même temps, les citoyens israéliens ont désormais moins de raisons de croire que leurs dirigeants élus travailleraient uniquement dans leur intérêt.
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