Turquie : Le mystique islamique Rumi rassemble Juifs et musulmans
Pendant la cérémonie annuelle de commémoration de 10 jours connue sous le nom de Şeb-i Arus ou "la nuit de l'union", Konya est le centre de pèlerinage le plus animé de Turquie
KONYA, Turquie – À Konya, ville habituellement calme située dans le sud de l’Anatolie, ce sont des scènes de joie et de folklores culturels divers qui sont apparues dans les rues pendant quelques jours froids, au milieu du mois de décembre. Bien qu’habituellement séparés par les frontières, la politique et la langue, la plupart des gens qui s’étaient retrouvés à Konya à cette occasion partageaient néanmoins un objectif commun : rendre hommage à l’érudit islamique Rumi et discuter de ses messages intemporels d’unité et d’amour.
En décembre, les disciples de Jalal al-Din Rumi, ou Mevlânâ comme l’appellent les Orientaux, ont ainsi célébré le 749e anniversaire de la mort du penseur soufi perse du XIIIe siècle, dont l’influence a transcendé les frontières et les différences ethniques et dont les enseignements sont toujours considérés comme pertinents aujourd’hui – voire peut-être même plus que jamais.
S’adressant aux journalistes à Konya le 16 décembre, la petite-fille de la 22e génération de Rumi, Esin Çelebi, qui enseigne également ses écrits, a déclaré qu’elle avait « visité de nombreux pays » pour diffuser les idées de Rumi et qu’elle travaillait activement « avec les autorités turques pour présenter Rumi au monde entier ».
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« Les œuvres de Rumi sont toujours très populaires, c’est comme si elles venaient d’être écrites », s’est-elle exclamée, notant que les livres de Rumi ont été traduits en 26 langues.
Chaque année, pendant la cérémonie de commémoration de dix jours connue sous le nom de Şeb-i Arus ou « La Nuit de l’Union », Konya devient le centre de pèlerinage le plus animé de toute la Turquie. La ville, surnommée « la ville des cœurs » par les habitants, attire des milliers de personnes venues de Turquie, d’Iran, d’Arabie saoudite, d’Afghanistan, du Tadjikistan, d’Ouzbékistan et d’autres pays musulmans d’Asie, ainsi que des non-musulmans en provenance d’Occident – tout un public en quête d’une illumination spirituelle, ou simplement d’une expérience unique.
Le Times of Israel a été invité par le ministère turc de la Culture et du Tourisme à rendre compte des événements entourant le 749e anniversaire de la mort de Rumi à Konya, en Turquie, du 15 au 19 décembre.
Si les enseignements de Rumi sont intrinsèquement basés sur le Coran, de nombreuses pratiques New Age en Occident ont adopté ses idées, les traductions ayant rendu son œuvre de plus en plus accessible ces dernières années. Décrit par le biographe américain Brad Gooch comme « un poète de la joie et de l’amour », Rumi est devenu le poète le plus vendu aux États-Unis aujourd’hui – « le poète œcuménique chaleureux et fluide dont le choix s’impose pour les mariages, les cérémonies de passage à l’âge adulte et les funérailles », comme l’écrivait le Washington Post en 2017.
Mais même si certains ont pu avoir le sentiment que l’Occident se prêtait à une tentative « d’appropriation culturelle » de son œuvre, il est difficile d’imaginer que Rumi lui-même se serait opposé à la circulation de ses idées. L’une de ses citations les plus connues étant : « Venez, venez, qui que vous soyez, vagabonds, disciples, chercheurs passionnés, peu importe. Notre caravane n’est pas celle du désespoir. Venez même si vous avez mille fois rompu vos vœux. Venez, venez, revenez encore ».
Ses idées soulignent l’importance de la dignité humaine et de la justice sociale. Certains le considèrent comme un défenseur précoce des droits de l’Homme. Il considérait tous les humains comme des manifestations du divin et, à ce titre, les considérait comme des êtres complexes, spirituels et égaux. Ses enseignements encouragent l’observation et la découverte de soi comme principaux moyens d’atteindre l’illumination spirituelle et de se connecter à Dieu.
Défier la politique
Si les enseignements de Rumi ont toujours attiré les musulmans à la recherche d’une approche différente de leurs routines quotidiennes et religieuses, ils ont également pris pied dans certains endroits inattendus, y compris dans l’État juif.
La Dr. Ronie Parciack, professeure au département d’études asiatiques de l’université de Tel Aviv et pratiquante active depuis sept ans de la cérémonie du Sama Mevlevi – une forme de culte dans le soufisme islamique qui aurait commencé avec Rumi – affirme qu’il existe une communauté active d’Israéliens qui suivent Rumi et pratiquent le Sama.
« Nous avons un lien direct avec l’ordre Mevlevi de Konya », a-t-elle déclaré dans une interview accordée au Times of Israel, de retour d’un voyage en Turquie avec son groupe.
« La communauté en Israël est le résultat direct de plusieurs événements historiques », a-t-elle expliqué, citant l’établissement de la république turque moderne en 1923 et l’interdiction subséquente des ordres soufis par le premier président turc, Mustafa Kemal Atatürk, en 1925, ainsi que le déplacement des centres soufis et des érudits éminents vers l’Occident, principalement les États-Unis, dans la seconde moitié du XXe siècle.
L’influence occidentale « a entraîné certains changements au sein des communautés », a expliqué Parciack. « Pour la première fois, les femmes ont commencé à apparaître dans les cérémonies du Sama. La présence en Occident a changé l’approche du genre. Elle a permis aux femmes de participer activement à la cérémonie tout en se produisant publiquement. »
En Turquie, les cérémonies officielles publiques du Sama sont toujours effectuées par des hommes. Pourtant, Parciack dit qu’elle a pu effectuer une cérémonie privée à Konya et décrit une expérience significative.
« Nous avons organisé une cérémonie avec des Turcs Mevlevi locaux. La nouvelle de notre arrivée à Konya s’est rapidement répandue et a attiré bon nombre de curieux, y compris des gens de tout le monde arabe – Émiratis, Saoudiens, Iraniens, Afghans, Irakiens. Les gens venaient et repartaient. Nous avons créé un dialogue avec eux », a-t-elle raconté.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Parciack affirme qu’aucune de ses rencontres n’était de nature politique.
« Dans certains espaces, le sens que nous donnons à la politique est surfait. Les définitions, les questions politiques, tout cela a été mis de côté. Ce qui restait, c’était la joie de la rencontre, de la discussion. »
« Notre présence à Konya a créé cet heureux événement qui a remis en question les concepts politiques. Nous sommes tellement habitués à penser en catégories – musulman, Israélien, Juif – mais ce n’est pas si important. Il y a plein d’espaces où ces segmentations sont complètement inutiles », a-t-elle poursuivi.
« Et c’est l’un des objectifs de la cérémonie du Sama », a-t-elle dit, « d’écarter les catégories ». Elle a mentionné que le groupe dont elle fait partie a été créé par un couple israélo-palestinien, une forme de rejet des idées préconçues. Ils se réunissent à Jaffa une fois par semaine pour pratiquer le tourbillon soufi.
Par ailleurs, un festival célébrant Rumi et la cérémonie du Sama sont organisés en Israël chaque année au mois de mai. Il existe depuis dix ans et gagne en popularité chaque année, selon son site web.
Et si le Sama a permis à Parciack d’éviter la politique, pour un groupe de jeunes Iraniens en visite à Konya, l’idée d’abandonner les définitions existantes était une expression de la recherche de la justice chez eux, où des manifestations nationales ont balayé la République islamique depuis la mort de Mahsa Amini sous la garde de la police des mœurs à la mi-septembre.
« Nous sommes ici en quête de sens », a expliqué au Times of Israel un Iranien qui a demandé à ne pas être identifié. « Il n’est pas question d’une personne en particulier, il ne s’agit pas de Rumi ou du prophète Mahomet. Il s’agit seulement de nous, du peuple, de ceux qui cherchent la justice et qui essaient de suivre leur cœur. »
« Lorsque vous vous connectez avec votre cœur, tout devient un reflet de l’amour et vous pouvez tout aimer », a ajouté un autre membre du groupe.
Un autre membre du groupe, quant à lui, a distribué des tracts avec le symbole de ce qu’il appelle « Derafsh Kaviani », une bannière de l’Empire néo-perse, ou sassanide, officiellement connu sous le nom d’Empire des Iraniens, qui fut le dernier empire iranien à régner avant les conquêtes musulmanes au cours des VIIe et VIIIe siècles de notre ère.
« C’est le plus ancien drapeau de l’Iran », a-t-il dit.
Le tournoiement soufi
Le tournoiement soufi est au centre du Sama. Il est exécuté par les derviches – un nom général donné aux membres d’un groupe soufi islamique. Cette cérémonie est considérée comme le moyen par lequel ses exécutants se débarrassent de leur ego et de toutes les idées préconçues existantes pour atteindre un état d’esprit qui illumine leur lien avec Allah. Le Sama, qui signifie littéralement « écoute » en arabe, comprend également des chants répétés de certaines prières et phrases du Coran – appelés Dhikr, ou « souvenir » – qui accompagnent la cérémonie.
Bien que cela ressemble à une danse extatique pour un œil non-averti, ceux qui pratiquent le Sama le décrivent davantage comme une prière qui exige un grand niveau d’autodiscipline et de contrôle.
« Beaucoup de gens aujourd’hui connaissent le Sama comme une danse, comme un spectacle, mais ce n’est pas le cas. C’est une prière, c’est le souvenir de Dieu », a expliqué le derviche turc Mevlevi Osman Sariaj au Times of Israel.
Selon Sariaj, la position unique dans laquelle les derviches tourneurs se mettent pendant la cérémonie – tendre une main vers le ciel et l’autre vers le sol tout en inclinant la tête sur le côté – reflète son objectif méditatif et religieux.
« Tous les gens veulent quelque chose de Dieu. Nous aussi, nous voulons quelque chose. Mais nous ne regardons pas ce qu’il nous donne. La position de notre tête signifie que nous ne regardons ni vers le haut ni vers le bas. L’autre main est pointée vers le bas, nous ne regardons pas non plus ce que nous donnons aux autres. Nous regardons uniquement vers notre cœur, vers l’intérieur », a-t-il expliqué, reprenant la phrase de Rumi, « ce n’est qu’à partir du cœur que l’on peut atteindre le ciel ».
À la question de savoir si tout le monde peut puiser dans ces idées grâce au Sama, Sariaj a répondu que tous sont les bienvenus pour essayer.
« J’ai pratiqué un seul mouvement avec ma jambe pendant six mois, juste un tour », a-t-il dit.
« La religion n’est pas importante. Venez simplement rendre visite à Rumi. Fermez les yeux et sentez-le. Si vous faites cela, vous serez récompensé », garantit-il.
Pourtant, « ce n’est peut-être pas pour tout le monde », dit Parciack.
« Apprendre à maîtriser l’acte de tourbillonner prend du temps. La technique exige de modifier sa perception sensorielle. Elle requiert un type de passion très spécifique. N’importe qui peut venir s’y essayer, mais j’en ai vu beaucoup s’y essayer et échouer. »
Le soufisme dans la tradition juive
Une secte juive active en Égypte aux XIIe et XIIIe siècles, dirigée par Abraham Maïmonide, le fils du célèbre sage Maïmonide, aurait intégré les idées soufies islamiques de l’époque dans ses pratiques. Certains chercheurs les ont qualifiés d’Égyptiens hassidiques, ce qui soulève des questions intéressantes, bien que totalement théoriques, sur l’influence éventuelle du soufisme islamique sur le développement du mouvement hassidique actuel qui, comme les derviches Mevlevi, met l’accent sur l’état d’esprit de l’individu pendant le processus de culte, le bonheur et la joie jouant un rôle central dans les pratiques religieuses. Le chant et la danse occupent une place centrale dans la tradition hassidique, un peu comme la cérémonie du Sama dans le soufisme Mevlevi.
Abraham a enseigné le soufisme comme enseignement spirituel à son fils aîné Ismaël et la sagesse de la Kabbale à son autre fils, Isaac.
Aujourd’hui, ces idées sont portées par un groupe d’universitaires, de rabbins et de cheikhs qui se nomment « Derech Avraham » (le voyage d’Abraham). Ce groupe encourage le dialogue inter-confessionnel sur la base d’idées et de pratiques communes au judaïsme et à l’islam. Son objectif, selon son site web, est de « faciliter une réunion d’Isaac et d’Ismaël – les nations du Moyen-Orient – qui permettra de construire une autoroute pour bénir les nations ».
« Diffuser ce message au monde entier »
S’adressant à la foule lors du principal événement commémorant Rumi à Konya le 17 décembre, les responsables turcs ont fait valoir que les idées de Rumi étaient plus que jamais nécessaires dans le monde d’aujourd’hui.
« Les enseignements de Rumi sont des valeurs cruciales pour l’Humanité et le monde commence à s’en rendre compte », a déclaré le gouverneur de Konya, Muammer Erol.
« Ce n’est pas anodin que Rumi soit lu avec le même engouement qu’il y a des centaines d’années », a déclaré le ministre turc de la Culture et du Tourisme, Mehmet Nuri Ersoy.
« Et c’est la ligne qui nous relie tous. Nous ne faisons pas de discrimination. Nous cherchons toujours à coopérer avec nos voisins. Nous ne considérons pas comme des ennemis ceux qui pensent et vivent différemment. Ces valeurs sont nécessaires dans le monde d’aujourd’hui. Tant de gens sont au bord de la famine, beaucoup émigrent, et nous voyons des formes infinies de discrimination. Certaines choses doivent changer et Rumi avait la réponse à ce dont nous avons besoin – l’amour. C’est le sigle de l’Humanité. Nous sommes fiers de jouer un rôle actif dans la diffusion de ce message au monde entier », a-t-il ajouté.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, était parmi plusieurs dirigeants mondiaux à envoyer des vœux de Hanoukka au peuple juif au mois de décembre, alors que les liens entre Jérusalem et Ankara se sont améliorés ces derniers mois.
Alors qu’Israël cherche à favoriser davantage d’accords de normalisation avec ses voisins musulmans, Konya, Rumi et l’esprit qu’ils représentent suggèrent que l’harmonie régionale n’est pas seulement possible, mais qu’elle est une réalité émergente, et qu’il suffit de regarder dans la bonne direction.
Ou comme l’a dit Rumi : « Votre tâche n’est pas de chercher l’amour, mais simplement de chercher et de trouver toutes les barrières en vous que vous avez construites contre lui ».
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