Après la disparition d’enfants yéménites, des élus cherchent à nouveau la vérité
Dans la douleur, les familles demandent la déclassification de documents inaccessibles avant 2071 sur une sombre affaire d’enlèvements présumés ; Netanyahu est déconcerté par leur classification

Nous sommes en 2001. Saada Awawi, immigrante juive yéménite âgée d’une soixantaine d’années, est contactée par une commission de l’Etat chargée d’enquêter sur la disparition de plus de 1 000 enfants dans les années 1950, une affaire connue sous le nom d’ « affaire des enfants yéménites ».
Nous pouvons à présent vous confirmer que votre fille est morte en janvier 1952, le jour de sa naissance, assurent les responsables à Awawi, après une enquête de six ans de la commission.
Il n’y a qu’un seul problème : Awawi a donné naissance à un garçon. Selon son témoignage, comme elle l’a donné au quotidien israélien Haaretz en 2001, elle s’est occupée de son fils pendant cinq jours avant qu’une infirmière ne lui dise qu’il était mort à cause de problèmes de développement non précisés.
La sage-femme a confirmé au journal qu’elle avait aidé à mettre au monde un garçon, sur le sol d’une épicerie près de Haïfa. Et le nom de la mère inscrit sur le certificat de décès n’est pas celui d’Awawi, même s’il est assez ressemblant pour que l’équipe d’investigation estime qu’il s’agisse d’une erreur.
« Ce sont des bâtards, vous savez ça ?, a énergiquement dit Awawi au Times of Israël. Ils m’ont dit que j’avais eu une fille morte le même jour. C’est un énorme mensonge, un énorme mensonge. J’ai donné naissance à un garçon. Je l’ai même appelé Ezra. »
Mardi, journée annuelle de commémoration des enfants yéménites disparus, l’affaire a été ressuscitée devant la commission de la Justice, des Lois et de la Constitution de la Knesset, pendant une conférence au Parlement d’Israël. Cette fois-ci, elle ne portait que sur le sujet des documents classifiés suite à l’enquête de 2001.
Jusqu’en 2071.

Dans un rare moment de consensus sur le sujet, les députés de gauche et de droite, ainsi que le Premier ministre et la ministre de la Justice, ont exprimé leur volonté de déclassifier les documents et d’affronter ce moment peu reluisant de l’histoire israélienne, une affaire dans laquelle des responsables israéliens sont accusés d’avoir enlevé et envoyé à l’étranger des enfants nés d’immigrants de pays arabes.
« Je pense que le moment est venu de découvrir ce qui est arrivé, et de rendre justice », a déclaré le Premier ministre Benjamin Netanyahu dans une vidéo publiée mardi sur sa page Facebook.
Le Premier ministre a répété qu’il avait chargé le ministre du Likud Tzahi Hanegbi de faire des recommandations au gouvernement sur le sujet des documents classifiés, notant « que, pour l’instant, je ne sais pas pourquoi [la directive de classification des documents] existe. »
L’affaire des enfants yéménites
Selon certaines sources juives yéménites traditionnelles, quand le biblique Esdras le Scribe [Ezra en hébreu] appelle l’ancienne communauté juive à venir en Israël et à aider à reconstruire le Deuxième Temple, la communauté yéménite le rejette, affirmant que le Messie n’est pas encore arrivé. Furieux de leur obstination, Esdras les maudit : ils vivront dans la pauvreté et la souffrance. La communauté réplique en souhaitant qu’Esdras soit enterré en-dehors d’Israël. Selon la légende, bien que des chercheurs argumentent sur ses sources, les deux malédictions se sont réalisées.
Nous sommes en 1952. La plupart de la communauté juive du Yémen est venue en Israël, semblant clore un chapitre de milliers d’années de persécution antisémite et de pauvreté. La fin de la malédiction tenace arrive. Awawi donne naissance à un petit garçon. Son mari l’appelle Ezra.
« Mon mari a dit, ‘j’ai laissé mes parents au Yémen, mais Dieu ne m’abandonnera pas. A présent cet enfant, nous l’appellerons Ezra’. C’était même sur le bracelet en papier attaché à la main du bébé. C’était écrit Ezra », a déclaré Awawi.
Cinq jours après, Awawi, qui avait à peine 13 ans, a appris par une infirmière que son bébé était mort. Quand son mari a demandé à voir le corps de son fils, l’hôpital a refusé. Il aurait été enterré par l’hôpital. Lieu d’enterrement ? Inconnu.
Depuis les années 1950, plus de 1 000 familles – majoritairement yéménites, mais aussi des dizaines originaires des Balkans, d’Afrique du Nord ou d’autres pays du Moyen Orient – ont affirmé que leurs enfants avaient systématiquement été enlevés des hôpitaux israéliens et proposés à l’adoption, parfois à l’étranger, dans la plus grande histoire de dissimulation de l’Etat d’Israël.
Contestée par les chercheurs et semblant réfutée par les preuves, l’affaire continue à faire parler d’elle, notamment parce que la plupart des familles n’ont pas récupéré le corps de leurs enfants et ne savent pas où ils ont été enterrés, que les certificats de décès sont criblés d’erreurs, et que la plupart des enfants disparus ont reçu un avis de conscription militaire 18 ans après leur mort présumée.
Et il y a même eu des cas où des enfants adoptés ont pu confirmer, par des tests de paternité, qu’ils provenaient de familles yéménites à qui on avait dit qu’ils étaient morts.
Depuis 1967, trois commissions d’enquêtes différentes ont conclu que la majorité des enfants disparus étaient morts, et qu’en raison des politiques indélicates ou racistes de l’hôpital, avaient été enterrés sans que leur parent ne le sache.
Le taux de mortalité infantile de l’époque était stupéfiant. La journaliste juive américaine, Ruth Gruber, qui a accompagné des juifs yéménites en Israël, a écrit qu’au Yémen, « sur 1 000 enfants nés, 800 meurent ». D’autres chiffres, basés sur la base de donnée des taux de mortalité et les estimations de mortalité infantile de l’ONU, sont plus proches en 1952 de 481 décès pour 1 000 naissances.
Aux côtés d’Awawi, 733 familles ont appris en 2001 par la commission de l’Etat que leurs enfants étaient morts. Cinquante-six affaires restent irrésolues. Citant à la fois des questions de vie privée et des procédures d’archivage, l’Etat a ensuite classifié la plupart des documents de l’enquête.

Et alors que l’affaire avait été minimisée dans le passé, si ce n’est rejetée et traitée comme une légende, les députés étaient mardi enclins à traiter le sujet comme une incontestable erreur historique plutôt que comme une conspiration ; en partie depuis ce qui a été décrit comme une « plaie à vif » a touché des personnes plutôt proches pour certains.
La vérité, pas l’accusation ?
A la réunion de la commission, quatre des dix députés présents ont raconté leur relation personnelle aux enfants disparus.
Nava Boker (Likud) a parlé de sa sœur et de son frère, qui a deux tombes à son nom.
Yoav Ben-Tzur (Shas) a raconté que son oncle et son cousin, alors bébé, avaient disparu le même jour.
Yossi Yonah (Union sioniste) a décrit comment sa tante courait dans tout l’hôpital en cherchant sa fille quand les médecins lui avaient dit qu’elle était morte, mais avaient refusé de lui montrer son corps.
Et Nurit Koren (Likud), qui a été le fer de lance de ce combat à la Knesset, a parlé de son cousin disparu, né après des années d’infertilité de sa tante.
Le président de la commission de la Knesset, le député Nissan Slomiansky (HaBayit HaYehudi), a déclaré qu’il exhorterait le gouvernement à déclassifier les documents, et que si cela n’aboutissait pas, il soumettrait un projet de loi pour les déclassifier.
Mais, a-t-il déclaré, « le but ne devrait pas être de révéler qui était responsable alors », puisque si c’est l’objectif, « il est possible qu’ils ne révèlent pas leurs protocoles ».

La présidente du parti Meretz, Zahava Gal-on, n’est pas d’accord. Il est important de découvrir « s’il y avait une méthode », a-t-elle dit.
S’exprimant plus tard à la conférence marquant la fondation du Lobby des enfants yéménites de la Knesset, Koren a déclaré que « nous ne cherchons pas les responsables, mais plutôt la vérité. »
‘Moi, en tant que juif, en tant qu’Israélien, en tant que sioniste, je veux savoir pourquoi diable est-ce arrivé dans mon pays’
« La génération de nos parents meurt, dans la douleur et torturée, et nous leur devons des réponses », a-t-elle ajouté. Lui faisant écho, Ben-Tzur a affirmé qu’il ne cherchait pas « la tête de quelqu’un », mais simplement la « lumière » pour soigner les « plaies à vif ».
Mais plus tard pendant la conférence, Hilik Bar, député de l’Union sioniste, a demandé des réponses, des excuses, et des efforts pour réunir les familles quand cela serait possible.
« Je sais que beaucoup de personnes de la communauté sont ici, et disent : ‘nous ne cherchons pas ceux qui sont coupables, nous ne voulons tenir personne pour responsable, nous voulons simplement savoir ce qui est arrivé à nos enfants’. C’est votre droit. Mais moi, en tant que juif, en tant qu’Israélien, en tant que sioniste, je veux savoir ce qui est arrivé, pourquoi c’est arrivé, qui a donné ces instructions. Pourquoi diable est-ce arrivé dans mon pays », a déclaré Bar.
1,5 million de pages de documents
Ce mois-ci, la ministre de la Justice Ayelet Shaked et la ministre de la Culture Miri Regev ont toutes deux indiqué leur soutien à la déclassification des documents.
Mais le problème de la déclassification du dossier est double, a déclaré l’archiviste de l’Etat mardi à la Knesset.
Le premier problème est qu’une loi régit les enquêtes officielles, et qu’elle classifie les dossiers pour 30 ans, à moins que le gouvernement n’intervienne.
Le second problème est qu’une loi sur la vie privée qui dispose que toutes les informations sensibles sur les citoyens privés doivent rester confidentielles jusqu’à leur mort. Sans aucun moyen de savoir si les citoyens en question sont morts, l’Etat a choisi une classification pour 70 ans, s’assurant ainsi qu’ils ne seraient plus vivants quand les documents seraient accessibles.
Le cabinet seul peut surmonter le premier problème, mais surmonter la loi sur la vie privée ne pourra probablement pas obtenir le soutien de la Knesset, a-t-il ajouté. Depuis 2002, le gouvernement a autorisé les familles à voir leur propre dossier, a-t-il ajouté.
Il y a 3 500 dossiers, et plus d’1,5 million de documents sur l’affaire, a déclaré Yaakov Lozowick, l’archiviste de l’Etat, à la commission, ce qui prendrait environ 1 000 jours de travail pour les scanner et les trier. S’il y avait une directive, « nous serions heureux de tout ouvrir », a-t-il ajouté.
L’ancien ministre de la Justice Meir Sheetrit, et Jacob Kedmi, l’ancien juge de la Cour suprême qui ont supervisé la commission de 2001, n’étaient pas disponibles pour commenter.
‘Une opportunité, pas un problème’
Il n’y a pas eu de discussion sur des compensations financières à la conférence du lobby de la Knesset, où assistaient principalement des Israéliens juifs yéménites, simplement des demandes de réponses.
Le rabbin Uzi Meshulam, militant social qui a formé une milice de juifs yéménites pour faire pression sur le gouvernement à ce sujet et est mort en prison ce jour-là en 2013, a été sincèrement applaudi.
Entre les discours, il y a eu des pièces musicales jouées par des artistes israéliens yéménites. L’hôte a souligné que malgré le sujet douloureux, il espérait que les gens partiraient réjouis.
C’est « une opportunité, pas un problème », a déclaré le Dr Rafi Shubeli, militant social. « La vérité est une condition essentielle à la réconciliation sociale. »

Nous sommes en 1969. Awawi, à présent mère de plusieurs autres enfants, étend la lessive sur un fil à linge devant sa maison. Un soldat israélien, portant ce qu’elle décrit comme un « joli chapeau », s’approche d’elle. Dans sa main, un avis de conscription. « Est-ce qu’Ezra Awawi est à la maison ? »
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