Comment le peuple de l’Antiquité imaginait-il le « corps » de Dieu ?
Dans son livre, Francesca Stavrakopoulou dépeint Dieu comme se l'imaginaient ses premiers adorateurs, avec des organes génitaux, des passions et des pouvoirs
Dieu a-t-il montré son auguste « derrière » à Moïse sur le mont Sinaï ? Une spécialiste de la Bible semble le penser – et elle a des preuves linguistiques pour étayer son affirmation.
Selon le Livre de l’Exode, alors qu’il était sur le mont Sinaï, Moïse avait demandé à voir le visage de Dieu. Le Seigneur avait alors demandé à Moïse de se tenir sur le rocher. Au passage de sa divine présence, le Seigneur l’avait poussé dans une fissure de la pierre, couvrant l’homme de sa main et n’écartant cette dernière qu’après son passage – révélant ainsi son dos à Moïse.
Francesca Stavrakopoulou, spécialiste britannique de la Bible hébraïque à l’Université d’Exeter, remet cette interprétation en question. Tout au long du Tanakh, la Bible hébraïque, Dieu montrant son dos aux Israélites est signe d’hostilité, comme dans la déclaration divine: « Je leur tournerai le dos, je ne les regarderai pas au jour de leur détresse. »
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Concernant le terme biblique utilisé pour décrire la partie du corps révélée à Moïse, c’est en fait le même que celui qui désignait le postérieur d’un animal – que l’on nettoie avant le sacrifice. « [Moïse] ne voit pas le dos menaçant de Dieu, mais le derrière d’une célébrité céleste », écrit Stavrakopoulou dans l’une des nombreuses formules provocatrices de son nouveau livre Dieu : Une anatomie.
Le livre se présente comme une « histoire surprenante, pleine de révélations » qui « donne à voir Dieu tel qu’il était perçu à l’origine par ses adorateurs – avec un corps résolument masculin, des pouvoirs surhumains, des passions terrestres et un penchant pour le fantastique et le monstrueux ».
« En faisant l’inventaire du corps de Dieu plutôt que de la Bible elle-même, nous pouvons mieux mesurer la transformation de cette ancienne divinité levantine en ce Dieu qui nous est aujourd’hui culturellement familier », écrit Stavrakopoulou.
« Je voulais voir ce dieu dans son habitat culturel naturel », déclare-t-elle, s’adressant au Times of Israel via Zoom. « C’est un voyage dans le temps, dans le texte et dans le contexte culturel d’où il a émergé, un aperçu de l’imaginaire religieux de l’époque. Comment avoir une relation avec un être imaginaire, comment se socialiser avec lui ? En décidant qu’il a un corps de forme humaine. Vous-même – en vertu de cela – avez un corps à l’image de Dieu. C’est quelque chose d’énorme, de très puissant. »
Les chapitres explorent l’image de Dieu des pieds à la tête, avec des titres qui évoquent la ou les parties du corps examinées. Les sous-sections rentrent encore davantage dans les détails anatomiques. Le chapitre « Organes génitaux » comprend des descriptions du pénis de la divinité interdites aux moins de 18 ans, et notamment des indices laissant penser qu’il avait été circoncis. Il se termine sur une partie intitulée « Sexe divin ».
À la question de savoir laquelle de ses affirmations est peut-être la plus difficile à accepter par ses lecteurs, Stavrakopoulou répond : « L’idée que cette divinité soit sexuée est difficile pour certains croyants… Mais je pense qu’une divinité avec une vie émotionnelle et intérieure très complexe est quelque part plus difficile encore ». Sans parler du fait que ce « Dieu [est] grandement considéré comme une figure on ne peut plus masculine. Pour beaucoup de Juifs et de chrétiens contemporains, l’idée d’un Dieu sexué, avec un corps, est assez difficile à entendre ».
Elle s’explique : « Beaucoup d’anciens croyants pensaient qu’il était de sexe masculin. Il apparaissait souvent comme une divinité barbue. Pour certains, il s’agissait d’un Dieu assez jeune, beau, aux cheveux et à la barbe foncés. Pour d’autres, il ressemblait plus à un vieux sage, à un érudit de la Torah. Il existait beaucoup de points de vue différents dans le monde antique sur l’apparence de la divinité. »
Ces représentations contrastent avec des conceptions juives et chrétiennes, ancrées de longue date, selon lesquelles Dieu est inanimé, abstrait et dénué de corps, ou – pour certains chrétiens – incarné dans son fils Jésus.
Certains passages de la Bible laissent penser qu’il était malvenu d’imaginer à quoi ressemblait Dieu, comme en atteste l’interdiction des idoles contenue dans les Dix Commandements rapportés par Moïse du Sinaï. En sa qualité de spécialiste de la Bible qui a traduit des textes anciens, Stavrakopoulou apporte sa propre version des choses.
Elle cite « un règlement religieux qui avait trouvé sa place dans les versions antérieures des Dix Commandements, à l’époque du Second Temple : ‘Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la Terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la Terre' », expliquant que cela « suggère que les images matérielles de Dieu étaient autrefois une caractéristique normative de la religion israélite et judaïte – sinon il n’aurait pas été nécessaire de les interdire ». Elle étaye cette affirmation par des preuves attestant des pratiques religieuses contemporaines des voisins des royaumes d’Israël et de Judée.
« Les cultes de diverses divinités égyptiennes, assyriennes, babyloniennes et phéniciennes ont tous connu des périodes de culte aniconique, même si ces divinités étaient supposées avoir des corps », écrit-elle.
Chaque chapitre commence par des références historiques pertinentes. Parfois, l’auteure ajoute les pensées et réflexions qui lui sont venues lors de voyages à travers le Moyen-Orient. Au cours d’un de ces voyages, elle a gravi le mont Sinaï où, selon la Bible, Moïse se serait vu remettre les Dix Commandements.
Se décrivant comme athée lorsqu’elle s’est inscrite à l’Université d’Oxford en tant qu’étudiante de premier cycle, Stavrakopoulou s’intéressait déjà depuis longtemps aux religions anciennes, dont certaines provenaient du côté grec de sa famille.
« Enfant, j’étais perplexe devant le Dieu du christianisme et du judaïsme », a-t-elle expliqué, « le seul Dieu du monde antique à survivre jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qui fait de lui un Dieu différent ? »
Dans son livre, elle soutient qu’il y avait des similitudes entre le Dieu qu’elle étudie – « une ancienne divinité levantine que certaines personnes connaissent sous le nom de Yahvé » – et les Dieux d’autres religions de l’Antiquité. Examinons la divinité à cornes trouvée dans le Tanakh, 23:22 : le prophète Balaam décrit le Dieu d’Israël comme ayant « des cornes comme un bœuf sauvage ».
« Iconographiquement parlant, les cornes de taureau étaient des marques courantes de divinité dans l’ancienne Mésopotamie, des cornes en tant que telles, ou des couvre-chefs avec des cornes », ajoute Stavrakopoulou. L’animal était associé à la fécondité, à la férocité, à la colère et, dans certaines cultures mésopotamiennes, au cycle de la Lune. C’était très ancien, avant Yahvé, presque comme une marque générale de divinité dans les anciennes conceptions mésopotamiennes de l’apparence d’une divinité.
Stavrakopoulou estime qu’il est possible que les statues de Dieu taureau ou veau mentionnées dans le Tanakh, du veau d’or aux figurines établies par le roi Jéroboam dans Béthel et Dan, soient moins le témoignage d’une idolâtrie que celle d’un Dieu capable de se représenter sous une forme bovine.
Certains soutiennent que des représentations anciennes de Dieu sous forme humaine ont bel et bien existé. En 2020, le professeur Yosef Garfinkel de l’Université hébraïque avait déclaré au Times of Israel avoir trouvé de telles images dans des figurines en argile datant des Xe et IXe siècles avant notre ère, dans un territoire correspondant au royaume historique de Judée, et notamment des représentations d’un cavalier à cheval.
« Je crois tout à fait possible qu’il y ait eu des figurines cultuelles de Yahvé utilisées par ses adorateurs », a déclaré Stavrakopoulou. « Je ne pense pas que les figurines trouvées à Khirbet Qeiyafa par Yosef Garfinkel – les figurines de chevaux – ou les figures plus récemment trouvées dans le nouveau temple de Tel Motza près de Jérusalem – représentent Yahvé. Je ne pense pas que nous ayons encore trouvé un exemple de l’âge du fer du visage de Yahvé. Peut-être en trouvera-t-on un jour. »
Le livre suggère que l’on peut se faire une idée du visage de Dieu à partir du Cantique des Cantiques ou d’une statuette en terre cuite d’Ur, façonnée entre 1850 et 1750 avant notre ère.
« La beauté divine s’est accaparée des canons traditionnels de la beauté masculine : une peau cuivrée, une épaisse chevelure foncée et une barbe soigneusement taillée », écrit Stavrakopoulou. À propos de la statue, elle ajoute que, bien qu’elle « précède de plusieurs siècles le Dieu de la Bible, ses caractéristiques restent typiques des canons de beauté masculins en Mésopotamie et au Levant ».
Elle pense également que Yahvé a beaucoup plus voyagé – et plus loin – que ce qui est communément admis.
« La Bible hébraïque est très claire », dit Stavrakopoulou. « L’ancien Israël et la Judée adoraient d’autres Dieux que Yahvé… Il se pourrait bien que Yahvé lui-même soit finalement devenu le chef d’un petit panthéon de divinités. »
Comme elle le note, Yahvé descendait d’une longue lignée, dont El, une divinité de la fin de l’âge du bronze, qui apparaît dans la mythologie ougaritique et phénicienne et – peut-être – dans la Bible hébraïque.
« Dans Deutéronome 32, El et Yahvé semblent être des divinités distinctes », remarque Stavrakopoulou. « El semble être une divinité ‘vieille’, Yahvé paraît plus ‘jeune’. El est sans doute la figure du père de la jeune génération. À Ugarit, par exemple, El est représenté presque inactif, les pieds en l’air, confiant l’entreprise de gestion à la jeune génération – Baal et d’autres. »
« Yahvé est probablement… l’une des divinités de la deuxième génération qui est progressivement parvenu à s’imposer dans certains centres culturels de l’ancien Israël et de Judée. »
Elle indique que « certains auteurs et lecteurs de la Bible » ont « posé le postulat » que « El, qui peut signifier divinité, était synonyme de Yahvé dans certaines traditions ».
Stavrakopoulou critique la mise au ban d’une autre idée – une idée consistant à dire que Yahvé avait une femme, la déesse Asherah. Asherah était connue comme la femme d’El Athirah à la fin de l’âge de bronze à Ugarit, mais son nom et son partenaire ont changé à l’âge du fer en Israël et en Judée. Selon Stavrakopoulou, Asherah est tombée en disgrâce auprès des Israélites à la suite d’attaques étrangères qui ont culminé avec la dévastation du Premier Temple par Babylone, et la tradition biblique a laissé la déesse sombrer dans l’oubli.
Le livre aborde l’hostilité biblique envers le culte d’Asherah : « Aux yeux des auteurs bibliques, la femme de Dieu, Asherah, a pu être mise de côté – c’est le moment où il a finalement scellé une union avec ses adorateurs. »
Lorsque Stavrakopoulou s’est rendue au Musée d’Israël, elle a découvert une figurine de la fin de l’âge de bronze (13e siècle avant notre ère) originaire de Shephelah représentant, selon elle, une déesse aux cuisses ouvertes. Présentée comme « Asherah, prostituée sacrée », elle pense que l’artefact a été victime d’une erreur d’identification.
« Le fait que la déesse soit représentée nue, ouvrant les cuisses, est considéré comme érotique », a déclaré Stavrakopoulou. « Ce n’est pas du tout ce que représente la figurine. Ouvrir le corps d’un Dieu est supposé révéler les secrets de la vie et de la mort, l’intérieur et l’extérieur. L’ouverture du corps était une manifestation très puissante d’une sorte de pouvoir divin sur la vie et la mort. »
« Ce genre d’erreur se retrouve souvent dans les musées. L’étiquette reflète beaucoup de préjugés communs aux anciennes générations d’érudits. Les choses s’améliorent, on pense aujourd’hui de manière plus critique et plus attentive à la langue. »
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