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Dans « Leopoldstadt », Stoppard aborde la Shoah, les mariages mixtes et le sionisme

L'œuvre semi-autobiographique du célèbre dramaturge britannique suit plusieurs générations d'une famille juive, retraçant l'histoire de l'assimilation et du génocide nazi

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Une scène de la production de Broadway de la pièce de Tom Stoppard "Leopoldstadt", qui se concentre sur plusieurs générations d'une famille juive viennoise. (Crédit : Joan Marcus via JTA)
    
Une scène de la production de Broadway de la pièce de Tom Stoppard "Leopoldstadt", qui se concentre sur plusieurs générations d'une famille juive viennoise. (Crédit : Joan Marcus via JTA)
  • Brandon Uranowitz, à gauche, dans le rôle de Nathan, et Arty Froushan dans le rôle de Leo. Ce dernier personnage est la doublure de Stoppard. (Crédit : Joan Marcus via JTA)
    Brandon Uranowitz, à gauche, dans le rôle de Nathan, et Arty Froushan dans le rôle de Leo. Ce dernier personnage est la doublure de Stoppard. (Crédit : Joan Marcus via JTA)
  • Le dramaturge britannique, d'origine tchèque, Tom Stoppard. (Crédit : AP Photo/Sang Tan/Dossier)
    Le dramaturge britannique, d'origine tchèque, Tom Stoppard. (Crédit : AP Photo/Sang Tan/Dossier)

JTA – S’exprimant lors d’un entretien au téléphone depuis un balcon vide du Longacre Theater à New York, plusieurs heures avant une avant-première de sa dernière pièce, Tom Stoppard le constate : sa nouvelle œuvre est « l’une de celles dont les gens préfèrent [lui] parler ».

Leopoldstadt, qui se joue à Broadway depuis le 1er octobre après des débuts très remarqués – et récompensés d’un prix – à Londres en 2019, suit plusieurs générations d’une famille juive à Vienne, du début du XXe siècle en passant par la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la formation de l’État d’Israël. Les spectateurs des avant-premières s’attardent souvent dans le théâtre après les représentations. Pour Stoppard – qui est l’un des dramaturges les plus respectés au monde au cours du dernier demi-siècle – « c’est tout simplement incroyable » de voir combien d’entre eux trouvent des similitudes entre la pièce et leur propre histoire familiale.

Sans surprise, au téléphone, il interroge : « Et votre famille ? »

En réponse : les membres de la famille du journaliste que je suis n’ont pas de certitude en ce qui concerne leur histoire dans la mesure où personne n’a jamais fait de test ADN ni compilé d’arbre généalogique complet ; il y a des rumeurs de rabbins en Pologne et d’ancêtres en Irak ; il y a un oncle dont la famille juive allemande a fait trôner des arbres de Noël dans son appartement de New York pendant des décennies ; il y a différents proches, tout autour du globe, qui ne savent pas grand-chose, voire rien, de l’existence des autres membres de leur famille.

Ces réponses correspondent bien à toute une série de thématiques qui sont introduites dès les premières minutes de Leopoldstadt – qui est aussi le nom du quartier juif historique de Vienne et où se déroule la pièce. Dans la forme, la pièce traite de plusieurs grandes évolutions – les horreurs de l’antisémitisme et de la Shoah, la relation entre le socialisme et le « national-socialisme », le débat sur la formation de l’État d’Israël.

Mais dans le fond, il y a la complexité de l’histoire des familles juives du XXe siècle : comment les persécutions ont conduit beaucoup d’entre elles à vouloir s’assimiler, en amenant d’autres, au contraire, à défendre et à revendiquer leur héritage ; comment les pogroms et les guerres ont divisé les arbres généalogiques et dispersé les familles à travers l’Europe et au-delà ; comment les traumatismes ont affecté les souvenirs de leurs membres – en plus de tous ces moments et de tous ces événements qui les ont séparés.

Telles sont les questions auxquelles Stoppard, âgé aujourd’hui de 85 ans, réfléchit depuis une vingtaine d’années, alors qu’il se penche lui-même sur l’héritage juif que sa famille a essentiellement dissimulé pendant la première moitié de sa vie.

« J’ai écrit des lignes qui me trottaient dans la tête depuis longtemps », précise-t-il.

Stoppard – dont l’œuvre comprend Rosencrantz et Guildenstern sont morts, Travesties et les scénarios « Empire au soleil » et « Shakespeare in Love » – est né en Tchécoslovaquie en 1937 dans un foyer juif. Lorsque les nazis envahissent le pays en 1939, sa famille s’enfuit à Singapour, où la société de chaussures pour laquelle travaille son père possède une usine. Mais le Japon va occuper Singapour. Stoppard, son frère et sa mère partent donc pour l’Inde ; son père, qui tente de quitter le territoire plus tard, meurt sur un bateau bombardé par les Japonais.

En Inde, sa mère épouse un soldat britannique nommé Kenneth Stoppard, et Tomáš Sträussler devient Tom Stoppard. Tom fréquente un pensionnat chrétien à Darjeeling pendant quelques années, puis les Stoppard s’installent en Angleterre où le jeune garçon développe une profonde sensibilité anglaise et un amour pour tout ce qui a trait à la Grande-Bretagne, un amour qui va de la monarchie à cet humour noir, absurde et pince-sans-rire connu pour être so British.

Une scène de la production de Broadway de la pièce de Tom Stoppard « Leopoldstadt », qui se concentre sur plusieurs générations d’une famille juive viennoise. (Crédit : Joan Marcus via JTA)

La judéité de la famille Sträussler, tout comme leur nom, semble appartenir alors au passé sous l’autorité d’un beau-père têtu, avec une mère qui se bat encore contre ses traumatismes.

« Je me suis bien intégré en tant qu’Anglais – un Anglais honoris causa. Ken m’a appris à pêcher, à aimer la campagne, à parler correctement, à respecter la monarchie », avait écrit Stoppard dans un article paru en 1999 dans Talk Magazine, intitulé « On Turning Out to Be Jewish » (« Sur le fait d’être devenu Juif »). « J’étais encore Tommy Sträussler, mais l’anglais est devenu ma seule langue lorsque Ken m’avait donné son nom trois semaines plus tard. »

À LIRE : « Leopoldstadt » de Stoppard, acte de révélation déchirant d’un maître dramaturge

Ce n’est que dans les années 1990 – plusieurs décennies après le début d’une carrière qui lui a déjà valu trois Tony Awards récompensant la meilleure pièce de théâtre – que Stoppard se confronte à sa judéité de manière significative. La petite-fille de la sœur de sa mère le contacte en 1993, et ils se rencontrent à Londres, où elle lui présente, sur papier, l’arbre généalogique des Sträussler.

« Je sais que nous étions Juifs, mais à quel point l’étions-nous ? », lui demande-t-il.

« Vous étiez complètement Juifs », lui répond sa parente, Sarka Gauglitz.

Cette ignorance de son histoire déclenche chez lui un intense sentiment de culpabilité. L’année suivante, il visite une synagogue à Prague où les noms de certains de ses proches sont inscrits sur les murs – ils ont fait partie des milliers de Juifs tchèques tués dans les camps de concentration. Sa mère est morte en 1996, ce qui le pousse à faire des recherches sur l’histoire qu’elle a toujours tue.

Le dramaturge britannique, d’origine tchèque, Tom Stoppard. (Crédit : AP Photo/Sang Tan/Dossier)

Les œuvres ultérieures de Stoppard, tout le monde s’accorde là-dessus, deviennent plus émotionnelles, plus romantiques, contrairement à ses premières pièces plus connues pour leur absurdité, leur humour, leur philosophie, leur histoire, leur portée sociale et autres sujets intellectuels. Il indique apprécier désormais les écrits contenant « une histoire d’amour ».

Mais ce n’est que plusieurs années plus tard que sa culpabilité transparaît dans son travail. Aujourd’hui, Stoppard ne possède toujours pas d’ordinateur et il fait appel aux services d’un assistant pour taper son travail manuscrit.

Certaines intrigues et certains personnages de Leopoldstadt sont inspirés de l’histoire de sa famille, explique-t-il, mais il ne s’agit pas d’une pièce directement autobiographique. Le cadre de Vienne, par exemple, reflète l’obsession qu’il a nourrie pendant des décennies pour l’histoire de cette ville et son riche milieu culturel ; la pièce mentionne fréquemment la célèbre communauté juive de Vienne, influente et prospère, dont faisaient partie plusieurs membres de la famille de l’auteur.

La trajectoire de Sigmund Freud, peut-être le Juif viennois le plus célèbre de l’époque, est également suivie de près, car les personnages s’inspirent implicitement de lui pour savoir s’il faut rester ou partir alors que le Troisième Reich entame sa montée en puissance.

Il y a cependant au moins un personnage qui est directement inspiré d’une personne réelle : Leo, un jeune écrivain de la ville, est censé incarné le rôle de Stoppard lui-même et apparaît à la fin de la pièce dans une scène clairement inspirée de la première « rencontre » du dramaturge avec son arbre généalogique juif, en 1993.

Au début de la pièce, en 1899, les personnages se déchirent sur la situation des Juifs et sur l’antisémitisme en Autriche, sur les mérites de l’assimilation et sur le mouvement sioniste en plein essor. Certains d’entre eux, dont Herman – un riche homme d’affaires du secteur du textile, le personnage le plus présent dans la pièce sans en être réellement le personnage principal et qui est interprété par la star de « Numb3rs », David Krumholtz – sont mariés à des non-Juifs, ce qui ajoute de l’épaisseur aux débats. Dans la première scène, la famille se réunit lors d’un dîner avec un sapin de Noël, sur lequel ils apposent une grande étoile de David.

Une scène de la production de Broadway de la pièce de Tom Stoppard « Leopoldstadt », en octobre 2022. (Crédit : Joan Marcus)

Puis, la pièce donne lieu à une scène hilarante, une brit, une réussite significative étant donné que Stoppard n’avait aucune idée de ce qu’impliquait le rituel de la circoncision ou toute autre coutume religieuse juive lorsqu’il a commencé ses recherches. Il a fini par demander à certains amis, dont l’essayiste juive Fran Lebowitz, de l’aider à mieux comprendre certains détails.

« C’est un génie – il a pu lire toutes les recherches et les restituer sous une forme dramatique », déclare à la Jewish Telegraphic Agency le metteur en scène de la pièce, Patrick Marber, un dramaturge respecté dans son propre domaine, qui est également Juif. « Et pourtant, il ne l’a pas vécu. »

L’écriture de Leopoldstadt, pour Stoppard, qui avait déjà écrit trois douzaines de pièces, a été différente des autres.

Brandon Uranowitz, à gauche, dans le rôle de Nathan, et Arty Froushan dans le rôle de Leo. Ce dernier incarne Stoppard. (Crédit : Joan Marcus via JTA)

« Ce qu’il y a de bien avec le théâtre, c’est que l’on n’a pas besoin de tout inclure », explique Stoppard, minimisant les recherches approfondies qu’il effectue avant chaque œuvre. « Dans une large mesure, la pièce doit s’appuyer sur les connaissances que le public amène au théâtre. »

« Mais je me suis retrouvé à devoir faire preuve d’une grande délicatesse [avec « Leopoldstadt »] », dit-il, ajoutant qu’il s’est senti profondément investi de la nécessité de creuser au mieux les questions soulevées dans la pièce.

La famille finit par être extrêmement fracturée – et la plupart de ses membres meurent dans les camps nazis. Un rebondissement déchirant, à la fin de l’œuvre, montre les moyens extrêmes auxquels certains Juifs ont eu recours pour sauver des proches.

Stoppard déclare qu’il a failli nommer la pièce « The Family Album » (« L’album de famille ») – un titre poignant en le replaçant dans le contexte d’une scène du début de la pièce qui implique un album de photos. Et qui devient plus pertinent encore au fur et à mesure que l’histoire se déroule et que les branches de la famille sont éparpillées et décimées.

« J’ai écrit les noms qui manquaient, ceux que je connais tout du moins – ce qui est loin d’être le cas de tous », dit la doyenne de la famille au début de la pièce en tenant un album de photos. « C’est comme ça, vous savez. D’abord, il n’y a pas besoin d’écrire leur nom, parce que tout le monde reconnaît la grand-tante Sophia ou le cousin Rudi, et puis après, seulement certains d’entre nous s’en rappelleront – et ils se demanderont : ‘Mais qui est-ce, avec Gertrude ?’ ou ils se diront : ‘Je ne me souviens pas de cet homme avec le petit chien’, parce que vous ne pouvez pas savoir à quelle vitesse tous ces noms disparaîtront de votre mémoire. »

Stoppard raconte s’être entretenu avec des admirateurs de son travail et il explique que « c’est comme s’ils n’avaient jamais vu le sujet traité de cette manière » sur scène, affirmant que les œuvres les plus poignantes et les plus marquantes sur le thème de la Shoah ont souvent été réservées à Hollywood.

Marber – qui est surtout connu pour avoir écrit Closer, la pièce qui a inspiré le film du même nom avec Natalie Portman et Jude Law – a grandi à la synagogue de Londres et s’est fièrement déclaré au fil des ans « Juif d’abord, Anglais ensuite ». Lui-même a été profondément touché par ce qu’il a vécu sur scène avec Leopoldstadt (il a également mis en scène la version britannique). Il porte désormais régulièrement une étoile de David en pendentif, par exemple, que sa femme non-juive lui a offert lors de l’une des répétitions, à New York.

Krumholtz, qui descend de Juifs hongrois et polonais, est également devenu plus proche de son identité juive au fil de cette expérience théâtrale, ajoute Marber.

« C’est la première fois que j’ai compris ce que ressentaient ces Juifs qui sentaient le sol se dérober sous leurs pieds, et qui ne pouvaient pas croire que la situation pourrait autant s’aggraver », poursuit Marber.

David Krumholtz à Los Angeles, le 2 novembre 2011. (Crédit : AP Photo/Matt Sayles)

Alors qu’il s’apprête à quitter son balcon (« Je dois voir qui a encore besoin de moi », dit-il), Stoppard admet, peut-être sans le vouloir, qu’il en apprend encore sur l’intensité des répercussions de l’histoire juive. Par exemple, il estime que le nombre de familles de la ville de New York dont il a entendu parler par les spectateurs et dont l’héritage n’est pas « si différent de celui de la famille de sa pièce » est « incroyable ».

Il y a une autre dynamique qui le surprend également et qui est liée au buzz important que la pièce a généré.

« Je pensais que le sujet des Juifs pendant la guerre avait été fait et refait », a-t-il déclaré. « Mais il s’avère que non ! »

Leopoldstadt est à l’affiche du Longacre Theater à New York jusqu’en janvier 2023.

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