Découvrez l’oeuvre de ce prodige juif new-yorkais de la photo oublié
Une brève exposition londonienne consacrée à Harold Feinstein espère s'exporter et présenter ses photos saisissantes de la vie dans la Grosse pomme
LONDRES — Ce sont ses premières photos de gens ordinaires, lézardant au soleil, insouciants sur les trottoirs et plages du Coney Island d’après-guerre qui ont fait d’Harold Feinstein un photographe prodige dans sa ville natale de New York.
Décédé en 2015, Harold Feinstein n’avait que 15 ans lorsqu’il a emprunté l’appareil photo Rolleiflex de son voisin et commencé à immortaliser des scènes de la vie quotidienne dans le quartier où il a grandi.
L’inspiration ne manquait pas au jeune photographe : une foule assise sur des marches, une fille criant du haut d’une attraction de fête foraine, une jeune gitane manquant d’assurance, au visage maculé se tenant près d’un manège. Sur un cliché, un jeune homme torse nu, jouant de la guitare, tire sur la cigarette de quelqu’un. Sur un autre, un homme regarde l’objectif avec dédain, son tatouage « Malchance » visible sur son bras nu.
Harold Feinstein a également capturé des moments de joie pure et d’allégresse : une fille rampant à travers une rangée de jambes sur le sable, un garçon propulsé dans les airs sous les rires de ses amis qui s’apprêtent à le réceptionner à l’aide d’une couverture, ainsi que l’une de ses plus célèbres œuvres, « Coney Island Teenagers » [Adolescents de Coney Island]. Dessus, un groupe d’adolescents étendus au soleil, les uns sur les autres, dont une fille au large sourire, un bras tenant un transistor, et l’autre enroulé de son compagnon tout aussi souriant. Les deux semblent savourer l’attention que leur porte Harold Feinstein. Prenant ce cliché en 1949 à l’âge de 18 ans, ce dernier ne devait être guère plus vieux que ses sujets.
« Coney Island a toujours été et restera toujours mon île trésor », explique-t-il dans le documentaire « Last Stop Coney Island: The Life and Photography of Harold Feinstein« . Le film était projeté dans la première exposition consacrée à son œuvre au Royaume-Uni, organisée à Londres en mai.
Parmi la sélection de clichés en noir et blanc présentée, plus de 20 images de Coney Island prises dans les années 40 et 50, ainsi que de la photographie de rue, des natures mortes, des nus et des paysages. Le film et l’exposition devraient prochainement arriver en Israël.
Né à Coney Island en 1931, Harold Feinstein a grandi à Brooklyn. Il était le plus jeune des cinq enfants nés de parents immigrés juifs, sa mère d’Autriche et son père grossiste de viande, de Russie. Mais l’artiste n’a pas connu une enfance heureuse, et à l’âge de 15 ans, il quitta le foyer familial pour louer une chambre dans une YMCA pour échapper aux coups de son père violent.
En 1952, Harold Feinstein fut réquisitionné par l’armée américaine et envoyé en Corée. Il immortalisa cette expérience, prenant des photos partout où il allait, dont quelques-unes ont été exposées à Londres, dont celle de GI hilares, rappelant son cliché « Adolescents de Coney Island ». Sur un autre, on peut voir un soldat américain se reposer sur son lit de camp dans son campement, un rayon de soleil perçant à côté de lui. « C’était une époque triste à plusieurs égards », se rappelle le photographe dans le documentaire, « mais j’ai su en tirer profit ».

Harold Feinstein a rapidement connu la gloire. Dans les années 50, il devint l’une des figures majeures de la photographie de rue new-yorkaise, et à 17 ans, le plus jeune artiste à être admis dans la Photo League, une coopérative de photographes à la conscience sociale, qui comptait parmi ses membres W. Eugene Smith, Margaret Bourke-White et Ansel Adams. Après la première rencontre d’Harold Feinstein avec Edward Steichen, le directeur du Museum of Modern Art (MoMA), le musée acquit trois de ses photos pour sa collection permanente. Il n’avait alors que 19 ans. Et en 1957, ses clichés avaient déjà été inclus dans des expositions du Whitney Museum of American Art et du MoMA.
« Je pense que j’ai été attirée par cette histoire parce que j’ai été attirée par les images,” explique la curatrice de l’exposition « Found », Carrie Scott. « Elles sont pleines d’espoir. Optimistes, même. Mais elles ne sont pas du tout gnian-gnians ou mielleuses ».

La plupart de son travail est évocateur et joyeux, cependant le film renvoie à la part sombre de sa personnalité. À l’âge adulte, il était en proie à l’alcoolisme, et certaines de ses photos, notamment celles d’enfants, laissaient transparaître sa tristesse. « C’était sa manière à lui de se porter témoins d’eux », suggère un contributeur de l’exposition, « mais également de lui-même ».
Harold Feinstein s’est établi comme un fin observateur de la vie des rues de New York et tentait de percevoir l’humanité et la compassion dans le métro, dans des petits restaurants et sur les bancs publics de la ville.
« Quand je regarde ces photos, c’est comme si je me replongeais dans mon passé », commente le critique photo, A.D. Coleman, dans le film. Mais, comme l’illustre l’exposition, l’œuvre d’Harold Feinstein était sublimée par sa composition remarquable et son talent de maître du tirage. Son utilisation des tons profonds, sombres est particulièrement perceptible dans ses clichés de badauds descendant les marches du métro, allant même jusqu’à rappeler les films noirs.
Ses images sont équilibrées et réfléchies, estime Carrie Scott : « Elles présentent une composition des plus dynamiques aux rognages et bordures très convaincants ».
« Found » met en exergue le dynamisme, la curiosité et la fascination du photographe pour les gens. Il se rapprochait souvent de ses sujets ; une approche qui confère à ses images une intimité sincère et palpable. Il avait un visage qui attirait les gens, décrit son fils Gjon Feinstein dans le documentaire, qui mettait tout de suite les gens à l’aise, poursuit-il.

Mais le prodige n’a pas profité longtemps de sa renommée. Cela est avant tout dû à sa décision de se retirer d’une exposition photo collective du MoMA intitulée « The Family of Man » (« La Famille de l’homme »). L’exposition a fait le tour du monde pendant huit ans et a enregistré plus de 9 millions de visiteurs.
Steichen lui avait réclamé ses négatifs pour qu’ils puissent être recadrés, mais Harold Feinstein refusa de perdre le contrôle sur son travail. C’était quelqu’un qui suivait ses propres règles, il a néanmoins reconnu plus tard qu’il s’agissait « probablement… de la décision la plus bête de ma carrière ».

Alors que ses contemporains, tels que Garry Winogrand et Diane Arbus suscitait de plus en plus l’attention, il quitta la scène artistique new-yorkaise pour enseigner à Philadelphie. Dans « Last Stop Coney Island », il a admis qu’il avait voulu fuir l’establishment, « tout comme il était important pour moi de partir de chez moi ».
Toute sa vie, Harold Feinstein n’a jamais cessé de prendre des photos. Pendant plusieurs décennies, Coney Island demeura sa muse, il le décrivait comme « le terrain de jeu de la classe ouvrière américaine… un endroit qui était toujours magique, peu importe les changements qu’il connaissait ».

Mais il s’éteignit dans l’ombre. Sa nécrologie dans le New York Times le décrivait comme « l’un des témoins les plus accomplis de l’expérience américaine. Malgré un regain d’intérêt pour les premiers travaux du photographe peu avant sa mort, la plupart de ses clichés restent inconnus. Il n’y a qu’à espérer que cette exposition — et ce film — lui rendront justice et la reconnaissance qu’il mérite. »