Derrière la fascination japonaise pour Anne Frank, une « parenté victimaire »
Des milliers de Japonais visitent le site historique à Amsterdam en raison de la familiarité omniprésente de l’histoire d’Anne Frank à travers les comics et les dessins animés.
Amsterdam (JTA) – Elle ne parle que le japonais et n’est pas entièrement certaine dans quel pays elle se trouve, mais Haruna Matsui, âgée de 18 ans, est ravie de rester sous la pluie pour une heure avec deux amis pour voir la maison d’une personne qu’elle n’a jamais rencontrée, mais qu’elle considère néanmoins comme son âme sœur.
« Nous avons visité Paris et Bruxelles, donc il fallait absolument que je vienne ici voir la maison d’Anne», a dit Matsui d’un ton heureux à JTA la semaine dernière devant la Maison d’Anne Frank à Amsterdam.
Matsui a lu des adaptations de manga japonais du journal d’Anne Frank à plusieurs reprises et elle a également regardé tous les films animés qu’elle a pu trouver à propos de la diariste adolescente qui a dû passer deux années cachée dans un grenier à Amsterdam avant son arrestation en 1944.
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L’histoire d’Anne Frank est si bien connue qu’il y a des représentants de dizaines de nations dans la file d’attente du musée qui a été établi de son ancienne cachette au Prinsengracht 263. Chaque année, plus d’un million de personnes visitent le musée, ce qui fait de lui l’un des sites touristiques les plus visités de la capitale néerlandaise.
Mais l’intérêt que l’on porte à Anne Frank est particulièrement intense au Japon où son histoire continue d’attirer de nouveaux publics grâce aux bandes dessinées, dessins animés, expositions de musée, et projets pédagogiques.
Pour certains Japonais, il s’agit d’une source de fierté. Les chercheurs qui ont étudié ce phénomène, par contre, signalent que c’est une part d’ombre qui reflète en effet la tendance à se concentrer sur la victimisation du Japon durant la Seconde Guerre Mondiale, tout en ignorant les atrocités commises par les soldats japonais qui ont combattus aux côtés de l’Allemagne nazie.
Matsui pense que le Japon était neutre durant la Seconde Guerre Mondiale.
« Les Allemands se sont battus contre les Français, les Anglais et les Juifs en Europe, et ensuite les États-Unis et le Japon ont eu une guerre plus tard», a-t-elle déclaré avec hésitation en s’aidant d’un traducteur électronique.
Pour de nombreux Européens, Anne Frank est un puissant symbole de l’Holocauste et des dangers du racisme. Pourtant le peuple japonais a tendance à se connecter à son histoire en vertu de toutes autres raisons, selon Alain Lewkowicz, un journaliste juif français qui a écrit Anne Frank au pays du Manga, portant sur son investigation du phénomène d’Anne Frank au Japon. En janvier, une version de cette œuvre a été publiée par la chaîne franco-allemande Arte.
« Elle symbolise l’ultime victime de la Deuxième Guerre Mondiale», souligne Alain Lewkowicz. « Et c’est ainsi que la plupart des Japonais voient leur propre pays à cause des bombes atomiques : une victime, jamais un agresseur. »
De nos jours, environ 30 000 touristes japonais visitent la Maison d’Anne Frank chaque année, 5 000 de plus que le nombre annuel de visiteurs israéliens. Ce chiffre place le Japon au 13e rang dans une liste dont le top 10 est occupé par des pays européens et nord-américains.
Le Japon a publié au moins quatre bandes dessinées manga populaires et trois films animés sur Anne Frank. La première traduction japonaise du journal d’Anne Frank est parue en 1952, un an avant sa publication en hébreu.
« Fondamentalement, chaque japonais a lu quelque chose portant sur Anne Frank, ce qui est étonnant, compte tenu de l’ignorance sur l’histoire de beaucoup de jeunes Japonais aujourd’hui », a déclaré Alain Lewkowicz. « L’ancienne génération a lu le livre et ils ont acheté l’adaptation de manga pour leurs enfants. »
Les enfants japonais peuvent apprendre l’histoire d’Anne Frank au Centre d’éducation de l’Holocauste à Fukuyama, la seule institution dans la région. Dirigé par un prêtre japonais, Makoto Otsuka, le centre a accueilli 150 000 élèves depuis sa création en 1995.
Situé à seulement 80 kilomètres de l’endroit où la bombe atomique américaine a explosé sur Hiroshima en 1945, le centre abrite une statue d’Anne Frank, l’une des deux trouvées au Japon et les seules à sa mémoire en Extrême-Orient. Les enfants visitent également la maquette du centre de la maison d’Anne Frank en Hollande.
En 2011, le centre a reçu l’une des deux boutures envoyées au Japon à partir du marronnier que la jeune Anne Frank avait décrit dans son journal. Le Japon est le seul pays asiatique outre Israël à avoir de jeunes arbres de ce marronnier. Celui de Fukuyama mesure déjà 2,70 mètres, selon Makoto Otsuka – qui a appris l’hébreu afin de mieux pouvoir étudier l’Holocauste, dit-il.
« Anne Frank est un symbole puissant pour la paix au Japon », a déclaré Makoto Otsuka. « C’est pourquoi son histoire résonne pour tant de Japonais qui ont subi les horreurs de la guerre. »
Makoto Otsuka a commencé à concevoir un centre d’éducation de l’Holocauste en 1971 après avoir rencontré le père d’Anne Frank, Otto Frank, le seul membre de la famille à avoir survécu à la guerre.
« Ce que j’ai tout de suite vu en l’homme fut tout l’amour qu’il avait en lui, malgré ce qu’il avait vécu », a déclaré Otsuka.
Faire connaître l’histoire d’Anne Frank au peuple japonais était important pour Otto Frank. Ses efforts dans ce domaine expliquent en partie l’intérêt que les Japonais portent envers sa fille, selon Ronald Léopold, directeur de la Maison d’Anne Frank à Amsterdam.
Dans son livre, Alain Lewkowicz juxtapose la fascination du Japon pour Anne Frank avec ce que lui et bien d’autres considèrent comme l’échec de ce pays à reconnaître pleinement les actions de leurs troupes en Chine et en Corée.
« Le lien entre Anne Frank et le Japon est basé sur une parenté victimaire », relève Alain Lewkowicz. « Les Japonais se considèrent comme tels en raison des bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Ils ne pensent pas aux innombrables « Anne Frank » que leurs troupes ont créées en Corée et en Chine au cours de ces années. »
En Corée, les troupes japonaises ont organisé le viol de milliers de femmes coréennes asservies, plus connues sous le nom de « femmes de réconfort.» Ils ont également commis des massacres à l’encontre de la population civile chinoise.
Le Japon a présenté ses excuses en 1993 à la Corée et à nouveau en 1995 pour avoir « causé d’immenses dommages et de souffrances aux peuples de nombreux pays, en particulier aux pays asiatiques. »
Malgré cela, beaucoup considèrent encore les excuses comme manquant de sincérité et comme étant insuffisantes, mettant en avant l’absence de références aux crimes de guerre. Aussi, l’on montre du doigt les multiples visites dans les sanctuaires par les dirigeants japonais qui mettent ainsi à l’honneur les pires auteurs de massacres.
Le mois dernier, la visite du Premier ministre japonais Shinzo Abe dans un tel sanctuaire a suscité des condamnations sévères du gouvernement chinois.
Makoto Otsuka dit que son musée se limite à l’Holocauste et que les autres crimes de guerre n’en font pas l’objet. Il note, en revanche, que la mission de l’institution a pour but d’« approfondir les compréhensions de cette période et d’améliorer chez les jeunes la sensibilisation pour la paix mondiale. »
Malgré cela, Alain Lewkowicz assure que Makoto Otsuka travaille étroitement à la sensibilisation de la question controversée du dossier de la guerre du Japon.
« Ne vous attendez pas à ce que Makoto Otsuka prône l’ajout de la question des crimes de guerre japonais au programme national », a déclaré Alain Lewkowicz. « Le Japon n’est pas encore prêt. Il peut paraître de l’extérieur comme une société ultra-libérale, mais c’est une fausse impression.»
Le journaliste conclut : « Lentement, petit à petit, Makoto Otsuka et d’autres personnes partageant les mêmes idées posent des questions à travers l’histoire d’Anne Frank, sur ces gens qui ont subi un traitement très comparable par le Japon durant ces années. »
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