L’auteure Lihi Lapid demande ce qui se passe quand une mère en deuil n’a pas de souvenirs de son fils
Le roman « On Her Own » marque une étape importante dans la carrière de l'écrivaine et dresse un portrait poignant d'Israël, indispensable pour les lecteurs étrangers en ce moment
Depuis le 7 octobre, l’auteure israélienne Lihi Lapid passe le plus clair de son temps à témoigner des atrocités commises par le Hamas, à manifester en faveur de la libération des otages, à rendre visite aux soldats et aux civils blessés et à réconforter les personnes en deuil.
Cette tragédie nationale l’a empêchée de profiter pleinement de ce qui constitue pour elle une étape importante : la publication de la traduction anglaise de son dernier roman, « On Her Own », par une grande maison d’édition américaine, HarperVia, à la mi-mars. C’est la première fois qu’un de ses livres est publié en dehors d’Israël.
L’un des principaux personnages du roman, une veuve âgée atteinte de démence nommée Carmela dont le fils a été tué dans l’armée, fait écho à la situation de certaines mères endeuillées en Israël.
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« Des femmes m’ont contactée. L’une d’elles m’a dit tristement : ‘Quand j’ai lu votre livre, je me suis sentie triste pour cette pauvre Carmela. Et maintenant, c’est moi Carmela’ », confie Lapid, qui est également une militante dans le champ social et l’épouse du chef de l’opposition, le président de Yesh Atid, Yair Lapid.
« Quand je vais voir ces mères, j’ai finalement peu de choses à dire. Je les écoute et je les serre dans mes bras. Perdre un enfant est de loin ce qu’il y a de plus horrible », dit-elle.
« On Her Own » (à l’origine « Zarot », « Étrangères » en hébreu) est un roman magnifiquement écrit, qui met en lumière de multiples aspects de la société israélienne, y compris les plus laids et douloureux.
Au cœur du roman se trouve la relation improbable et unique entre Carmela et une adolescente russo-israélienne nommée Nina qui fuit la vie et les violences sexuelles dans une petite ville.
Le récit commence avec la rencontre des deux femmes dans la cage d’escalier de l’immeuble de Carmela, à Tel Aviv, et Carmela prend Nina pour sa petite-fille Dana. Confuse, Carmela pense que Dana, qui vit en Amérique et lui rend rarement visite, est finalement venue la voir. Cherchant désespérément à échapper à un criminel violent, Nina se fait passer pour Dana et emménage avec Carmela avec l’espoir que, dans ses brefs moments de lucidité, la vieille femme ne se rendra pas compte de la ruse.
L’histoire s’étend au-delà de Carmela et Nina/Dana pour laisser la place à un large éventail de personnages. Avec habileté, Lapid tisse l’ensemble de leurs points de vue en leur donnant à tous une voix.
« Je pense que je fais cela parce que j’étais photographe à la base, et que je vois les choses comme des scènes… L’écriture porte essentiellement sur des pensées et des opinions, mais je voulais raconter une histoire avec un grand nombre de récits pour qu’à la fin, ils convergent vers une véritable intrigue », explique Lapid.
« Je ne voulais pas qu’un narrateur raconte ce que pensent les personnages. Je voulais que les personnages partagent leurs points de vue et expriment ce qu’ils ressentent avec leurs propres mots. Je les ai laissés parler d’eux-mêmes », ajoute-t-elle.
Le Times of Israël s’est entretenu il y a peu avec Lapid dans la maison de Tel Aviv qu’elle partage avec son mari. Tous deux sont parents de trois enfants aujourd’hui adultes : Yoav, le fils de Yair issu d’un précédent mariage, Lior, et Yael, qui est profondément autiste et qui a inspiré Lapid pour promouvoir l’inclusion des personnes handicapées.
Le Times of Israël a interrogé Lapid sur sa transition de photo-journaliste à écrivaine, et lui a demandé dans quelle mesure les thèmes et personnages de son roman lui avaient été inspirés par son expérience personnelle.
L’entretien qui suit a été remanié pour des raisons de longueur.
The Times of Israël : Comment avez-vous commencé votre carrière d’écrivaine ?
Lihi Lapid : J’étais une photo-journaliste à moto qui partait en mission dans des endroits comme le Rwanda, mais les médecins m’ont mise au repos lorsque j’attendais mon fils Lior parce qu’il s’agissait d’une grossesse à risque, après deux fausses couches. Une fois le bébé né, personne ne voulait embaucher une photo-journaliste qui allaitait toutes les quatre heures. J’étais – et je reste – féministe, mais je me suis alors rendue compte que le féminisme ne s’intéressait pas à la maternité, au fait que l’accès à la maternité changeait radicalement la vie. J’avais envie de le crier partout, raison pour laquelle j’ai commencé à écrire : j’avais quelque chose à dire.
J’ai ensuite étudié la littérature et la poésie pendant un an à l’Université de Tel Aviv. Je l’ai fait parce que Yair est écrivain, que son père [le défunt journaliste et leader politique israélien Tommy Lapid] était journaliste et sa mère [Shulamit Lapid] est une auteure incroyable. Donc, pour ne pas être complètement stupide lors des dîners de famille, j’ai étudié.
Puis j’ai écrit mon premier roman, publié en 2001. Comme il a eu un certain succès, le plus grand journal israélien, Yediot Ahronot, m’a proposé d’écrire une chronique chaque semaine, ce que j’ai fait pendant 15 ans. Au début, ils voulaient que je m’en tienne à des conseils pour la famille et la maison, des recettes, mais au bout de quelques années, j’ai pu écrire ce que je voulais sur la vie et la situation ici en Israël.
Combien de livres avez-vous écrits et, à part pour « On Her Own », avez-vous été traduite en anglais ?
J’ai écrit trois romans, deux livres pour enfants et un livre de cuisine. Une de mes amies était au kibboutz Beeri après le massacre et elle a trouvé un exemplaire de mon livre de cuisine, ouvert, sur le comptoir de l’une des maisons. Elle a pris une photo et me l’a envoyée. C’était tellement émouvant.
Mon deuxième roman, « Woman of Valor », a été traduit en anglais par un éditeur anglophone, ici en Israël.
Quel est le meilleur conseil d’écriture que vous ayez reçu ?
Lorsque je pensais à écrire « Woman of Valor », qui révélerait beaucoup de choses sur ma vie personnelle et familiale, j’ai demandé à ma belle-mère, une écrivaine reconnue, si j’avais besoin d’écrire toute la vérité et rien que la vérité. Elle m’a regardée et dit : « Tu écris toute la vérité, puis tu en effaces un peu. »
Le personnage de Carmela est atteint de démence. Est-ce quelque chose que vous avez vécu dans votre famille ?
Heureusement non. À l’origine, je voulais faire de Carmela une rescapée très âgée de la Shoah, mais Yair m’a lu, le jour de Yom Hazikaron [le jour du souvenir d’Israël], un poème écrit par un père dont le fils était mort durant son service militaire.
J’ai été tellement émue que j’ai décidé de faire de Carmela une sorte de pendant du père endeuillé du poème – quelqu’un qui a perdu un enfant dans l’armée et qui souffre de démence.
Le poème dit : « Quand je serai vieux, atteint de démence, et que je vous demanderai où est-il ? Ne me dites pas qu’il est mort il y a longtemps. Dis-moi qu’il vient de partir et qu’il reviendra bientôt ».
Nina a grandi dans une petite ville à l’écart de tout et elle a beaucoup de mal à faire ce qu’il faut, comme elle le dit, pour s’en sortir et vivre sa vie. Vous avez grandi à Arad, dans le désert du sud d’Israël. Y a-t-il une Nina en vous ?
Nous avons vécu à Arad jusqu’à l’âge de 11 ans, puis nous avons déménagé à Ramat Hasharon, au nord de Tel Aviv. C’était un peu comme déménager dans un autre pays, mais cela m’a permis de découvrir l’art et la culture. Je ne sais pas où je serais aujourd’hui si mes parents ne nous avaient pas emmenés là.
Nina et sa mère célibataire Irina, qui travaille beaucoup, sont des immigrées russes. Vous montrez leur relation forte et la valeur qu’Irina accorde à l’éducation et à la culture malgré leurs difficultés économiques. Cette petite famille vous a-t-elle été inspirée par quelqu’un en particulier ?
Comme Carmela, ma mère et mon défunt père avaient un magasin. Ma mère y travaille toujours, et ce depuis 43 ans. C’est toute mon enfance et j’y ai même travaillé à l’adolescence. Des femmes du monde entier ont travaillé dans ce magasin, et notamment des immigrées russes. Je connais donc les difficultés de celles qui sont mères célibataires et qui ont un problème [comme une fille studieuse, comme Nina, qui se rebelle soudainement et dangereusement] sans personne sur place pour les aider.
La relation la plus émouvante de ce roman est celle qui existe entre Carmela et son fils Itamar, qui vit aux États-Unis et vient rarement la voir.
Je voulais raconter l’histoire d’une famille dont les membres vivent éloignés les uns des autres. Il y a tant de familles confrontées à cette situation, aujourd’hui, dans ce monde globalisé. J’ai beaucoup écrit sur ce que nous, en tant que parents, devons à nos enfants et mes livres portent beaucoup sur la maternité. Mais qu’en est-il de savoir si nos enfants nous doivent quelque chose ? Je voulais savoir ce qui se passe quand on est vieux et qu’on a des enfants qui ne vivent pas près de nous. Alors qui s’occupe de nous ?
Le livre parle du poids que ressent Itamar en tant que seul fils encore en vie, dans l’ombre de son frère mort. Il paie le prix de son départ d’Israël, mais en même temps, il est légitime qu’il se demande si, après avoir ainsi perdu son frère, il pourrait revenir, au risque de devoir envoyer son fils à l’armée.
Mon frère aîné a déménagé aux États-Unis et y a vécu pendant 30 ans avec sa femme et ses enfants. Nous sommes une famille très unie et c’était difficile qu’il vive si loin. Il est décédé d’un cancer à l’âge de 56 ans, là-bas. Je lui ai dédié la traduction anglaise du roman.
Que pensez-vous de la sortie de ce roman très israélien en anglais dans la foulée du 7 octobre ?
Je me sens un peu triste : je crains que les gens ne veuillent pas le lire maintenant justement parce que c’est un livre israélien. J’espère que les gens – et pas seulement ceux qui sont juifs ou qui ont un lien avec Israël – le liront et comprendront que le prix à payer pour être israéliens et vivre ici est élevé. Le prix à payer pour être une femme et une mère israélienne est lui aussi élevé.
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