Le « 1938 Projekt » immerge les élèves dans une date clef pour les Juifs allemands
Des documents personnels authentiques placent le lecteur en contact direct avec les combats et les espoirs des Juifs européens qui tentaient de fuir un génocide imprévisible
Au début de l’année, les élèves d’Adam Steinmetz, un professeur du collège de Fremont, une ville de l’Ohio, ont publié un journal. Mais au lieu de contenir des histoires locales, nationales ou internationales d’aujourd’hui, il présentait des « nouvelles » d’Allemagne remontant à 1938.
Adam Steinmetz a utilisé cet exercice d’écriture comme un moyen d’immerger ses élèves de cinquième dans cette année décisive pour la communauté juive dans l’Allemagne dirigée par les nazis.
Une approche susceptible de les aider à comprendre le désespoir croissant des Juifs à l’époque face aux persécutions toujours plus fortes, et d’autre part, des perspectives d’émigration dont l’horizon ne cessait de s’obstruer.
Pour montrer à ses élèves la rapidité de la détérioration de la situation quotidienne pour les Juifs allemands et autrichiens en 1938, Adam Steinmetz a fait une sélection à partir de 365 documents. Il a trouvé ces derniers sur le site « 1938 Projekt : Publications du passé » – une initiative en ligne présentée en anglais et en allemand par le LBI (Institut Leo Baeck).
L’Institut Leo Baeck constitue le registre le plus significatif et vaste de ressources et d’études sur les communautés juives d’Europe centrale au cours des cinq derniers siècles. L’institut est installé à New York et à Berlin, et 30 % de son budget provient du gouvernement allemand.
Tous les jours, en 2018, le projet a été l’occasion de télécharger un document, une photo ou autre artefact personnel – ou créé – correspondant à la même date en 1938, il y a quatre-vingt ans. Ces documents ont été choisis parmi les millions de pages numérisées dans les archives du LBI et dans celles d’autres organisations partenaires.
Ces publications ont été largement partagées sur différentes plateformes de réseaux sociaux, avec pour objectif principal de cibler une audience plus jeune. Adam Steinmetz, enseignant de 36 ans, a expliqué avoir eu connaissance de ce projet via Twitter.
La même année, une exposition parallèle a été organisée au centre d’histoire juive de New York, et une exposition itinérante a été présentée en Allemagne.
Le projet s’est déroulé en 2018 avec pour but de coïncider avec la 80e commémoration annuelle des événements de 1938 – année charnière pour la communauté juive allemande. Elle avait commencé par l’Anschluss autrichien, s’était achevée avec la nuit de Cristal, et avait aussi été marquée par la conférence d’Evian qui avait gravement sapé la possibilité pour les réfugiés juifs d’émigrer vers des cieux plus sûrs.
Mais la pertinence du projet va finalement bien au-delà du 80e anniversaire de la Kristallnacht.
Le directeur exécutif du LBI, le docteur William H. Weitzer, dit au Times of Israel qu’il estime que le « 1938 Projekt » a l’étoffe nécessaire pour faire revivre aux jeunes générations les événements survenus il y a huit décennies.
« On tente de toucher les gens avec des histoires personnelles. Les chiffres ne parlent pas au cœur comme c’est le cas d’une lettre écrite par une fillette de 11 ans ou des pages sorties d’un album de famille. Ce sont des invitations à en savoir toujours davantage », commente le Dr Weitzer.
Małgorzata Bakalarz-Duverger, directrice des programmes universitaires du Centre d’histoire juive, a développé les contenus pédagogiques du « 1938 Projekt » et organise des ateliers de travail pour les présenter à des enseignants travaillant avec des élèves de collèges et au-delà. Elle prône avec ferveur l’approche micro-historique adoptée dans le « 1938 Projekt », où les apprentis découvrent un sujet en l’abordant par le biais de récits personnels.
« Nous utilisons le personnel pour nous ouvrir sur l’universel et l’historique et pour permettre de créer des liens avec le présent », explique Małgorzata Bakalarz-Duverger.
Des situations personnelles dures et toujours pertinentes
Pour les auteurs du « 1938 Projekt », l’objectif poursuivi n’a pas seulement été l’étude de la Shoah mais également la nécessité de mettre en exergue des leçons plus générales sur les menaces d’autoritarisme planant sur la démocratie, sur la crise des réfugiés et autres sujets brûlants en lien avec le monde d’aujourd’hui.
Adam Steinmetz explique qu’il a espéré, à travers son projet, que ses élèves, qui suivent de près les informations sur les migrants et les demandeurs d’asile à la frontière sud des Etats-Unis, puissent parvenir à rattacher la situation difficile vécue par les réfugiés juifs allemands aux événements qui se déroulent actuellement.
Une lettre de quatre pages écrite par Erika Langstein, une professeure d’anglais de 19 ans originaire de Vienne, le 16 juin 1938, à un Américain nommé Donald Biever est un document accessible pour les élèves, même jeunes, qui parviennent à le comprendre et à s’y identifier.
Dans ce courrier, l’enseignante demande à l’Américain de l’aider à la faire sortir d’Autriche, ainsi que son père. Dans un anglais parfait, Erika Langstein (dont la mère disparue n’était pas juive) explique à Donald Biever qu’à la suite de l’Anschluss, trois mois auparavant, les biens de son père – un banquier à la retraite – ont été saisis par les nazis et que leur situation était de plus en plus dure. Elle supplie son destinataire de leur fournir des attestations sur l’honneur pour appuyer leur demande d’émigration aux Etats-Unis.
De nombreux Juifs allemands et autrichiens souffrant des persécutions croissantes des nazis avaient soumis de telles requêtes à leurs proches et à des amis vivant aux Etats-Unis. Pour sa part, Erika Langstein, désespérée, connaissait à peine Donald Biever. Elle l’a rencontré à une seule occasion – au mois de mars 1937, à bord d’un train – et n’a plus jamais eu de contact avec lui depuis. Elle a glissé une photo d’elle pour permettre à son correspondant de l’identifier.
« C’est très difficile de vous écrire parce que je suis presque certaine que vous n’avez aucune idée de qui je suis… Je ne sais pas ce qui va arriver, mais je sais qu’il faut que nous partions… Je vous en prie, tentez de nous venir en aide », écrit-elle.
Dans un cas qui n’est pas très différent, Kurt Kleinman, un Viennois de 28 ans diplômé en droit, trouve l’adresse d’une famille Kleinman à New York. Même s’il n’a aucune relation avec ces Américains, il leur écrit pour les supplier de lui faire une attestation sur l’honneur. Heureusement, les Américains répondent et se réfèrent à lui dans leur correspondance ultérieure comme leur « cousin ».
Outil d’éducation
Selon la doctoresse Patricia Heberer Rice, historienne au musée du mémorial de la Shoah aux Etats-Unis, le projet parvient à transmettre les sentiments d’incertitude croissante et d’anxiété ressentis par les Juifs allemands et autrichiens, qui tentaient alors de se frayer un chemin dans le labyrinthe bureaucratique pour pouvoir fuir le pays, tout en subissant des agressions et une marginalisation qui allaient crescendo.
Au mois d’avril 1938, les Juifs avaient été forcés d’enregistrer leurs biens, et leurs commerces avaient été aryanisés. Des vagues de violences et des émeutes anti-juives secouaient l’Autriche.
Cette année-là, un quart des Juifs allemands étaient déjà partis. Le pic d’émigration avait eu lieu à la fin de l’année 1938, à la suite des pogroms de la Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre, qui avaient marqué un changement dans les moyens utilisés par les nazis pour persécuter les Juifs, passant des lois et des décrets à l’extrajudiciaire.
Pour Małgorzata Bakalarz-Duverger, les ressources fournies par le « 1938 Projekt » sont déterminantes pour saisir la portée de ces événements historiques majeurs.
« Ces sources tissent un récit complexe et dramatique de cette époque qui n’est pas concevable si on se contente de regarder les grands tournants de l’histoire au sens large », explique-t-elle.
« Ces registres originaux peuvent donner vie à l’histoire, qui peut tout à coup s’échapper du papier pour dépeindre des êtres humains réels qui menaient de vraies existences. Ils peuvent transmettre des émotions, des combats, des célébrations qui nous offrent un narratif qui va bien au-delà des noms et des dates », note Cynthia Peterman, chargée de l’éducation aux Archives nationales de College Park, dans le Maryland, et enseignante au sein du musée du mémorial de la Shoah américain à Washington.
Cynthia Peterman explique avoir été impressionnée par la variété des documents sélectionnés pour le « Projekt 1938 ». Ils vont de papiers personnels ou communautaires ayant appartenu ou ayant été écrits par des Juifs à des documents nazis, en passant par des documents officiels américains liés à la politique d’immigration restrictive mise en place aux Etats-Unis.
« Les documents américains sont très importants pour essayer de répondre à la question souvent posée sur la raison des difficultés rencontrées par les réfugiés juifs tentant de venir en Amérique », estime Cynthia Peterman.
Les enseignants doivent apporter aux élèves les éléments nécessaires pour travailler avec ce type de ressources brutes et, à moins que ces élèves ne soient lycéens ou étudiants d’université, il est probablement indispensable de donner un contexte à ces documents.
Toutefois, selon Małgorzata Bakalarz-Duverger, c’est parfois une bonne chose que les élèves puissent se plonger dans ces documents sans trop de présentation préalable.
« De manière paradoxale, les élèves sont plus ouverts, ils approfondissent plus et ils trouvent des significations et des liens inattendus. Ils font même des analyses plus réfléchies parce qu’ils n’ont pas d’idées préconçues : ils remarquent des choses que certains ne remarquent pas en connaissant le contexte », dit-elle.
« 1938 Projekt » comprend une fonction de recherche par mot-clé ainsi qu’une chronologie toute entière des persécutions nazies à l’encontre des Juifs et de leur consolidation du pouvoir – ainsi qu’un rappel précis et détaillé des grands événements mondiaux qui ont pu nuire aux possibilités d’émigration de la communauté. Chaque document original, sur le site, contient un titre et une explication relativement courte.
Ce qui manque néanmoins, c’est la connaissance du destin ultime des individus liés à ces documents. Par exemple, il est impossible de découvrir ce qui est arrivé à Erika Langstein et à son père ou si Donald Biever a jamais répondu à la missive désespérée de la jeune femme.
Le projet est dépourvu du recul historique que nous avons acquis aujourd’hui vis-à-vis de 1938. Aujourd’hui, nous savons quelle a été l’ampleur de la Shoah et de la destruction des communautés juives européennes, mais ceux qui faisaient face aux persécutions nazies, cette année-là, et tentaient de les fuir ignoraient encore ce qui allait arriver.
« Tenter de partir prend du temps, du travail, de l’argent. On ne peut pas emmener avec soi sa profession. Il faut laisser ce qu’on a derrière soi, sa culture et sa langue. Dans certains cas, les gens ne pouvaient pas partir à cause de parents malades ou handicapés », explique le Dr Rice, notant pourquoi certains Juifs pouvaient ne pas avoir aperçu les signes avant-coureurs de la catastrophe à temps – ou ne pas les voir du tout.
« Nous ne montrons pas l’avenir. L’idée, c’est que les gens puissent suivre l’histoire de ce qui est arrivé en 1938 en temps réel, ressentir ce qu’était le quotidien de ceux qui étaient en train de vivre cette année-charnière dans la destinée de la communauté juive allemande », note le directeur de l’Institut Leo Baeck.
Le docteur Jeffrey Ellison, professeur d’études de la Shoah à l’école Bernard Zell Anshe Emet de Chicago, prévoit d’utiliser ces documents écrits par « des citoyens juifs moyens piégés dans le tourbillon d’événements qui devaient marquer cette année-là… inconscients du destin indicible qui allait les attendre ».
« Dans un certain sens, le projet offre un journal quotidien de 1938, écrit non pas par un seul auteur, comme celui d’Anne Frank, mais à partir de sources multiples. Et le journal offre donc de nombreuses facettes complexes… Je ne connais pas d’autre projet lié à la Shoah qui se soit penché sur le sujet de cette manière », commente Jeffrey Ellison.
Les plans de cours de Małgorzata Bakalarz-Duverger, d’Adam Steinmetz et autres éducateurs sont disponibles sur le site internet « 1938 Projekt ». Le LBI est toujours en quête de documents.
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