Les journalistes mobilisés contre les coupes budgétaires visant Kan
Face à la volonté de la coalition de pousser l'unique chaîne publique à la faillite, les journalistes affirment que la radiodiffusion publique ne doit pas faire l'objet d'un débat
Carrie Keller-Lynn est la correspondante politique et juridique du Times of Israël.
D’éminents journalistes israéliens se sont réunis dimanche à Tel Aviv pour soutenir la télévision et la radio Kan, après que le nouveau ministre des Communications a ressuscité la menace de longue date de son parti, le Likud, de fermer ou de privatiser la société de radiodiffusion publique israélienne.
Organisé par l’Union des journalistes en Israël, qui représente en partie les employés de Kan, le « sommet d’urgence » a réuni plus de 100 journalistes et personnalités du secteur des médias israéliens pour protester contre toute tentative de suppression du financement de Kan.
Ilana Dayan, l’une des journalistes les plus célèbres du pays et l’animatrice de l’émission d’investigation « Uvda », diffusée aux heures de grande écoute, a déclaré à la foule réunie que les discussions visant à mettre fin à la radiodiffusion publique ne devraient pas être tolérées.
« Il y a des choses qui peuvent être débattues », a-t-elle déclaré. « Il y a des choses qui sont censées être au-dessus du débat, et il y a des choses sur lesquelles je ne comprends pas comment on peut commencer à débattre. »
Dayan, qui anime également une émission sur la radio de l’armée mais ne travaille pas pour Kan, a ajouté que « privatiser la radiodiffusion publique, c’est tuer la radiodiffusion publique. Tuer la radiodiffusion publique, c’est détruire l’un des moteurs de notre conversation publique. »
L’actuel radiodiffuseur public, qui a été lancé en 2017 après un long processus juridique pour remplacer son prédécesseur, l’Autorité israélienne de radiodiffusion, est depuis longtemps la cible des membres du parti Likud qui le considèrent comme un organe hostile à leur programme. Une tentative du Premier ministre Benjamin Netanyahu de fractionner Kan en divisions distinctes pour l’information et le divertissement a été acceptée en 2018, avant d’être abandonnée quand Israël avait remporté le concours de l’Eurovision 2018, puisque le maintien d’un radiodiffuseur public indépendant était une condition pour accueillir le concours l’année suivante.
L’opposition à la fermeture potentielle de Kan a fait moins de bruit que les manifestations contre le projet de refonte du système judiciaire du gouvernement Netanyahu, qui ont attiré samedi soir des dizaines de milliers d’Israéliens dans les rues pour la quatrième semaine consécutive.
Nurit Canetti, importante journaliste de la radio de l’armée et présidente du syndicat, a déclaré au Times of Israel que l’organisation avait l’intention d’exprimer sa solidarité avec Kan, mais qu’elle devra attendre que le gouvernement finalise ses propositions avant de déterminer ses prochaines étapes.
Le nouveau ministre des Communications, Shlomo Karhi, a fait part de son intention de relancer la lutte du parti Likud contre Kan, mais n’a pas encore présenté de projet de loi visant à supprimer son financement.
Le moyen le plus probable d’y parvenir serait par le biais de la loi sur les arrangements, un projet de loi régulièrement adopté avec le budget de l’État qui définit les nombreuses réformes structurelles, institutionnelles et politiques nécessaires pour que les chiffres de la loi budgétaire fonctionnent.
Canetti a déclaré qu’une fois que le plan du gouvernement sera clair, le syndicat prévoit de le combattre à la Knesset, devant les tribunaux et dans le cadre d’une campagne d’opinion publique.
Au début du mois, Karhi a déclaré lors d’une interview télévisée qu’il réduirait le financement de Kan, une mesure qui, selon la chaîne, l’obligerait à fermer ses portes.
« Il n’y a pas de place pour la radiodiffusion publique dans l’État d’Israël », a déclaré le ministre des Communications, promettant que « les obstacles seront supprimés et que le marché sera ouvert à la concurrence ».
Karhi a déclaré que la radiodiffusion devait être soumise à la libre concurrence du marché, mais les critiques ont dénoncé ses arguments comme une tentative d’évincer Kan au profit du radiodiffuseur pro-Likud, à savoir, la Quatorzième chaîne, très proche du Shas.
Kan externalise la production de son contenu de divertissement en faisant appel à un certain nombre d’entités privées. C’est notamment le cas du drame d’espionnage primé « Téhéran ».
Une autre ministre du Likud, Galit Distel Atbaryan, qui dirige le ministère de la Diplomatie publique, une entité nouvellement créée, a également attaqué récemment son ancien employeur, Kan, en affirmant qu’elle n’avait pas travaillé sur des questions de fond pendant la période où elle y était employée. En 2016, Miri Regev, alors ministre de la Culture, a déclaré de manière tristement célèbre lors d’une réunion du cabinet : « Quel est l’intérêt d’un diffuseur public si nous ne le contrôlons pas ? Pourquoi devrions-nous mettre de l’argent s’ils vont diffuser ce qu’ils veulent ? ».
Canetti, Dayan et de nombreux journalistes présents dimanche interviewent régulièrement des personnalités publiques, notamment Karhi, Distel Atbaryan et Regev.
« C’est étrange que ceux que nous couvrons ne comprennent pas l’importance de notre travail », a déclaré Canetti au Times of Israel. « C’est étrange, c’est triste, c’est décevant, et cela nous détourne du travail que nous devons faire ».
Kan dirige la seule chaîne d’information télévisée d’Israël financée par des fonds publics. Plusieurs des journalistes présents ont souligné la nécessité de disposer d’une source d’information à l’abri de l’influence des propriétaires privés. La journaliste Ayala Hasson, qui travaille pour la Treizième chaîne, qui est privée, a déclaré : « nous ne pouvons pas avoir seulement des magnats qui possèdent nos chaînes de médias ».
Le journaliste Avi Weiss a déclaré, à l’adresse de Karhi et de Distel-Atbaryan que « quelqu’un a oublié les règles fondamentales » lors des discussions sur Kan, car « les patrons des journalistes ne sont pas des politiciens, ils sont le public. »
Le journaliste Yigal Guetta, ancien député du Shas, a promis au gouvernement que « si vous essayez de nous faire taire et de fermer la porte, nous passerons par la fenêtre ». Il se faisait l’écho du chef du Shas, Aryeh Deri, qui avait fait un commentaire similaire il y a deux semaines lorsque la Haute Cour de justice avait jugé sa nomination, en tant que ministre, déraisonnable au vu de ses multiples condamnations pour fraude fiscale et qu’il avait été limogé.
Le soutien à la préservation de Kan a également afflué de l’étranger. Liz Corbin, journaliste à la BBC et présidente de l’Union européenne de radio-télévision (UER) dont Kan est membre, a envoyé une vidéo.
« La force de la démocratie repose vraiment sur l’indépendance, l’impartialité, la liberté de faire leur travail et le fait que les journalistes soient bien financés par des fonds publics », a déclaré Corbin, ajoutant que cela « nous rend responsables vis-à-vis du public et nous oblige à représenter les intérêts publics » et que « demander des comptes aux autorités publiques fait partie de notre travail ».
« Les menaces à l’encontre de Kan, membre de l’UER, sont inacceptables », a-t-elle ajouté, précisant que le directeur général de l’association « a écrit au Premier ministre israélien » pour s’assurer que l’indépendance et l’intégrité de Kan soient protégées.
Canetti a également déclaré que l’incitation à la haine des politiciens à l’encontre des journalistes s’est déjà traduite par des actes de violence, faisant référence à un incident survenu samedi soir au cours duquel une équipe de reportage de la Treizième chaîne a été attaquée par des Israéliens de droite sur le site d’une attaque terroriste meurtrière à Jérusalem.
בהלם!!! זה עתה ההמון בנווה יעקב תקפו את אודי סגל שלנו ואת אלון בן דוד, הפילו גדרות על ראשם. וכל זה רק כי הם באו לעשות שידור מהשכונה לחזק את התושבים ביום כזה קשה! @usegal @alonbd אוהב אתכם pic.twitter.com/42dAdhsX9J
— Yossi Eli יוסי אלי (@Yossi_eli) January 28, 2023
« Hier, c’était déjà physique. Vous pouvez imaginer où cela ira demain », a-t-elle déclaré.
Des dizaines de journalistes sont ensuite allés bloquer une intersection très fréquentée du centre de Tel Aviv.
Parallèlement à la manifestation du syndicat des journalistes dimanche, des centaines d’étudiants ont inondé la place Habima de Tel Aviv pour protester contre le programme de réforme judiciaire du gouvernement.
Samedi soir, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées sur la place et près du centre Azrieli à Tel Aviv, ainsi qu’à Jérusalem, Haïfa et Beersheba, pour protester contre les changements judiciaires.
Les manifestants, le procureur général et le président de la Cour suprême considèrent que l’intention d’accroître le pouvoir politique au détriment du pouvoir judiciaire est préjudiciable à la démocratie et aux libertés civiles, tandis que le gouvernement affirme qu’il est nécessaire de rééquilibrer le pouvoir face à un pouvoir judiciaire activiste et que cela renforcera en fin de compte la démocratie israélienne.