Pourquoi la majorité des incidents antisémites ne sont pas signalés depuis le 7 octobre
Dans un contexte de recrudescence mondiale de la haine antijuive, 79% de cas de harcèlement antisémite sont tus, selon les experts qui s'interrogent sur les raisons qui dissuadent les victimes de parler
NEW YORK — John Michael Graves, âgé de 25 ans, sortait de la résidence où il vit à Seattle, une maison de l’organisation à but non-lucratif Moishe House, quand il a remarqué une demi-douzaine de prospectus antisémites collés sur des poteaux aux abords du bâtiment, qui ne porte pourtant aucune enseigne.
« J’ai tout déchiré. C’est difficile de dire si ceux qui les avaient mis là savaient seulement qu’il y avait une Moishe House à proximité, » dit Graves, évoquant ces lieux de convivialité coopératifs ouverts aux jeunes adultes juifs. Sur les flyers, il était écrit « F–k You Israel » avec une étoile de David barrée, raconte-t-il. Ils avaient été collés aux poteaux de la rue dans l’après-midi du 24 octobre.
« J’ai ressenti un coup de poing à l’estomac en les voyant », confie Graves au Times of Israel. Mais lui et les autres résidents n’ont pas signalé l’incident au mouvement Moishe House – un mouvement qui dit toucher 70 000 Juifs dans 27 pays et qui a notamment six centres en Israël.
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« On avait peur – même si ça peut paraître absurde aujourd’hui – parce que l’information allait sûrement être reprise dans le journal et que ça attirerait l’attention sur nous. Je ne voulais pas en faire non plus toute une histoire », ajoute Graves, qui est l’un des quatre résidents de cette Moishe House qui accueille généralement un mélange de jeunes en début de carrière ou de jeunes en transition entre l’université et le marché de l’emploi.
« Nous sommes programmés à nous dire que ce n’est qu’un prospectus, que ce n’est pas une vraie menace de mort », continue Graves qui note que la Moishe House a été une « incroyable » source de réconfort pour lui et pour les autres résidents dans le cadre de la guerre qui oppose actuellement le Hamas et Israël.
« Quand j’ai vu les flyers, j’ai instinctivement posé ma main sur l’étoile de David que je porte autour du cou », raconte Madison Holt, 23 ans, autre résidente de la Moishe House à Seattle.
« Je n’arrivais pas à me décider : est-ce que je voulais la cacher ou non ?… Je me suis toujours sentie en sécurité ici mais cet incident a été un signal d’alarme face à tous les changements qui ont pu avoir lieu depuis le 7 octobre », dit Holt au
Times of Israel.
Depuis le massacre sans précédent qui a été perpétré par le Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre dernier – 1 200 personnes ont été tuées côté israélien et plus de 240 personnes ont été kidnappées et sont depuis retenues en otage au sein de l’enclave côtière – le mouvement Moishe House a fourni de nouvelles ressources à ses « bâtisseurs de communauté » dans le monde entier, offrant notamment un accès à des services de soutien psychologique, explique Graves.
Aujourd’hui, six semaines après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre, l’opinion publique, fluctuante, s’est désintéressée des atrocités commises dans les communautés du sud de l’État juif pour concentrer toute son attention sur le bilan des morts à Gaza, qui ne cesse de s’alourdir.
La réticence affichée par Graves et Holt à signaler cet incident d’antisémitisme entre dans le cadre d’un phénomène très large, déclarent des experts au Times of Israel. Presque quatre Juifs sur cinq ne rapportent pas les actes de harcèlement dont ils sont victimes, que ce soit à la police ou aux médias, selon des statistiques qui ont été établies par l’American Jewish Committee (AJC).
Ce sont « des degrés variés de traumatisme » qui sont à l’origine de cette absence de signalement, commente Jake Hyman, porte-parole de l’Anti-Defamation League (ADL), auprès du Times of Israel.
« Certaines personnes peuvent signaler un incident dès qu’il s’est produit tandis que d’autres sont susceptibles de vouloir croire qu’il n’est jamais arrivé, et c’est compréhensible », dit Hyman.
Il y a eu une évolution importante dans les universités, note-t-il, avec la nouvelle « Ligne juridique de l’antisémitisme sur les campus » (CALL) à destination de tous les étudiants, professeurs ou employés qui peuvent ainsi « rapporter les incidents de discrimination, d’intimidation, de harcèlement, de vandalisme et de violences antisémites qui peuvent nécessiter des poursuites », déclare Hyman.
Les signalements reçus seront pris en charge par des avocats qui travailleront bénévolement s’ils sont amenés à représenter les victimes « qui ont décidé d’aller de l’avant dans des cas spécifiques », poursuit le porte-parole.
« CALL pourra aussi aiguiller les victimes vers les services sociaux, vers les services de prise en charge psychologique et vers tous les services de soutien qui sont pertinents et ce, dans leur secteur », continue-t-il.
Pas en mon nom
Les experts disent au Times of Israel que de nombreux lycéens et étudiants rechignent à signaler des actes de harcèlement parce que « il est presque impossible de faire un signalement anonyme si on veut, par ailleurs, qu’il y ait une enquête avec des résultats et avec des conséquences tangibles », selon Yael Lerman, directrice-exécutive du département juridique Saidoff au sein de l’organisation pro-israélienne StandWithUs, qui consacre ses activités à l’éducation (le journaliste que je suis est le directeur du Centre d’éducation à la Shoah de StandWithUs.)
« Les étudiants qui déposent plainte pour discrimination ou autre, en leur nom propre, deviennent ensuite presque inévitablement des cibles de harcèlement sur les réseaux sociaux de la part d’individus, de la part de groupes universitaires anti-israéliens – un harcèlement qui peut aussi survenir dans la vie réelle », indique Lerman au Times of Israel.
Ce refus de rendre compte des actes antisémites va bien au-delà des étudiants, déclare Lerman.
« De nombreux personnels juifs, sur les campus, ne rapportent pas les incidents antisémites parce que ce qu’ils voient leur fait peur », fait remarquer Leman, avocate à la tête de tout un réseau de juristes partenaires de l’organisation StandWithUs qui sont prêts à défendre gratuitement les victimes de la haine antijuive au sein des universités.
« Ils font disparaître les preuves et ils espèrent qu’en détournant le regard, tout ça se calmera. L’idée de poursuivre les antisémites pour leur faire assumer leurs actes devant la justice, au lieu d’y renoncer par peur, ne s’est pas encore implantée de manière suffisamment importante », regrette Lerman.
Avec les réseaux sociaux et les technologies qui évoluent, les étudiants et les personnels « ont peur d’une divulgation malveillante de leurs données personnelles, ils craignent de subir un harcèlement plus fort encore s’ils décident de témoigner d’une agression antisémite », déplore-t-elle encore.
Sentiments de honte
Interrogé sur les raisons expliquant le non-signalement des actes antijuifs de la part d’un si grand nombre de membres de la communauté américaine, l’Israeli American Council (IAC) évoque « la honte ».
« Nous le savons parce que quand nous recevons ce type de signalement, les étudiants et les parents indiquent à de nombreuses occasions qu’ils ont déjà subi un certain nombre d’incidents similaires dans le passé avant de se décider à parler », dit Karen Bar-On, vice-présidente de l’activisme au sein de l’IAC.
« Et quand nous discutons de ce sujet avec des membres de la communauté, quand nous offrons des formations à l’antisémitisme aux éducateurs et aux élèves par le biais de notre école ou d’événements communautaires, ils racontent des choses qu’ils ont vécues en reconnaissant qu’ils ne les ont pas rapportées », déclare Bar-On au Times of Israel.
L’IAC, qui existe depuis 2007, représente plus de 800 000 Israéliens et leurs familles expatriés aux États-Unis. Bar-On reprend à son compte les propos tenus par Lerman, demandant aux Juifs de réfléchir à l’importance du signalement du harcèlement antisémite au lieu de l’esquiver.
« Avant tout, nous devons faire en sorte que les gens sachent comment procéder pour faire un signalement et nous devons aussi leur rappeler constamment quelles sont les ressources qui sont à leur service », ajoute Bar-On. « Plus important encore, les membres de la communauté doivent comprendre l’importance de signaler tous les incidents qu’ils sont amenés à subir, de se défendre et ce, indépendamment du degré de gravité qu’ils accordent à ce qui a pu se passer », assène-t-elle.
Selon des données collectées en 2021 par l’American Jewish Committee (AJC), 79 % des Juifs américains « pris pour cible par des propos antisémites ne rendent pas compte de ces incidents », remarque Aaron Bregman, directeur des affaires dans les lycées en sein de l’AJC.
« De nombreux lycéens qui sont victimes d’antisémitisme, de discrimination ou de préjugés font le choix de taire ces incidents par crainte des représailles sociales et d’un isolement potentiel », ajoute Bregman.
Autre facteur impliqué dans cette réticence à rapporter d’éventuels incidents, les lycéens « peuvent ne pas avoir la certitude d’avoir véritablement subi un fait de discrimination et ils peuvent également sous-estimer la gravité du problème », continue Bregman. « Certains peuvent avoir aussi de la difficulté à reconnaître et à définir ce que sont des actions antisémites, ce qui entrave leur capacité à les signaler de manière précise ».
Bregman déclare au Times of Israel que « l’incertitude » qui plane autour des discriminations « prend souvent racine dans l’idée que ce que vivent les étudiants juifs ne peut pas être comparé aux discriminations subies par leurs pairs ».
Plusieurs spécialistes mettent l’accent sur les « micro-agressions » qui permettent, selon eux, de mieux comprendre le phénomène de non-signalement. Une directrice de longue date des services étudiants au sein des universités de l’Ivy League estime que « un trop grand nombre d’enseignants contestent le droit des étudiants juifs pratiquants à manquer les cours pendant les fêtes religieuses ».
De plus, les étudiants peuvent supposer qu’ils ont signalé un incident alors qu’ils ne l’ont pas fait d’un point de vue procédural.
« Les étudiants pensent avoir rapporté quelque chose lorsqu’ils en ont parlé dans une enquête institutionnelle – mais ce récit ne sera pas partagé avec le système qui traque l’antisémitisme sur le campus ou qui traite plus globalement de ce type de question », déclare cette ancienne employée de Hillel, qui a demandé à conserver l’anonymat en raison de son poste dans le milieu académique.
Le scepticisme face aux résultats d’un signalement
De l’autre côté de l’Atlantique, en Grande-Bretagne, « une large proportion » des incidents antisémites qui surviennent dans les écoles publiques et dans les universités ne sont jamais signalés, explique Dave Rich du Community Service Trust, qui enregistre ce type d’incident et qui y répond depuis 1984.
« Les raisons les plus probables de ce phénomène, c’est que les victimes ont le sentiment que rien ne sera fait ou qu’elle ne savent pas comment s’y prendre pour rapporter ce qu’elles ont vécu », dit Rich au Times of Israel.
En Europe, l’Union européenne a mené des recherches sur l’antisémitisme en 2012 et en 2018. Les conclusions de ces études ont démontré que « la majorité des actes de harcèlement antisémite ne sont rapportés à personne », fait remarquer Rich.
« Nous n’avons pas de données spécifiques concernant le non-signalement de l’antisémitisme sur les campus ou dans les écoles mais cela donne une idée de ce à quoi nous devrions nous intéresser », continue-t-il.
Alors que les universités catholiques privées, aux États-Unis, ouvrent actuellement leurs portes aux étudiants juifs harcelés qui peuvent être désireux de quitter les campus qui étaient les leurs, le public ne voit encore que « le sommet de l’iceberg » en matière d’antisémitisme, pensent les experts. Sans une augmentation significative du nombre des victimes signalant des faites de harcèlement, la discrimination antijuive pourrait bien encore longtemps échapper aux radars.
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