Visite officielle au Turkménistan et limites de la diplomatie israélienne
Des rues désertes mais immaculées montrent la puissance d’un régime autoritaire répressif, dont la neutralité pourrait s’avérer un obstacle aux objectifs de sécurité d’Israël
ASHGABAT, Turkménistan — Il y a quelques jours, je suis rentrée d’un déplacement exceptionnel au Turkménistan, pays isolé et en dehors du temps, sans doute l’un des plus isolés au monde, même comparé à d’autres dictatures.
Le Turkménistan entretient des relations diplomatiques avec Israël depuis 1991, et le but de cette visite était d’officialiser la relation et d’ouvrir une ambassade dans la capitale, Achgabat, après quoi, a déclaré le ministre des Affaires étrangères Eli Cohen, il serait possible « d’ouvrir la fenêtre de l’ambassade et de voir l’Iran ».
Il avait à moitié raison.
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Il est vrai que l’ambassade n’est située qu’à 17 kilomètres environ de la frontière et que, de chaque point de la capitale, on voit la chaîne de montagnes Kopet-Dag, qui sépare l’Iran du Turkménistan. Mais pour des raisons de sécurité, il est trop dangereux d’ouvrir les fenêtres de l’ambassade d’Israël.
Le drapeau israélien ne flotte pas à l’entrée du bâtiment et l’ambassade d’Iran occupe deux rues entières de la capitale turkmène. Les Iraniens se promènent librement dans les rues de la ville car la frontière entre les deux pays est ouverte.
On peut dire beaucoup de choses étonnantes et positives sur le Turkménistan, mais aussi beaucoup de choses négatives.
C’est un pays dont la population n’est pas libre et où il est interdit de dire du mal du dirigeant, Serdar Berdymukhamedov, ou de son père, Gurbanguly Berdymukhamedov, président jusqu’en mars 2022, date à laquelle il a passé les rênes (partiellement du moins) à son fils.
Lors de cette visite, nous, journalistes israéliens, avons plaisanté sur les réseaux sociaux sur ce que nous avons vu à Achgabat – une statue de chien en or, des voitures blanches et argentées (le chef de l’Etat a interdit les voitures noires) et des émissions de télévision déconnectées de la réalité, mais il est très déplaisant de voir d’aussi près une dictature.
Tout est vide, partout
Lors du déplacement, on m’a souvent demandé – et j’ai moi-même tenté de savoir – combien de personnes vivaient au Turkménistan. La réponse est que personne ne sait, ou du moins personne ne se prononce : c’est un secret d’État. Même la source d’information la plus fiable sur le sujet – le World Factbook de la CIA – se contente d’une estimation, entre 1 et 5,6 millions.
Berdymukhamedov Sr. a effectué un recensement en 2021, dont il a gardé le résultat pour lui. On pense (la CIA y compris) qu’il dissimule le fait que des millions de citoyens ont quitté le pays, ces dix dernières années, en passant par la Turquie, la Russie et l’Ouzbékistan.
Les Américains pensent qu’à un moment donné, Berdymoukhamedov n’a plus laissé partir la population. Il aurait envoyé des policiers forcer les gens à descendre de l’avion ou inventer des problèmes de passeport, d’autorisation …
Quiconque marche, ne serait-ce qu’une centaine de mètres, dans la capitale ressent immédiatement une grande impression de vide.
Le pays est tout simplement désert. Il n’y a presque personne dehors. Le centre commercial d’Achgabat est vide. Dans la zone de restauration, il n’y a personne, si ce n’est une dizaine de filles venues faire la fête avec leurs mères, peut-être à l’occasion d’un anniversaire. Il y avait de loin plus de serveurs que de clientes.
Toutes les immenses places, monumentales, que nous avons vues étaient vides. Les trottoirs étaient d’une propreté étincelante, mais tout aussi déserts.
Dans le bazar soviétique, qui sert de tout petit marché urbain, il y avait quelques personnes, essentiellement des marchands, mais aussi quelques acheteurs. Sur une autoroute, nous avons vu un bus plein de passagers : c’est de loin le plus grand nombre de personnes que nous avons vues au même endroit pendant toute la durée de notre séjour.
Il n’y a pas de touristes dans cette nation fermée. Il n’y avait que deux avions sur le tarmac du bel aéroport d’Achgabat, qui ressemble à un oiseau aux ailes déployés et peut accueillir des dizaines d’avions. Les immenses couloirs et parkings étaient vides. Tout est peint en blanc, la couleur préférée du chef, avec parfois pas une âme qui vive pour en profiter.
Les feux de circulation sont également blancs, avec des bandes dorées.
Notre hôtel était grand, et en grande partie vide. Il n’y a pas de guichets automatiques et les cartes de crédit ne sont pas acceptées : on ne peut régler qu’en espèces. Il n’y a pas d’Internet et les chaînes de télévision diffusent des émissions relayant des discours du dirigeant, ainsi que des conférences archéologiques et des émissions éducatives sur la production de miel et l’artisanat.
Dans la mesure où je n’ai passé que 24 heures au Turkménistan, pour couvrir le déplacement du ministre Cohen, je n’ai emporté aucune monnaie locale, le manat, avec moi. À l’aéroport, j’ai dû payer des frais supplémentaires pour mon billet et j’ai sorti ma carte de crédit. A l’unique comptoir de l’aéroport, on m’a dit en turkmène (presque personne ici ne parle anglais) qu’ils n’acceptaient que les espèces. J’ai dû solliciter mes collègues journalistes et photographes pour rassembler les 200 $ dont j’avais besoin.
Pour autant, le Turkménistan n’est pas un pays pauvre. Il est considéré comme le quatrième plus grand exportateur du monde de gaz naturel.
Querelle de famille
Le jeune Berdymoukhamedov n’entretient pas les meilleures relations qui soient, c’est le moins que l’on puisse dire, avec son aîné.
Le père a décidé de céder le pouvoir, il y a deux ans, mais lorsque la Russie a envahi l’Ukraine et que l’Europe occidentale a cherché à acheter du gaz naturel n’importe où ailleurs dans le monde, ce pays replié sur lui a connu un regain de prestige.
C’était le moment rêvé de conclure des accords internationaux et de tirer le profit maximum de ce regain d’intérêt inespéré. Le père, qui songeait à prendre sa retraite, en a conçu de la jalousie. Il n’avait pas prévu que son fils connaîtrait un tel succès international.
Il aurait fomenté des manoeuvres, au sein des ministères, dans le but de couper les ailes de son fils. Dans les dictatures, il y a peu de signes de séparation des pouvoirs lorsque des différends surgissent au sein de l’équipe dirigeante.
Mais il est impossible d’obtenir des informations un tant soit peu précises sur ces rivalités et leurs conséquences. Tout n’est que rumeurs répandues par les diplomates étrangers.
Défense de fumer
Les dirigeants turkmènes ont interdit le tabagisme en public : les cigarettes sont interdites dans tous les espaces ouverts – considérés comme « extérieurs » – et les contrevenants encourent de lourdes amendes.
Il est toujours autorisé de fumer chez soi et dans les voitures. Mais le gardien du ministère turkmène des Affaires étrangères qui nous a accompagnés pendant une partie du voyage a déclaré qu’à partir de 2024, il serait interdit de fumer, partout dans le pays.
Lorsque nous lui avons demandé comment cela serait mis en œuvre en pratique et si une nouvelle loi serait adoptée pour ce faire, le fonctionnaire a assuré que ce ne serait pas nécessaire.
« Nous allons simplement bloquer l’importation de cigarettes et plus personne ne fumera », a-t-il déclaré.
Si cela était vrai, le Turkménistan deviendrait le tout premier pays au monde sans cigarette, mais pas par la volonté de sa population.
Vive la neutralité
Une autre question qui pique la curiosité est celle de la fête nationale, qui célèbre la neutralité du pays.
Dans la capitale, dans un angle dû à la pente de la chaîne de montagnes qui descend de l’Iran, se dresse le « Monument de la neutralité », de 75 mètres de haut, ou comme on l’appelle ici « Le trépied ».
Chaque année en décembre, le Turkménistan célèbre la « fête de la neutralité » pour rappeler sa position en retrait de tout conflit international ou de toute guerre, selon la définition des Nations unies.
Cela signifie que tant que l’armée turkmène est responsable de la défense du pays contre les menaces extérieures, la nation ne sera membre d’aucune organisation diplomatique ou régionale basée sur des alliances défensives ou offensives.
Bien qu’au fil des ans, il ait pris part à des exercices militaires bilatéraux avec l’Ouzbékistan et la Russie, le Turkménistan ne dépêche pas de soldats dans le cadre de l’OTAN ou d’autres organisations internationales.
Ce statut de neutralité aura clairement un impact sur tout ce qu’Israël cherchera à faire au Turkménistan en raison de sa proximité avec l’Iran.
A notre connaissance, il n’y a pas de forces de l’ordre israéliennes sur place, pas davantage que de relations entre les deux armées, aujourd’hui ou au cours des dernières décennies.
Tous ceux qui – côté israélien – ont tenté de développer des contacts en matière de sécurité se sont heurtés à un mur.
Il semble que le pays ne servira pas de base arrière pour les agents du Mossad déployés en Iran. Et contrairement aux relations militaires profondes entre Israël et l’Azerbaïdjan, le Turkménistan n’est pas l’un des clients militaires d’Israël.
Si Israël et l’Iran arrivent un jour à un conflit militaire ouvert, le Turkménistan ne sera d’aucun soutien à Israël. Mais peut-être qu’à Jérusalem on espère qu’à tout le moins, le Turkménistan ne soutiendra pas non plus l’Iran.
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