À Hong Kong, l’ouverture d’un restaurant « juif » dégénère en bataille entre associés
Un différend rendu public via les réseaux sociaux du restaurant, divise le public et diffuse des accusations de harcèlement, d'activité mafieuse et d'appropriation culturelle
TAIPEI (JTA) – Lorsque Rebecca Schrage a quitté Boston pour venir travailler dans la finance à Hong Kong, vers 2014, « il n’y avait pas de bagels. Au mieux, on pouvait trouver du pain avec un trou dedans ».
Après s’être lancée dans la fabrication de ses propres bagels à domicile, qu’elle vendait à des commerces du quartier, elle a quitté son emploi dans la finance pour s’y consacrer à temps plein dès 2014, ouvrir un laboratoire de confection de bagels et, au final, une belle boutique avec pignon sur rue, baptisée Schragels.
Mais ce qu’elle souhaitait, c’était ouvrir un véritable restaurant de spécialités juives à Hong Kong, pour suivre la voie de ses grands-parents, qui tenaient un delicatessen à New York. En 2021, elle s’associe au restaurateur Mike Watt et à l’investisseur Jamie Wilson pour développer l’idée; c’est alors qu’elle décide que le restaurant s’appellera Mendel’s, en hommage à son père, Michael Mendel.
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Aujourd’hui, le rêve a tourné au cauchemar et, à la bataille juridique autour de Mendel’s, s’est ajouté un tollé cruel sur les réseaux sociaux, alimenté par des clients et des employés qui l’accusent de harcèlement, d’activités mafieuses et même d’appropriation culturelle.
Au cœur de la tempête se trouve un différend entre Schrage – actionnaire majoritaire de Joy Lox Club Ltd., société propriétaire de Mendel’s Delicatessen – et Watt and Wilson. En leur qualité de membres de l’entité Jones Crusher Ltd., Watt et Wilson détiennent 40 % des actions du restaurant et Schrage, 60%. Ils poursuivent Schrage devant le tribunal de district de Hong Kong pour dommages suite à une rupture de contrat et, disent-ils, fausse déclaration.
Le différend est venu à l’attention du public lorsque des vidéos publiées depuis les réseaux sociaux du restaurant Mendel’s ont donné à voir des hommes vêtus de noir, qui bloquaient l’entrée du restaurant, laissant penser que Schrage les avait envoyés pour intimider les clients et le personnel.
« Des agents de sécurité ont été embauchés par quelqu’un pour dissuader – verbalement et même physiquement – les clients et l’équipe de Mendel d’entrer dans le restaurant, et en perturber le fonctionnement, comme par exemple en coupant l’électricité », peut-on lire dans les messages du compte du restaurant, auquel Shrage dit ne pas avoir accès. D’autres publications affirment qu’un des directeurs a été pris à partie par l’un des agents de sécurité. « Conformément à ce que leur demande leur commanditaire, les agents de sécurité se relaient et ne quittent jamais les lieux. »
Des publications diffusées depuis le même compte assurent que Mendel est « impliquée dans un litige commercial complexe […] entre les mains du tribunal. Nous allons devant les tribunaux nous battre pour le droit à exploiter cette entreprise que nous avons créée », peut-on lire sur Instagram.
Les vidéos ont indigné la communauté d’expatriés de Hong Kong, dont les membres se sont tournés vers les réseaux sociaux pour critiquer Schrage, responsable, selon eux, d’avoir posté les gardes de sécurité devant l’entrée de Mendel’s.
« Des bagels inspirés par les restaurants new-yorkais, Des méthodes d’intimidation inspirées des mafieux de Chicago #authentic », écrit un commentateur.
« Dois-je prendre mes précautions pour aller acheter un bagel ? » demande un autre.
Dans leur plainte, Watt et Wilson affirment que Schrage n’a pas versé sa part sur les frais convenus pour ouvrir Mendel’s. Les trois associés s’étaient initialement mis d’accord sur un budget d’environ 102 000 $ (800 000 $ en dollars de Hong Kong), mais ont « convenu oralement » de le doubler assez largement pour atteindre 229 000 $, dans la mesure où le capital initial « ne couvrait pas intégralement » les coûts. Or, en avril, Schrage n’aurait versé que 29 500 $ de sa part, alors que Watt et Wilson avaient contribué à hauteur de 191 000 $, peut-on lire dans l’assignation communiquée à la JTA.
Schrage, pour sa part, affirme avoir été prise au dépourvu par l’augmentation du budget, ajoutant que sa demande de communication de documents justificatifs et de comptes lui avait alors été refusée. Elle estime que des documents ont été purement et simplement « jetés » et que les fonds étaient en fait détournés vers d’autres entreprises dont elle ne faisait pas partie. Watt lui aurait, dit-elle, proposé de vendre ses actions de l’entreprise.
Devant son refus, assure Scharge, l’équipe de Watt l’aurait menacée, elle et son entreprise, et aurait fait changer les serrures de la boutique.
Schrage a reconnu avoir envoyé l’équipe de sécurité chez Mendel, non pas pour empêcher les clients d’entrer, précise-t-elle à la JTA, mais pour éviter que d’autres « activités illégales » ne se produisent.
Watt, dit-elle, a été exclu du conseil d’administration mais a continué à exploiter Mendel’s alors qu’il n’avait les pouvoirs juridiques de le faire. « C’est pourquoi il m’a fallu dépêcher des agents de sécurité sur les lieux », explique-t-elle, ajoutant que les autorités locales menaient une enquête civile et pénale sur l’affaire.
Si l’on en croit Watt, Mendel’s est « le fruit du travail » de son équipe. Schrage n’était que « peu voire pas du tout impliquée dans le projet contrairement à ce qu’elle affirme », assure Watt à la JTA.
Watt estime que l’assemblée convoquée pour le révoquer en tant qu’administrateur s’est faite en violation des statuts de la société.
Jones Crusher Ltd. a, depuis, déposé une requête complémentaire pour liquider Joy Lox Club Ltd.
« Nous avons porté cette affaire devant la Haute Cour de Hong Kong et attendons avec impatience l’issue de la procédure », précise Watt à la JTA. « Nous sommes impatients de pouvoir exploiter notre entreprise sans harcèlement ni malveillances… tout ce par quoi Rebecca s’est fait connaître. »
Malgré l’emballement sur les réseaux sociaux, la communauté juive de Hong Kong, qui compte 4 000 membres, semble avoir pris ses distances avec le conflit. Erica Lyons, qui vit à Hong Kong depuis 2002 et préside la Hong Kong Jewish Historical Society, précise que le différend est « une affaire privée qui ne regarde pas la communauté juive ».
Selon Lyons, la vie communautaire juive à Hong Kong est centrée autour des principales congrégations, le Centre communautaire juif et l’école juive Carmel. De nombreuses autres organisations ont leur siège dans les locaux du centre communautaire, ajoute-t-elle.
Un membre de la communauté juive qui vit à Hong Kong depuis 10 ans, mais souhaite rester anonyme en raison de la sensibilité de la question, assure avoir parlé avec Schrage avant qu’elle n’ouvre Mendel’s.
« Quand elle a eu l’idée, cela faisait quelque temps qu’elle cherchait un nom. Lors d’un dîner de Shabbat, j’ai suggéré à Rebbeca de l’appeler ‘Crazy Rich Jewish Food’ mais, finalement, je suis heureux qu’elle ait choisi un autre nom, parce que pour moi ‘juif’ signifie ‘casher’ et ni Mendel’s ni Schragels ne sont casher », explique-t-il.
Cette entorse à la casheroute agace certains membres de la communauté et met en évidence de nouvelles tensions entre Schrage et ses anciens associés. Certains Juifs de Hong Kong n’apprécient guère le marketing ni même la nourriture du Mendel’s, qui commercialise des produits résolument non casher, comme un bagel avec du bacon.
« Je n’emmènerais certainement pas mes enfants là-bas pour leur dire : ‘Regardez, voilà vos origines. Ce restaurant représente notre identité juive », explique Elizabeth LaCouture, professeure adjointe en études de genre à l’Université de Hong Kong et membre de la communauté juive. Elle a été particulièrement agacée par les slogans marketing de Mendel qui reprennent des termes en yiddish, comme « schmuck ».
« Dans une [ville] où il y a si peu de Juifs en dehors de notre propre communauté, je pense que nous devons veiller à ce que ce qui nous représente le fasse de manière positive», ajoute-t-elle.
Watt et Wilson ne sont pas juifs et le concept d’un authentique delicatessen juif « leur était totalement étranger », soutient Schrage.
« Je voulais que ce soit un endroit où l’on pourrait venir acheter une soupe de boulettes de matzah ou les classiques de la charcuterie avec lesquels j’ai grandi. Je voulais que ce soit casher en ce sens que les ingrédients étaient casher. Être certifié casher serait très compliqué », assure-t-elle.
« Mendel’s ne s’est jamais targué d’être casher ni authentiquement juif », réplique Watt. « Notre offre et notre marketing sont le reflet des influences et expériences d’une équipe multiculturelle. En plus du bacon, nous proposons également des hot-dogs jalapeño, des biscuits matcha, du houmous à la betterave, du granola, des pommes de terre rissolées, des cocktails, etc. Nous souhaitons avant tout que notre café et la nourriture que nous servons soient au goût de nos clients. »
Schragels et Mendel’s ne sont que deux des nombreuses points de vente de bagels à Hong Kong aujourd’hui, et aucun des deux n’est casher. Les deux magasins sont fréquentés par des Juifs et des non-Juifs et sont situés dans des zones fréquentées par les expatriés.
Au fil des ans, Hong Kong a vu défiler un certain nombre de restaurants – casher ou non – appartenant à des Juifs et exploités par des Juifs, sur la scène gastronomique particulièrement exigeante et volatile de la ville. Jimmy’s Kitchen, fondé à l’origine par une famille juive, servait des classiques européens, y compris des plats de porc et de crustacés non casher. Il a fermé ses portes en 2020 après 92 ans d’exploitation.
La première épicerie juive de Hong Kong, appelée Lindy’s East, a ouvert ses portes en 1966, se qualifiant elle-même de « seul restaurant casher à l’Est des États-Unis ». Au menu ? Des homards importés du Maine, aux côtés des bagels et pastrami presque obligatoires. « Ceux pour qui casher signifie strictement casher seraient scandalisés par le menu », notait un article du New York Times à l’époque.
Le centre communautaire juif dispose également de deux restaurants casher supervisés.
Casher ou non, la guerre du bagel est bien davantage qu’une simple querelle juridique pour Schrage.
« Il est hors de question que je vende mes actions et les laisse utiliser le nom de mon père de la sorte. J’en fais une question très personnelle », conclut-elle.
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