À Jaffa, un refuge pour les artistes déplacés par la guerre après le 7 octobre
En mettant à leur disposition chambres et studios près de la plage, la résidence pour artistes Old Jaffa a voulu raviver la flamme créatrice ; Le résultat en a surpris plus d’un
L’artiste israélienne Anuar Jour a du mal à peindre depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre dernier.
Agée de 31 ans, elle fait partie des quelque 200 000 Israéliens évacués des communautés frontalières de Gaza ou du Liban à cause de la guerre qui a éclaté suite aux atrocités perpétrées par des milliers de terroristes dirigés par le Hamas, dans le sud d’Israël, qui se sont soldées par la mort de 1 200 personnes et l’enlèvement de 253 otages dans la bande de Gaza.
« Je me sentais coupable de faire de l’art alors qu’il y avait tellement de personnes dans une immense détresse », confie Jour.
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En janvier, en même temps que neuf autres artistes évacués, elle a été sélectionnée pour bénéficier d’un programme de trois mois, offert par la résidence d’artistes Old Jaffa. Les artistes se sont vus proposer une chambre et un studio, dans une de ces constructions voûtées très pittoresques du bord de mer, à Jaffa. Avec ces artistes qui, comme elles, tentent à nouveau de s’exprimer, Jour a recommencé à créer.
Trois mois plus tard, le Times of Israel leur a rendu visite et il est évident que le travail de ces 10 artistes témoigne à la fois de leurs efforts pour dire ce que leur inspire la guerre, mais aussi de leurs tentatives d’y échapper. Certains de ces artistes questionnent d’autres notions, comme les comparaisons entre la Shoah et la situation actuelle, qui pourraient être considérées comme tabous dans d’autres contextes.
Zehava Masser, Ashkelon
Zehava Masser, fille de rescapés de la Shoah, se trouvait dans sa maison d’Ashkelon lorsque son studio, tout proche, a été touché par un missile qui a tout détruit. De manière un peu prémonitoire, elle avait écrit, il y a longtemps de cela sur son site Internet, « La beauté ne nous protège pas ». Son intention à l’époque, explique-t-elle, était de suggérer que sous la surface de ses œuvres très esthétisantes se trouvaient pléthore de thèmes on ne peut plus dérangeants.
Les peintures actuelles de Masser reprennent le style qu’elle maîtrise dans ses œuvres sur la Shoah. Des corps humains abstraits apparaissent, avec des couleurs attrayantes, mais ils sont émaciés et défigurés. Interrogée sur la possibilité de comparer hier et aujourd’hui, elle estime erroné de le faire dans un cadre politique.
« Intellectuellement, rationnellement et psychologiquement, les comparaisons n’ont pas leur place », affirme-t-elle. « Mais nos émotions disent tout autre chose. »
Tali Riaboy, Maa lot-Tarshiha
La Shoah est là aussi le thème de prédilection des créations de l’artiste visuelle Tali Riaboy. Habitante de la ville de Maa lot-Tarshiha, dans le nord du pays, elle était venue, en compagnie de sa sœur soldate Maya, pour fêter l’anniversaire de leur grand-mère Ludmilla en cette deuxième semaine d’octobre.
Aujourd’hui octogénaire, Ludmilla a vécu, enfant, les affres de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine où, avec ses parents, elle a réussi à échapper aux nazis.
Tali et Maya se trouvaient chez leur grand-mère lorsque les roquettes ont commencé à pleuvoir, accompagnées d’une alerte d’infiltration terroriste depuis la frontière libanaise toute proche.
« Quand nous sommes sorties de l’abri anti-aérien, il y avait des soldats partout, le doigt sur la gâchette. À ce moment-là, grand-mère s’est tournée vers nous et a dit : ‘Je ne veux plus avoir cette peur’ », se souvient Riaboy.
La « peur » dont elle parlait, explique Riaboy, lui vient de sa petite enfance.
Pour calmer leur grand-mère, Riaboy et sa sœur ont continué à faire ce qu’elles font chaque année, depuis des années, le jour de l’anniversaire de leur grand-mère, à savoir lui couper les cheveux. Les photos prises par Riaboy ont saisi ce moment et elle font désormais partie d’un triptyque créé par Riaboy intitulé « Generations of Fear ».
Nadine Bar-Noy, Sderot
Les souvenirs du 7 octobre restent très forts pour l’artiste Nadine Bar-Noy, installée à Sderot, qui a vu sur les réseaux sociaux les terroristes du Hamas semer la désolation dans sa ville natale alors qu’elle-même avait trouvé refuge dans sa pièce sécurisée.
« Je n’en suis pas sortie avant trois jours », confie Bar-Noy, qui a essayé de mettre cette expérience de côté pour travailler sur un projet personnel.
« Avant la guerre, j’avais engagé un entrepreneur pour rénover ma maison », explique-t-elle, énumérant les nombreuses malfaçons qu’elle a ensuite découvertes. « Pour moi, il ne fait aucun doute qu’il a profité de la femme que je suis et que son attitude est le reflet d’une posture patriarcale encore trop répandus au sein de la société israélienne. »
Dans cette oeuvre multimédia qu’elle a baptisée « No Way to Build A Home », Bar-Noy a mis des éléments qui évoquent un autre thème douloureux.
« Quand j’étais jeune, ma famille récemment immigrée a senti qu’il valait mieux taire notre appartenance ethnique et ne pas parler le dialecte marocain en public. Ce n’est que récemment que j’ai pu revenir à la culture marocaine », confie-t-elle, s’exprimant depuis le studio mis à sa disposition à Jaffa, avec un dessin grandeur nature de ses parents sur un mur et une sculpture de feuille, symbole de leur vignoble sur un autre. Ces souvenirs d’enfance, dit-elle, l’aident dans son processus créatif.
Yaron Steinberg, Kibboutz Dafna
Le thème de la maison figure lui aussi en bonne place dans les œuvres de Yaron Steinberg, qui s’intéresse à la représentation des maisons du kibboutz Dafna, non loin de la frontière libanaise, là où il vit depuis maintenant trois ans.
« Il m’a fallu un certain temps, après le 7 octobre, pour pouvoir reprendre un semblant d’activité artistique », confie Steinberg, 41 ans. « Je me suis demandé quel intérêt il pouvait bien y avoir à faire de l’art. Je me sentais complètement inutile. Je ne suis pas médecin, je ne suis même pas soldat, car j’ai été libéré du service de réserve il y a de cela plusieurs années. »
À Jaffa, Steinberg a progressivement recommencé à dessiner sa version des maisons des kibboutzim. Consciemment ou non, son choix de matériaux, de couleurs et de technique reflète bien la période actuelle.
« J’ai senti que je devais travailler en noir et blanc, alors j’ai choisi le fusain », dit-il. « En utilisant un processus connu sous le nom de dessin soustractif, je commence par peindre tout en noir, puis je révèle lentement des points de lumière en effaçant le noir et en faisant entrer la couleur blanche. »
Les maisons de kibboutz à un étage de Steinberg correspondent, selon lui, à « la vision utopique que de nombreux kibboutzniks ont de leur mode de vie ». Il explique s’inspirer de l’architecture américaine du milieu du XXe siècle, du style de Frank Lloyd Wright, avec ces grandes fenêtres offrant une vue imprenable sur la nature.
Brit Einstein, Magen du kibboutz
L’harmonie que Steinberg tente de ressusciter, dans ses dessins, se retrouve également dans l’oeuvre de Brit Einstein, membre du Kibboutz Magen. Elle repense avec nostalgie à l’époque où elle se promenait, pieds nus, dans les champs de son kibboutz, non loin de la frontière de Gaza, solitaire et paisible, toute absorbée par son art.
Cette idylle s’est brutalement terminée le 7 octobre lorsqu’Einstein s’est retrouvée seule dans sa pièce sécurisée, avec des coups de feu en fond sonore et les messages frénétiques de ses amis ayant aperçu des terroristes pour seule compagnie.
« J’ai pensé que j’allais mourir, que ce n’était plus qu’une question de minutes », se souvient-elle.
Heureusement pour Einstein, les coups de feu qu’elle entendait étaient ceux des premiers intervenants civils anti-terroristes de Magen qui ont réussi à arrêter les terroristes avant qu’ils n’arrivent au kibboutz.
« Ensuite, je suis partie pour Tel Aviv, où je n’ai rien fait, artistiquement parlant. Un peu avant de me rendre dans la résidence de Jaffa, j’ai ressenti le besoin de retourner au kibboutz et de travailler sur un tracteur, dans les champs de pommes de terre », confie-t-elle.
Einstein en a rapporté un tonneau rempli de terre, qu’elle a utilisée pour créer une oeuvre composite. Elle travaille par ailleurs sur un mélange d’images vidéo qui pourraient facilement être vues comme une métaphore du 7 octobre. Dans la vidéo, on voit des vagues qui percent un trou dans une digue du port de Jaffa, avant de déferler à travers cette ouverture.
A la fin de la résidence à Jaffa, fin mars, les 10 artistes avaient surmonté leurs blocages artistiques. Pour Jour, le déclic est venu de la reprise d’habitudes quotidiennes, à commencer par un bénévolat avec les enfants arabes et juifs de Jaffa, pour leur apprendre à peindre.
Le projet a par ailleurs permis d’organiser des rencontres entre les artistes et une vingtaine de conservateurs d’art et directeurs de galerie.
« Parce qu’ils vivent dans les régions périphériques du pays, il est difficile pour ces artistes d’établir les liens susceptibles de faire avancer leur carrière », explique Sahar Azimi, la responsable de la résidence. « Il se pourrait que cela soit une lueur d’espoir, pour eux, en cette période troublée. »
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