A Or Akiva, la refonte judiciaire fait remonter les conflits sociaux à la surface
Cette ville largement séfarade pauvre éclipsée par son opulente voisine, Césarée, est devenue un foyer des violences commises par les manifestants de droite
Comme un général mobilisant ses troupes avant l’assaut contre l’ennemi, Haim Barda donne ses ordres à voix forte à quelques centaines de manifestants de droite rassemblés sur une place d’Or Akiva dans la soirée de samedi.
« Ne vous laissez pas intimider : Les gauchistes arrivent mais les renforts sont en route », dit Barda, chauffeur de taxi et activiste de droite, d’une voix puissante, s’adressant aux personnes présentes qui occupent environ la moitié de la place Khana Asayag. Les huées s’élèvent alors que de l’autre côté de la rue, des milliers de manifestants opposés au projet de réforme judiciaire avancé par le gouvernement de droite arrivent de l’ouest, avançant sur l’autre moitié de la place et scandant bruyamment des slogans dénonçant le glissement perçu du pays dans la dictature.
A Or Akiva, un foyer de confrontations violentes entre partisans et opposants de la refonte judiciaire, la situation va encore rapidement dégénérer samedi soir – allant bien au-delà du simple face à face passionné entre soutiens et détracteurs d’une politique controversée. Il faut dire que le conflit de ces dernières semaines a mis à nu des divisions plus profondes alimentées par l’histoire et par la démographie de la ville et de ses environs – notamment de profonds écarts socio-économiques et des tiraillements ethniques qui ont transformé un problème gouvernemental en affrontement menaçant de faire éclater la société israélienne.
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L’arrivée des critiques du gouvernement lors d’un samedi soir – une population venue majoritairement d’ailleurs et brandissant des drapeaux israéliens et des panneaux – est « une provocation délibérée qui vise à offenser religieusement le Shabbat, la journée de repos, et à provoquer des violences », commente Ron Elkobi, activiste du Likud originaire d’Or Akiva, où le parti du Premier ministre Benjamin Netanyahu a remporté 47 % des votes lors des élections de l’année dernière.
Pour un grand-nombre de ces milliers de personnes ayant décidé de venir dans cette localité qu’elles n’habitent pas, cette incursion à Or Akiva est une réponse aux intimidations et aux violences qui sont survenues la semaine dernière dans la ville, lorsqu’une foule de droite en colère a dispersé un groupe beaucoup plus modeste en taille qui manifestait contre la refonte judiciaire dans le cadre du mouvement de protestation national qui balaie le pays depuis plus de deux mois, culminant, le samedi soir, par des rassemblements organisés aux carrefours majeurs du pays.
Le fossé qui ne cesse de s’approfondir entre ce qui est connu, dans les cercles de droite, sous le nom de « premier Israël » et de « second Israël » se creuse partiellement autour des lignes ethniques. Il apparaît clairement dans cette crise entraînée par le projet de refonte judiciaire – un projet où le gouvernement, placé sous l’autorité du Likud, cherche à soumettre largement le système judiciaire à l’exécutif.
Il y a finalement peu d’endroits en Israël où ce fossé se ressent plus fortement qu’à Or Akiva, petite ville dont l’histoire a commencé dans les années 1950. Elle avait été bâtie dans les dunes, à l’Est de Césarée, pour accueillir temporairement les nouveaux immigrants, en majorité des Juifs séfarades venus des pays arabes, une population largement défavorisée et peu qualifiée.
Alors que Césarée se développait, devenant une station balnéaire aisée – ses golfs et son club sont considérés comme les meilleurs de tout Israël – son voisin, à l’Est, est resté pauvre, souffrant du crime et de la corruption. Séparées de seulement 200 mètres, les deux villes se situent aux deux extrémités du spectre socio-économique : le salaire médian, à Or Akiva, est d’environ 10 000 shekels, soit moins de la moitié du salaire médian de Césarée et approximativement 17 % plus bas que le salaire moyen national.
Barda, âgé d’une cinquantaine d’années et père de deux enfants, connaît bien ces deux mondes. Chauffeur de taxi, il travaille souvent pour des couples de Césarée, explique-t-il, soit pour transporter leurs enfants, soit pour emmener les parents lors de longues courses vers Tel Aviv, des déplacements qui coûtent chers, de manière à ce que les adultes puissent aller dîner et boire de l’alcool au restaurant. Barda est aussi propriétaire d’un cheval, un pur-sang arabe nommé Mashal B, et il fréquente les habitants de Césarée lors des événements équestres.
L’émotion le submerge quand les premiers manifestants contre les réformes judiciaires, qui se sont retrouvés au club de golf de Césarée, commencent à se diriger vers l’Est, sur la place. Barda, une personnalité habituellement sociable, est soudain méconnaissable alors qu’il hurle, à travers son haut-parleur, des revendications auxquelles aucune réforme judiciaire ne saurait par ailleurs répondre.
« Vous nous avez tout volé, il ne nous reste rien ! Toutes les plus belles terres pour vos kibbutzim! Tous les bons emplois pour vos enfants adorés ! Et maintenant, vous venez voler notre Shabbat ? La place ? Est-ce qu’on est vraiment à ce point des déchets à vos yeux ? Mais vous êtes venus au mauvais endroit, chiens de gauchistes ! » crie-t-il aux manifestants. Sa voix reste néanmoins inaudible dans l’air rempli par le brouhaha des slogans, des coups de klaxon et des sifflets, des alarmes anti-vol des voitures qui étouffent le son du mégaphone.
Approché par le Times of Israel peu après sa diatribe, Barda, le visage rougi par l’émotion et la colère, déclare d’une voix rauque : « Non, mon frère, je n’ai pas terminé. Revenez me voir plus tard. » Il ajoute toutefois : « Peu importe la réforme judiciaire. Je suis venu ici pour parler des problèmes sous-jacents qui sont bien plus profonds, des injustices que la réforme judiciaire tente un petit peu de rectifier ».
Parmi les intervenants du rassemblement de droite, Yoram Sheftel, un avocat reconnu qui a évoqué devant la foule les divisions ethniques. Sheftel, un ashkénaze, note l’absence de magistrats séfarades à la Cour suprême pour justifier la nécessité de réformer le système de la Justice israélien, suscitant de vifs applaudissements. Atta Farhat, partisan druze du Likud et sioniste auto-proclamé, prend ensuite la parole, chaleureusement accueilli. Il avertit que le système judiciaire détient « un pouvoir excessif sans par ailleurs devoir rendre des comptes. Il transforme le pays en dictature ».
Les personnes venues soutenir la réforme brandissent des affiches de Netanyahu, ashkénaze dont la résidence privée se trouve à Césarée, mais qui est aussi le dernier dans une succession de leaders (ashkénazes) du Likud à avoir promis de s’attaquer au problème de la marginalisation perçue des citoyens séfarades. Les organisateurs diffusent de manière répétée une chanson intitulée « Bibi ya Habibi » (« mon pote » en arabe) dans la sono prêtée gratuitement aux organisateurs du regroupement par une entreprise locale.
Pendant ce temps, ce sont des centaines de personnes qui rejoignent la manifestation pro-Likud – les renforts qui avaient été promis, constitués d’hommes qui ont terminé la prière du soir et qui sont venus avec quelques femmes et quelques adolescents. Dans les rangs, la colère domine. Une journaliste de la Treizième chaîne en fait les frais, sommée de quitter le rassemblement, huée, insultée. Elle quitte les rangs sous les cris : « Vous êtes Al Jazeera ! »
La journaliste, Tamar Ish-Shalom, dit de son côté avoir été traitée de « prostituée » et avoir été chassée du groupe. Barda, l’un des organisateurs de la contre-manifestation du Likud, reconnaît que les insultes et le langage utilisé ont été « regrettables » mais qu’il n’y a pas eu de violence de la part des manifestants. Le journaliste que je suis a, lui aussi, été bousculé et brièvement insulté. Trois personnes présentes au rassemblement ont été arrêtées par la police pour tapage présumé avant d’être libérées. Il n’y aura aucune poursuite.
Samedi, ce sont environ 30 agents de police qui se sont installés sur l’îlot qui divise la place, séparant les deux manifestations – une leçon tirée des violences de la semaine dernière.
Certains manifestants opposés à la refonte sont venus en espérant pouvoir communiquer avec les locaux. Haya Reshef, 71 ans, qui vient de prendre sa retraite et qui est originaire de Kfar Saba près de Tel Aviv, dit « ne pas être venue pour crier des slogans » mais « pour essayer d’expliquer à l’autre partie que le majoritarisme va dans les deux sens et qu’ils pourraient un jour se retrouver à l’autre extrémité, où ce sont les autres qui formeront la majorité ».
Elle demande à la police de la laisser passer – en vain. Elle ne craint pas les violences, dit-elle, à cause de son âge et parce qu’elle est une femme. « Je ne pense pas qu’ils m’agresseront. Je suis prête à prendre le risque. Crier des propos provocants au-dessus de la tête des agents de police, c’est déprimant et ça ne mène à rien ».
Reshef dit qu’elle commence à penser qu’il faudrait diviser Israël en cantons – « parce que nous partageons pas les mêmes valeurs de base, pas même la valeur de la démocratie que la réforme judiciaire est en train de détruire », explique-t-elle. « Il n’y a pas de solution convenue. Nous avons dépassé ce stade. Bientôt, le gouvernement et les tribunaux donneront des ordres contradictoires et nous verrons de nous-mêmes le pays dans lequel nous vivons dorénavant ».
Certains habitants d’Or Akiva ont toutefois rejoint les rangs des opposants au projet de refonte du système de la justice. Golan Levi, 41 ans, explique que lui et son épouse, Eliraz, ont laissé leurs six enfants à la maison pour la soirée, pour pouvoir parler avec les manifestants « et leur montrer qu’Or Akiva, ce n’est pas seulement la colère, le ressentiment et la violence ». Le couple orthodoxe soutient l’idée d’une initiative de refonte – même si ce n’est pas nécessairement celle qui est actuellement avancée par le gouvernement. « Nous nous opposons aux intimidations et à la violence. C’est pour ça que nous sommes venus », indique Eliraz Levi.
Alors que les deux rassemblements se dispersent, le couple discute avec Shaul Arama, 51 ans, qui a commencé une carrière d’avocat après avoir été ingénieur et qui habite à Tzofit, un moshav fortuné situé près de Kfar Saba. Il raconte néanmoins qu’il est né et qu’il a grandi à Beit Shean, une ville à majorité séfarade située dans l’Est du pays.
Ancien électeur du Likud, Arama déclare être venu à Or Akiva à cause des violences de la semaine dernière : « Ce genre de violences ne doit pas arriver ici, entre des citoyens d’Israël et ce, malgré la colère et les provocations », affirme-t-il.
A un moment, des adolescents venus prendre part au rassemblement pro-Likud commencent à traverser la zone qui était jusqu’alors occupée par les opposants au gouvernement, et qui est maintenant vide. Portant des cagoules, ils insultent les retardataires, les qualifiant de « chiens » et de « traîtres ».
Élevant la voix pour se faire entendre des jeunes, Arama déclare que « le Likud détruit le pays, il détruit l’armée, il déchire notre démocratie et j’ai le droit de venir ici et de le dire. »
A-t-il eu peur de prononcer ces paroles ici, à Or Akiva, tout en portant un tee-shirt arborant un slogan dénonçant la réforme du système judiciaire israélien ?
« Quoi, si j’ai peur d’eux ? », interroge-t-il avec un geste d’impatience. « Non. Je n’ai jamais peur. Et si j’ai peur un jour, alors je saurai que ce pays est perdu ».
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