Avant Mrs. Maisel, il y a eu Jean Carroll – une comédienne juive pionnière dans la vraie vie
Dans son nouveau livre, "First Lady of Laughs", l'universitaire Grace Kessler Overbeke met en lumière cette artiste souvent méconnue qui a créé "un modèle totalement différent de femmes juives drôles"
Dans les années 1950 et 1960, une femme juive était parvenue à concilier le succès du stand-up et la maternité dans le domaine de la comédie – un milieu qui était plutôt dominé par les hommes. En plus de faire rire sur scène, elle s’était fait un nom grâce à ses apparitions stylées, élégantes. Non, il ne s’agissait pas de Miriam « Midge » Maisel, l’héroïne fictive de la série télévisée « The Marvelous Mrs. Maisel », mais de la comédienne Jean Carroll, dont la vie terriblement avant-gardiste à l’époque – mais oubliée depuis – est aujourd’hui présentée au grand public.
Une présentation qui se fait par le biais d’un nouveau livre, « First Lady of Laughs : America’s First Jewish Woman Stand-up Comedian », un ouvrage écrit par une universitaire, Grace Kessler Overbeke, qui est professeure-adjointe au département de théâtre du Columbia College à Chicago.
« Elle était une conteuse tellement drôle », s’exclame Overbeke dont le livre est sorti au mois de septembre. « Elle avait de l’esprit, de l’humanité ; elle pratiquait le mélange le plus juste entre le domaine des généralités et celui de l’intime ».
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« Non seulement elle a été la première femme juive à faire du stand-up mais de cette façon, elle a créé un modèle totalement différent de femmes juives ‘drôles’, » écrit l’autrice dans son livre. « Elle a su incarner un modèle, celui d’une femme juive qui s’était assimilée à la société américaine de la classe moyenne et supérieure, d’une femme blanche, hétérosexuelle, séduisante et même glamour. En même temps, son personnage conservait un petit quelque chose de typiquement juif pour ceux qui savaient le discerner ».
Née Céline « Sadie » Zeigman à Paris dans le foyer d’un couple ashkénaze qui avait fui l’Europe de l’Est pour les États-Unis, la comédienne en herbe avait passé son enfance dans le Bronx. Elle avait abordé cette jeunesse difficile dans des interviews ultérieures. Elle avait raconté les violences que subissait sa mère de la part de son père alcoolique, ajoutant qu’avant de prendre part à un concours de talents pour enfants, le présentateur avait spontanément changé son nom de scène. Il avait craint, avait-elle dit, d’aliéner « tous les Bunds allemands » présents dans le public.
« Je pense qu’elle était douée pour changer ses codes », explique Overbeke, « et pour se fondre dans la masse quand elle savait qu’elle devait le faire ».
Pourtant, l’autrice note que « la vérité, c’est qu’elle était fière d’être Juive ». C’est quelque chose qui a beaucoup façonné son identité – en particulier « parmi les siens, dans les cercles juifs, avec cette fierté de ressentir ce que signifiait être juif, comment le fait d’être juif avait façonné tout ce qu’elle vivait – la nourriture qu’elle mangeait, la langue qu’elle parlait avec sa mère, les cercles dans lesquels elle évoluait, la façon dont elle se considérait comme appartenant aux États-Unis, la manière dont elle se considérait quand elle se trouvait en dehors ».
Le livre reconnaît que Carroll aura influencé de futures femmes humoristes, qu’elles soient juives (comme Lily Tomlin) ou non-juives (comme Joy Behar). Lily Tomlin et Joy Behar faisaient partie des participants à une émission, le Friars Club Roast qui avait été diffusée en 2006 et dont Carroll était la vedette. La comédienne avait alors 95 ans (elle est décédée en 2010, à l’âge de 98 ans).
Elle avait notamment été la tête d’affiche d’une sitcom de courte durée qui avait été diffusée sur ABC au début des années 50, « Take it From Me », et elle avait enregistré un disque – bien accueilli – en 1960, qui était intitulé « Girl in a Hot Steam Bath ». Elle avait été l’une des dix meilleures invitées de tous les temps au « Ed Sullivan Show » au vu de son nombre d’apparitions dans l’émission : 29.
« Elle y était très présente », fait remarquer Overbeke. « Pendant un certain temps, elle avait été liée par un contrat d’exclusivité à Ed Sullivan ».
Une relation qui avait connu des hauts et des bas. Il avait géré les apparitions de Carroll et il n’avait pas fait appel à elle pendant deux ans parce qu’elle avait fait référence à une Cadillac sur scène – l’émission était sponsorisée par sa rivale, Lincoln. Pourtant, la rémunération était importante, à raison de 10 000 dollars par émission. Et lors du 13e anniversaire de l’émission, en 1961, Carroll était venue rendre un hommage musical, sur scène, aux côtés de ses covedettes Dorothy Louden et Marion Marlowe. Signe que l’Amérique mainstream devenait un peu plus tolérant à l’égard des Juifs et de la comédie juive, Carroll avait prononcé ses répliques en yiddish tout en brandissant un exemplaire du journal yiddish Der Forverts dans le cadre de l’hommage.
Pour faire ses recherches pour le livre, l’autrice a dû regarder les apparitions de Carroll dans l’émission de Sullivan – ce qui a nécessité le paiement d’une redevance pour chaque vidéo visionnée au propriétaire des archives de Sullivan, SOFA Entertainment. Une subvention s’est alors avérée être un hasard heureux.
Dans les vidéos en noir et blanc où Carroll est présente sur YouTube, l’humoriste parle de vendeuses trop agressives et d’époux peu performants. En 2021, la page Facebook du « Ed Sullivan Show » avait publié un extrait de l’épisode du 23 septembre 1956. Carroll y faisait part de quelques désaccords avec son mari concernant leur quartier new-yorkais : « Il dit : ‘C’est calme la nuit.’ C’est calme, en effet – tout ce qu’on entend, c’est les appels à l’aide ».
Jean Carroll s’est fait avoir
Les comédies des années 1950 sont revenues en force avec « The Marvelous Mrs. Maisel » – ce qui a d’abord troublé Overbeke.
« Lorsque j’ai vu le pilote pour la première fois », se souvient-elle, « j’ai eu l’impression que Jean Carroll s’était fait avoir ».
« Mais au fur et à mesure que la série avançait, j’ai réfléchi de manière plus profonde. J’ai commencé à mieux apprécier le spectacle – c’est une œuvre d’art à part entière. J’ai commencé à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une histoire concurrente. Ces histoires peuvent tout à fait être complémentaires ».
Interrogée sur ce qui a inspiré la créatrice de la série, Amy Sherman-Palladino, lorsqu’elle a créé le personnage de Mrs. Maisel, Overbeke répond : « Elle parle beaucoup de Joan Rivers, en disant qu’elle a été la source d’inspiration pour son personnage. Elle parle surtout de son père, Don Sherman, qui se considérait comme le premier humoriste à faire ses sketchs assis… Je ne pense pas que Jean Carroll ait fait partie de ses préoccupations ».
En fin de compte, Overbeke estime que les histoires de Maisel et de Jean Carroll sont « très différentes ».
Alors que le mariage de Maisel et de son mari, Joel Maisel, connaît très rapidement des difficultés, l’union de Jean Carroll avec l’humoriste juif Buddy Howe a été longue – et compliquée.
« Au départ, ils étaient partenaires sur scène », indique Overbeke. « Il s’est rendu compte qu’elle était plus forte si elle était seule sur scène. Il lui a dit : ‘Je vais être ton manager et tu seras le talent’. Cela leur a été très utile à tous les deux ».
« Il est devenu le président de l’une des plus grandes agences artistiques du monde. Sa petite-fille disait qu’il avait un téléphone spécial, qui le reliait à la planète entière… C’était un homme très, très puissant dans l’industrie du divertissement, en partie grâce aux relations de sa femme, en partie grâce à sa propre perspicacité et grâce à son travail », explique Overbeke. « Bien sûr, elle a profité de ça. Il était tourneur pour des émissions comme Ed Sullivan, pour des clubs comme le Copacabana. Il l’a énormément aidée sur le plan professionnel ».
Overbeke ajoute toutefois que « toutes les interviews de sa famille laissent penser que, comme beaucoup d’hommes à l’époque, il n’était pas très présent pour ses enfants. Il se concentrait sur son travail et il ne s’intéressait guère à la famille et à la vie familiale ».
Autre différence : Maisel secouait l’Amérique puritaine des années 1950 par sa franchise sur le sujet du sexe – un territoire dans lequel Carroll ne s’est jamais aventurée, préférant plutôt donner des aperçus de sa vie quotidienne, de son existence de femme mariée en passant par le shopping ou par les réunions de l’association des parents d’élèves. Des thèmes qui peuvent paraître familiers au public aujourd’hui – ce n’était pas le cas à l’époque. Le livre affirme que cette approche novatrice a fortement aidé à créer un lien entre Carroll et le public, à une époque où les rares femmes humoristes optaient souvent pour un personnage hors-norme et improbable quand elles montaient sur scène.
« Elle a non seulement ouvert la voie aux femmes qui voulaient être drôles sans être ridicules, mais elle a aussi transformé la comédie en quelque chose d’unique », dit Overbeke. « Elle a transformé la comédie en quelque chose de beaucoup plus personnel, de beaucoup plus intime que ce n’était le cas auparavant ».
Grace Kessler Overbeke était-elle destinée à étudier la comédie, l’humour juif et Carroll ?… Ses parents, passionnés de vaudeville, ont nommé leur fille Gracie en l’honneur de Gracie Allen, qui avait fait un mariage légendaire avec George Burns.
« J’ai vraiment grandi en étant fascinée par le vaudeville », explique l’autrice. « Et plus j’ai étudié le vaudeville, plus j’ai étudié la façon dont le vaudeville était né des immigrants juifs, plus je m’y suis attachée non seulement en tant que passionnée de théâtre, mais aussi en tant que Juive ».
À l’université de Wesleyan, elle avait décidé de se lancer dans un projet de recherche sur les femmes dans le vaudeville en raison, indique-t-elle, d’une pénurie d’informations sur ce sujet. Après avoir écrit 52 pages de notes sur Carroll, il était temps de changer d’orientation.
« Elle n’est le chapitre 1 de personne », souligne Overbeke. « Elle est une histoire à part entière ».
Il aura fallu 18 ans pour finir l’ouvrage, jusqu’au doctorat obtenu par l’autrice à Northwestern (et même au-delà). Avec de nombreuses avancées. Les cinéastes Stephen Meredith Silverman et Diane Krausz avaient ainsi partagé avec elle leur accès aux séquences d’un documentaire jamais achevé qui était consacré à Carroll. Une rencontre inestimable avec la petite-fille de Carroll, Susan Chatzky, avait permis d’accéder à l’album de la comédienne.
« Un album, c’est tellement personnel », s’exclame Overbeke, « c’est ce moyen qui permet à une personne de choisir comment elle veut raconter sa propre histoire, comment elle souhaite qu’on se souvienne d’elle ».
L’une des autres meilleures manières de se souvenir de Carroll, ce sont ses boutades. Avec, par exemple, une nouvelle blague extraite d’une émission de Sullivan, en 1956.
« Si vous voulez du chauffage, vous savez, dans les immeubles à l’ancienne, si vous voulez du chauffage, il vous suffit de frapper sur le radiateur avec une clé à molette », dit-elle. « Mais ici, on frappe sur la tête du propriétaire ».
« First Lady of Laughs: The Forgotten Story of Jean Carroll, America’s First Jewish Woman Stand-Up Comedian », par Grace Kessler Overbeke.
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