Des reporters de l’AP dans l’Allemagne nazie : choix stratégique ou compromission ?
Une enquête interne de l’agence qui se veut impartiale sur ses activités durant le IIIe Reich inspire Newshawks in Berlin, un livre sur ses choix sous Hitler

Ce qui avait commencé comme une initiative audacieuse de l’Associated Press pour couvrir l’Allemagne sous la République de Weimar est devenu une source de controverse à mesure que le pays basculait dans le régime nazi.
Alors que l’Allemagne occupait les unes de la presse mondiale, l’agence américaine a choisi de créer une filiale locale pour assurer la diffusion de ses images. Cette filiale, nommée AP GmbH, a été enregistrée en Allemagne et employait du personnel allemand. Ses photographes ont documenté visuellement des événements majeurs, tant en Allemagne qu’à l’étranger, de la Nuit de Cristal à la guerre civile espagnole. Les clichés produits par l’AP GmbH étaient distribués à des clients américains et allemands, une opération qui s’est révélée particulièrement lucrative pour l’agence. Mais l’arrivée au pouvoir d’Hitler a rapidement soulevé de sérieuses questions d’ordre éthique.
Lorsque les lois antisémites ont conduit au licenciement des employés juifs de l’AP GmbH, l’agence n’a pas protesté publiquement. Elle a maintenu ses correspondants américains à Berlin et ses photographes allemands dans la filiale. Ce n’est qu’après la déclaration de guerre de Hitler aux États-Unis, en 1941, que le bureau de l’AP à Berlin a été fermé.
Aujourd’hui, un nouveau livre se penche sur ce qui se passe lorsqu’un média qui se veut impartial se retrouve à naviguer au sein d’une dictature et sur les compromis que cela implique. Newshawks in Berlin: The Associated Press and Nazi Germany, par Larry Heinzerling et Randy Herschaft, avec une préface d’Ann Cooper, a été publié l’an dernier par Columbia University Press. Il trouve un écho particulier alors que les journalistes couvrent la guerre Israël-Hamas et l’invasion russe de l’Ukraine.
« Tout cela est très nuancé », explique Ann Cooper, lors d’une interview conjointe sur Zoom avec Herschaft et le Times of Israel. « Randy et Larry sont allés au fond des choses pour présenter de manière nuancée tous les défis auxquels [l’AP] a dû faire face… et comment elle les a relevés ».
Vétéran de l’AP pendant 41 ans, Heinzerling est décédé en 2021 plusieurs années avant la publication. Sa veuve, Ann Cooper, ancienne directrice du Committee to Protect Journalists et professeure émérite à l’École de journalisme de Columbia, a finalisé l’ouvrage avec Herschaft, lui-même journaliste de longue date à l’AP. En 2000, il faisait partie d’une équipe lauréate du prix Pulitzer qui a documenté une atrocité militaire américaine de la guerre de Corée.

En 2016, l’AP a décidé d’enquêter sur sa conduite avant et pendant la Seconde Guerre mondiale à la suite d’accusations de manquement à l’éthique formulées par l’historienne allemande Harriet Scharnberg. L’agence a lancé une enquête interne, dirigée par John Daniszewski, vice-président et responsable des standards éditoriaux, qui a confié la mission à Heinzerling et Herschaft. Leur rapport, publié en 2017, a ensuite été développé en livre.

L’époque qu’ils ont étudiée avait une résonance personnelle pour les deux auteurs. Le père de Larry Heinzerling était lui-même un « newshawk », c’est-à-dire un reporter du bureau de l’AP à Berlin. Herschaft, issu d’une famille juive conservatrice de Brooklyn, a perdu un parent dans la Shoah – Solomon Sachs, né à Jérusalem, disparu à Auschwitz. Il a mené de nombreux reportages sur la Shoah et les criminels nazis réfugiés aux États-Unis.
Comme l’explique le livre, l’AP représentait, dans les années 1930, plus de 1 200 journaux qui mutualisaient leurs ressources pour couvrir l’actualité. Ensemble, ils touchaient un lectorat vaste et géographiquement diversifié, comptant des dizaines de millions d’Américains.
Kent Cooper, alors directeur général, en voulait davantage. Conscient de l’ampleur des événements internationaux qui se déroulaient en Allemagne, il a vu dans la photographie une opportunité d’élargir la couverture de l’actualité. C’est ainsi qu’en 1931 fut créée l’AP Gesellschaft mit beschränkter Haftung, ou GmbH, ce qui signifie « société à responsabilité limitée ».
« Cela a permis à l’AP de distribuer des photos à ses abonnés dans le monde entier », explique Herschaft. « C’était une veritable vache à lait, une machine à cash, qui finançait non seulement les opérations de l’AP à Berlin mais aussi en Europe. L’Allemagne était la plus grande histoire du moment. Les images en faisaient partie intégrante. »
Un nouveau régime
En 1933, l’Allemagne passe de la République de Weimar au Troisième Reich. Le nouveau pouvoir s’oppose rapidement à l’AP.

« L’AP GmbH était enregistrée en Allemagne, donc plus soumise aux lois nazies que le bureau des correspondants étrangers », explique Cooper. « Comme elle était enregistrée en Allemagne, elle était obligée d’obéir à la Gesetz über die Presse (Loi sur la Presse) de 1934, qui stipulait que seuls les Aryens pouvaient travailler dans les médias, qu’ils ne pouvaient pas être mariés à un citoyen juif, de sorte que les employés de la GmbH étaient beaucoup plus soumis à la pression du gouvernement nazi. Les menaces qui pesaient sur eux étaient très réelles ».
L’AP s’est conformée à la loi, tout en tentant discrètement d’en atténuer les effets.
« Elle a renvoyé ses employés juifs », dit Cooper, « mais elle les a aussi aidés à quitter l’Allemagne. Tous ont survécu à la Shoah. Dans certains cas, l’AP les a aidés à gagner les États-Unis ou au moins à sortir du danger immédiat. C’est une histoire plus complexe. »
La photographie est au cœur d’autres controverses entre l’AP et l’Allemagne nazie.
Certaines photos de l’AP ont été reprises dans la propagande nazie antisémite. L’agence a conservé les photographes de l’AP GmbH même après le début de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’ils ont été contraints par le Reich de faire double emploi en tant que propagandistes en uniforme pour l’armée allemande. Le livre évoque notamment le cas de Franz Roth, un soldat-photographe de la Waffen-SS qui a pris des clichés de prisonniers de guerre soviétiques sur le front de l’Est, diffusés par l’AP à ses membres.
Après l’entrée en guerre des États-Unis, l’AP a autorisé un échange de photos secret avec l’agence allemande Büro Laux, dirigée par Helmut Laux, Ce dernier était le photographe officiel du ministre des Affaires étrangères nazi, Joachim von Ribbentrop. Une image de Laux datant d’avril 1943, montrant Hitler et Mussolini se serrant la main, figure dans l’ouvrage.

« La demande pour des photos à forte valeur informative était très forte », souligne Herschaft. « Comme nous l’expliquons dans le livre, [Kent Cooper] a donné la priorité aux considérations commerciales plutôt qu’aux principes moraux et éthiques… Il a ainsi approuvé l’échange de photos. »
Ce partenariat, loin d’être ponctuel, a duré trois ans, via le Portugal neutre, avec quelque 10 000 photos échangées au cours des trois dernières années de la guerre – sujet d’une enquête de l’armée américaine après-guerre.
« C’est probablement l’aspect le plus problématique de l’AP durant cette période », déclare Cooper.
Mais il y eut aussi des gestes de courage. Louis Lochner, chef du bureau de l’AP à Berlin et lauréat du prix Pulitzer, était profondément préoccupé par le sort des Juifs allemands. Bien que le patriotisme de Lochner ait été remis en cause lors de l’enquête menée après-guerre sur le Büro Laux, il avait, en temps de guerre, transmis une offre de la résistance anti-hitlérienne visant à établir un contact avec l’administration Roosevelt.
« Louis Lochner était un pacifiste », note Herschaft. « Il a pris sur lui d’être un intermédiaire entre les Allemands et les Américains. »
Lorsque les auteurs se sont penchés sur la couverture de la Shoah par l’AP, ils ont constaté que — contrairement à l’idée largement répandue d’une presse américaine indifférente ou minimisant l’ampleur du génocide — l’agence avait, dans une certaine mesure, joué un rôle pionnier. Eddy Gilmore, reporter de l’AP, était intégré à l’Armée rouge lorsqu’elle est arrivée sur le site du massacre de Babyn Yar, en Ukraine. Son collègue Dan De Luce, également embarqué aux côtés des forces soviétiques, était présent lors de la libération du camp de Majdanek.

« À l’été 1944, l’AP a relayé les premiers témoignages oculaires et des photographies bouleversantes en noir et blanc montrant les chambres à gaz et crématoriums nazis utilisés pour l’extermination des Juifs — d’abord à partir de sources soviétiques, puis peu après à travers un reportage de première main signé par un journaliste de l’AP sur le camp d’extermination de Majdanek », a déclaré Herschaft. « Ce fut une révélation puissante, publiée plus de sept mois avant les libérations des camps de Dachau, Bergen-Belsen et autres par les Alliés, événements souvent considérés par les Américains comme la première confrontation du monde avec toute l’horreur de la Shoah. »
« Plusieurs mois avant que les Alliés ne libèrent les camps de l’ouest, comme Buchenwald et Dachau, les informations rapportées par De Luce avaient été publiées dans de nombreux journaux », a déclaré Ann Cooper. « Ce n’était pas partout, ni toujours en première page. Mais l’information existait. Dire qu’elle a été ignorée par la presse américaine, c’est ignorer les faits. »
Conflits et controverses actuels
La parution du livre intervient dans un contexte marqué par deux conflits majeurs qui rappellent l’importance cruciale de l’accès des journalistes à l’information sur le terrain : l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza, déclenchée par le pogrom perpétré par le groupe terroriste palestinien du Hamas dans le sud d’Israël le 7 octobre 2023.
« L’un des grands enseignements du livre, c’est l’importance d’être présent sur le terrain, de pouvoir voir et rapporter les faits de manière indépendante ou impartiale », souligne Cooper. « Les journalistes de l’AP ont effectué des reportages sous escorte de l’armée nazie ou de l’Armée rouge… Être sur place, voir par soi-même, c’est essentiel. »
Elle précise que « nous voyons beaucoup de reportages du côté ukrainien » mais « il est beaucoup plus difficile d’en produire depuis le côté russe ». Concernant la guerre entre Israël et le Hamas, elle observe « les nombreuses plaintes de la part des journalistes, pas seulement de l’AP, mais de toutes les rédactions, qui tentent de couvrir la guerre sans quasiment aucun accès à Gaza ni à ce qui s’y passe ».

Le ministère de la Défense affirme offrir aux journalistes des visites encadrées dans la bande de Gaza, invoquant des raisons de sécurité pour justifier l’interdiction d’un accès libre. L’an dernier, un arrêt de la Haute Cour israélienne confirmant la position du ministère estimait que permettre à des journalistes étrangers de circuler librement dans la bande pourrait mettre en danger les soldats ou compromettre les positions de l’armée.
Quatre-vingts ans après la libération d’Auschwitz, la volonté apparente de l’AP de collaborer avec des auteurs d’atrocités pour bénéficier d’un accès privilégié à des événements d’ampleur historique continue d’alimenter la controverse.
En février 2024, plusieurs survivants de l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que des familles de victimes, ont poursuivi l’AP devant un tribunal fédéral en Floride, accusant l’agence de complicité pour avoir travaillé avec des pigistes intégrés à des groupes terroristes, notamment Hassan Eslaiah, qu’Israël accuse d’être membre du Hamas.
Après le dépôt de la plainte, l’AP a qualifié l’affaire de « sans fondement », affirmant qu’aucun de ses collaborateurs n’avait eu connaissance préalable de l’attaque.

Cependant, des documents judiciaires rendus publics ce mois-ci montrent que des membres du personnel de l’AP avaient été informés dès 2018 des liens supposés d’Eslaiah avec le Hamas, et exprimaient des doutes quant à sa fiabilité.
« Il a effectivement participé à l’attaque du 7 octobre, même s’il n’a peut-être pas tiré lui-même, et l’Associated Press continue de le présenter comme un simple témoin », a déclaré Me Etan Mark, avocat des plaignants. « L’AP savait avant le 7 octobre que cet homme était vraisemblablement un terroriste, mais elle a néanmoins continué à le rémunérer. »
Dans une déclaration au Times of Israel, l’AP a relativisé la portée des messages internes, affirmant que les allégations selon lesquelles ses employés étaient conscients du soutien présumé d’Eslaiah au Hamas, ou doutaient de son indépendance et de sa fiabilité, relevaient d’une « interprétation erronée ».
Newshawks in Berlin: The Associated Press and Nazi Germany, par Larry Heinzerling et Randy Herschaft
Luke Tress a contribué à cet article
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