Europe de l’Est : Des musées de la Shoah manquent sur des sites historiques
Le révisionnisme, le nationalisme, l'antisémitisme, l'absence de financements et l'incompétence sont parmi les facteurs contribuant à un manque de reconnaissance de la Shoah
JTA — Dans la capitale de la Lituanie, une institution ancienne, connue comme le Musée des Victimes du génocide, évoque à peine le meurtre de presque tous les Juifs du pays par les Nazis et les habitants locaux, en se focalisant sur les années d’abus du règne soviétique.
À Kaunas, la deuxième plus grande ville du pays, un autre musée organise des festivals avec des camps d’été sur le terrain d’un ancien camp de concentration pour Juifs connu comme le « Septième fort », où les victimes ne sont pas commémorées.
Dans la ville ukrainienne de Dnipro, un musée de la Shoah appelé « Tkuma » présente une exposition polémique sur les Juifs complices des politiques soviétiques qui ont conduit à une famine de masse, connue sous le nom de Holodomor, dix ans avant que les Nazis ne commencent à mettre en place leur « solution finale ».
Et dans la capitale de Roumanie et d’Ukraine, où des nazis et des collaborateurs ont organisé le meurtre de plus d’1,5 million de Juifs, on ne trouve aucun musée national de la Shoah. Des luttes internes et des débats sur l’histoire et la complicité des pays ont empêché leur ouverture.
Ce sont seulement quelques exemples d’une tendance plus grande à travers l’Europe de l’Est, où des institutions, dont le but affiché est de sensibiliser le public sur la Shoah, finissent par la banaliser, la dénaturer ou tout simplement l’ignorer. Des militants de la commémoration dans la région expliquent ce problème par plusieurs facteurs, dont le révisionnisme nationaliste, l’antisémitisme, le manque de fonds, les animosités personnelles et l’incompétence.
Tous ces éléments sont réunis aujourd’hui dans l’imbroglio de longue date autour du Musée national de l’histoire juive et de la Shoah en Roumanie, qui n’existe pas encore, et du musée de la Maison des Destins à Budapest, en Hongrie, qui existe mais qui est encore fermé cinq ans après son ouverture programmée.
À Bucarest, des désaccords sur ce qui a commencé comme un généreux projet municipal en 2016 visant à créer un musée de la Shoah ont éclaté cette année. L’adjoint du maire de la ville, Aurelian Badulescu, a menacé d’installer à Bucarest un buste d’Ion Antonescu, le leader de l’époque de la guerre, qui a collaboré avec Hitler. Sa menace a été perçue comme une mesure visant à offenser les Juifs locaux.
La municipalité, qui avait attribué au projet un bâtiment magnifique, une ancienne banque dans le centre ville, n’a pas réussi à faire approuver sa proposition. Des opposants au projet voulaient que le musée soit déplacé dans la périphérie de la ville. Après des manifestations de trois groupes – l’institution du gouvernement chargé de gérer le musée, l’Institut national Elie Wiesel pour l’Etude de la Shoah en Roumanie et le groupe de veille de l’antisémitisme MCA Roumanie – Badulescu a annoncé son projet de rendre hommage à Antonescu.
Badulescu a également écrit une lettre à Maximilian Marco Katz, un citoyen juif roumain qui dirige le MCA, pour lui dire « de retourner d’où il venait ». L’avenir du musée de Bucarest est actuellement incertain.
Dans le même temps à Budapest, le musée de la Maison des Destins, situé dans une ancienne gare où des Juifs hongrois étaient déportés vers les camps, est totalement vide depuis cinq ans à cause d’un conflit entre la fédération Mazsihisz des communautés juives et le gouvernement. Ce conflit tourne autour de la nomination par le gouvernement de Maria Schmidt à la direction du musée. Cette historienne est accusée d’avoir minimisé la Shoah en la comparant à la domination soviétique.
Pour sortir de l’impasse, le gouvernement a chargé cette année EMIN, un groupe affilié à Chabad, de diriger le musée. EMIH a dit que Schmidt était exclue du projet. Un conflit juif interne a encore davantage bloqué le projet, dans un pays où des voix critiques affirment que le gouvernement de droite cherche à faire disparaître la collaboration pendant la Shoah.
Le Centre mémoriel de la Shoah, un musée sur la Shoah salué par tous, a ouvert ses portes en 2004 dans la rue Pava de Budapest avec le financement du gouvernement. Mais il a fait les frais de luttes internes, de coupes budgétaires et d’une baisse du nombre de visiteurs, ce qui a levé des doutes sur sa viabilité à long terme, a noté l’historien Ferencz Laczo dans un article de 2016.
Des rivalités intercommunautaires ont également eu des effets dans un effort interminable pour construire un musée de la Shoah à Kiev, en Ukraine. le projet a commencé en 2001 et est toujours en cours.
Mais des tentatives présumées pour effacer les complicités pendant la Shoah dans les territoires occupés par les nazis sont au cœur des dysfonctionnements entourant la commémoration de la Shoah en Europe de l’Est, selon Dovid Katz, un universitaire américain basé à Vilnius qui a publié une large étude sur le sujet en 2016.
Katz parle d’une « volonté de mettre sur le même plan les crimes nazis et soviétiques [qui] fait partie d’une dynamique plus large pour nettoyer l’Europe de l’Est de son passif historique de collaboration en temps de guerre ».
Dans des musées d’Europe de l’Est, certains de ces efforts ont lieu par omission. Par exemple, un musée municipal à Ukmergė près de Vilnius raconte précisément le meurtre de milliers de Juifs là-bas sans mentionner une seule fois qui les avait tués (des collaborateurs locaux).
Une technique plus sophistiquée est ce que Katz qualifie de « double génocide » – l’association de la Shoah avec l’occupation soviétique, et cette dernière éclipse souvent la première, comme au musée du génocide de Vilnius.
En 2011, les directeurs du musée ont ajouté un petite plaque dans sa cave pour mentionner le meurtre de Juifs après des années de plaintes demandant à ce que leur destin ne soit plus ignoré. Et pourtant, le musée est presque entièrement consacré au joug soviétique et à la défense de la position de la Lituanie comme le seul pays dans le monde qui considère officiellement sa domination par l’Union soviétique comme une forme de génocide.
Le musée a finalement changé son nom en « Musée des Occupations et des combattants de la liberté » l’année dernière, après des pressions exercées sur ce point, mais son site Internet contient encore le mot « génocide ».
La logique derrière la tactique du « double génocide » est enracinée dans la perception populaire à travers l’Europe de l’Est et au-delà, selon laquelle les Juifs sont responsables des hostilités dirigées contre eux pendant la Shoah. Selon cette théorie, a expliqué Katz, les Juifs sont responsables d’avoir été les fers de lance des atrocités communistes en Europe de l’Est avant que les nazis ne prennent le contrôle des territoires à l’Union soviétique.
Zsolt Bayer, le co-fondateur du parti au pouvoir hongrois Fidesz, a clairement exposé cette théorie dans un éditorial de 2016 où il a utilisé le rôle des Juifs dans le communisme pour justifier la Shoah.
« L’expérience déterminante du simple paysan a été la suivante : les Juifs sont entrés dans son village, ont battu à mort son prêtre et ont menacé de transformer son église en cinéma. Pourquoi trouvons-nous cela choquant que, 20 ans plus tard, il a regardé sans pitié les gendarmes qui emmenaient les Juifs loins de son village ? », a écrit Bayer.
La collaboration entre les locaux et les nazis s’est produite à une échelle locale en Europe occidentale également. Mais cette partie du continent a été libérée après la Seconde Guerre mondiale, lançant un long et continu processus de prise de conscience en France, aux Pays-Bas, en Belgique et dans d’autres pays occidentaux.
Dans le même temps, l’Europe de l’Est est passée sous le contrôle d’un régime brutal et antisémite qui, dans ses propres intérêts, autorisait seulement les victimes de la Shoah à être célébrées comme des « citoyens soviétiques », a noté Felicia Waldman, une spécialiste des études juives et de l’éducation sur la Shoah à l’université de Bucarest, dans un entretien accordé à l’agence JTA.
À cause de cela, « c’est seulement durant les 20 dernières années que des universitaires locaux en Europe de l’Est sont devenus des experts de la Shoah, explique-t-elle. Au-delà de cela, « l’héritage du régime communiste fait qu’il est difficile pour certaines personnes de reconnaître ce qui s’est passé, parce qu’ils voient le rôle de leur propre nation comme celui d’une victime, et non comme celui d’un coupable ». Et c’est bien sûr « une question de fierté nationale » de nier la complicité pendant la Shoah.
De fait, à travers une bonne partie de l’Europe de l’Est, et particulièrement en Ukraine et en Lituanie, des collaborateurs qui ont été responsables du meurtre de Juifs et qui ont combattu aux côtés des nazis sont célébrés comme des héros nationaux qui se sont battus contre le joug de l’Union soviétique.
Une manière d’adoucir la pilule amère de la complicité a été d’insister, dans les musées, sur le rôle des Justes pendant la Shoah.
Ces dernières années, un certain nombre de musées sur les Justes ont ouvert dans des pays où une partie importante de la population a collaboré avec les nazis, y compris le musée Jānis Lipke à Riga, en Lettonie, qui a ouvert en 2012. En Lituanie, où des milliers de Juifs ont été assassinés par les habitants locaux, le musée du site du massacre de Poneriai près de Vilnius présente, curieusement, une exposition sur le diplomate japonais Chiune Sugihara, qui a travaillé à Kaunas et qui a sauvé des Juifs polonais.
En mars, le Musée juif d’Etat Vilna Gaon de Lituanie a lancé une exposition mobile sur les Justes parmi les Nations du pays – des non-Juifs qui ont été reconnus par Israël comme ayant risqué leur vie pour sauver des Juifs.
En 2016, la Pologne, alors en plein débat international clivant sur la complicité polonaise dans la Shoah, a ouvert un musée sur les Justes. Un autre musée du même genre doit ouvrir à Auschwitz. Des officiels polonais ont affirmé qu’il y avait environ 70 000 Justes en Pologne, même si le mémorial de la Shoah de Yad Vashem en Israël en a reconnu moins de 7 000.
Concernant les Justes qui ont été reconnus par Yad Vashem, leur mise en valeur dans les musées d’Europe de l’Est est « en soit, une cause digne », a déclaré Efraim Zuroff, le directeur Europe de l’Est du centre Simon Wiesenthal, à la JTA. « Mais, en ce qui concerne la reconnaissance de la complicité locale dans les crimes nazis, c’est quelque chose qui manque cruellement dans les pays de l’ancienne Union soviétique aujourd’hui. »
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