Jeff Nussbaum publie les autres versions de discours jamais prononcés de l’Histoire US
La plume présidentielle ouvre ses archives et livre les scénarios auxquels les dirigeants américains se sont préparés et qui ne sont pas advenus
En 2000, le jour des élections, le juif américain Jeff Nussbaum, auteur de discours pour la présidence, avait écrit pas moins de trois versions pour son patron, le vice-président des États-Unis de l’époque, Al Gore.
Cette année-là, Gore était le candidat démocrate de ce qui s’est avéré une course présidentielle épique contre le républicain George W. Bush et tous avaient les yeux rivés sur la Floride – dont les suffrages permettaient de l’emporter. Au final, aucun des discours de Nussbaum ne fut prononcé et Bush fut déclaré vainqueur plus d’un mois plus tard.
Nussbaum a trouvé un nouvel emploi au Sénat à un moment de crises intenses : attaques terroristes du 11/9, guerre en Irak, controverse autour du Patriot Act. Il rappelle que moins de 600 voix en Floride ont déterminé l’issue du duel Bush-Gore et le cours de l’histoire qui en a découlé.
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« Il y a cette autre histoire, alternative, qui aurait pu advenir si Al Gore l’avait emporté », explique Nussbaum, qui a également été la plume du président américain Joe Biden. « J’ai une idée assez claire de ce à quoi aurait ressemblé une administration Gore. »
Et, poursuit-il, « cela m’a fait réfléchir aux autres moments de l’histoire où le résultat était des plus incertains, et pas seulement en matière politique. Des événements proches, avec des issues radicalement différentes. Il devait forcément y avoir un discours préparé pour en rendre compte ».
Il s’est avéré qu’il y en avait beaucoup – du discours prévu par le militant des droits civiques John Lewis qui a failli faire dérailler la Marche de 1963 sur Washington au discours de victoire de la démocrate Hillary Clinton qu’elle n’a jamais prononcé, suite à sa défaite de 2016 contre le républicain Donald Trump, lors d’une autre élection présidentielle des plus disputées.
Ces histoires alternatives sont évoquées à travers le prisme des discours rédigés pour l’occasion dans le dernier ouvrage en date de Nussbaum, Undelivered: The Never-Heard Speeches that Would Have Rewritten History.
« Je ne suis ni historien, ni journaliste », précise d’emblée Nussbaum. « Et pourtant, en examinant ces chapitres de l’histoire, j’ai été un peu les deux, ce qui m’a beaucoup amusé. »
Il ajoute : « L’une des vraies joies de ce livre a été de lever le rideau pour donner à voir ce qui se passe lors du processus de rédaction des discours. »
Le sujet est d’autant plus pertinent depuis une récente révélation du comité de la Chambre enquêtant sur le soulèvement du 6 janvier au Capitole des États-Unis.
Il existe en effet des différences importantes entre le discours que le président Trump s’apprêtait à prononcer au lendemain des émeutes du Capitole américain et celui qu’il a finalement prononcé.
Une photo rendue publique par le comité donne ainsi à voir que plusieurs phrases, condamnant les émeutiers, ont été barrées, jusqu’à la phrase : « Les sanctions juridiques devront être rapides et fermes ».
Le livre révèle un autre moment, étrangement similaire, survenu le siècle passé : la perturbation, en 1913, d’une manifestation de suffragettes, du nom donné à l’époque aux femmes qui revendiquaient le droit de vote.
Vue du Capitole, l’oratrice Helen Keller, jeune fille sourde et aveugle qui avait lutté pour acquérir la parole – source d’inspiration pour beaucoup -, était devenue une adulte, ardente avocate des causes progressistes, ce qui l’a rendue impopulaire. Au final, Keller n’a jamais pu lancer son appel en faveur de la libération des femmes.
« Vous imaginez 5 000 manifestantes face à un demi-million d’hommes ivres et en colère », explique Nussbaum. « Ça devait être effrayant… un peu semblable, peut-être, à l’atmosphère de notre 6 janvier : des hommes en colère qui ne veulent pas que la démocratie progresse et refusent ne serait-ce que d’écouter ceux qui ne pensent pas comme eux. »
Les lecteurs découvriront le discours de victoire qu’une pionnière plus contemporaine – Hillary Clinton – aurait prononcé si elle n’avait pas perdu le scrutin présidentiel de 2016 face à Trump. Clinton y rendait un hommage poignant à sa défunte mère, Dorothy Rodham, tout en évoquant ce que représentait l’élection de la première femme présidente du pays, qui n’est finalement pas advenue.
On y trouve aussi le discours que le président John F. Kennedy aurait prononcé si l’armée américaine avait lancé des frappes aériennes durant la crise des missiles de Cuba, ou encore celui que le président Richard Nixon avait prévu avant sa démission, en plein Watergate.
Le discours le plus court du livre nous vient de la Seconde Guerre mondiale : le commandant en chef allié (et futur président) Dwight D. Eisenhower y présente des excuses laconiques pour l’échec du D Day. Le succès du débarquement de Normandie a fait de ce discours une curiosité historique.
La plupart des discours du livre sont accessibles au public dans les archives, mais il est parfois difficile de les retrouver.
« Dans de nombreux cas, j’ai dû jouer au détective », précise Nussbaum.
Il a ainsi résolu le mystère du discours manquant d’Abe Beame, maire de New York, lorsque la ville a fait faillite en 1975. Le président Gerald Ford ayant refusé de l’aider, le New York Daily News avait titré : « De Gerald Ford à NY: Vous pouvez bien crever ».
Beame rédigea un discours au cas où la ville devait se déclarer en faillite. Le syndicat des enseignants sauva la situation in extremis, évitant un cauchemar financier. Le discours fut, lui, retrouvé dans un classeur après une longue enquête.
Un mariage (politique) arrangé
« Ça a été très amusant à écrire », confie Nussbaum à propos de la rédaction du livre.
Il peut en dire autant de son parcours de “plume”, s’émerveillant qu’il fasse toujours honneur à des outils rhétoriques utilisés par les Grecs anciens, tels que le logos (logique), le pathos (émotion) et l’éthique (évoquant la fiabilité de l’orateur).
Nussbaum emploie également volontiers une bonne dose d’humour. Pour lui, cela a moins à voir avec la plaine de Thessalie qu’avec la Borscht belt : il a grandi dans une famille juive et appris l’humour juif dans les couloirs de l’hôtel tenu par son père, dans les Catskills.
L’humour est « un moyen incroyablement puissant de menacer un adversaire et de le faire avec le sourire », explique-t-il. « C’est aussi un bon moyen de rester du côté de l’éthique… En gros, avec de l’autodérision, vous pouvez rire de vous-même, montrer que vous vous voyez tel que vous êtes. »
Il ajoute : « Je pense que l’humour est une affaire assez sérieuse, qui permet d’atteindre des objectifs très sérieux. Je me rends compte qu’il n’y a rien de drôle dans ce que je viens de dire. Il y a une vieille blague qui dit que décrire l’humour, c’est comme disséquer une grenouille. Ce n’est pas particulièrement drôle, et au final, la grenouille meurt. »
La dernière production de Nussbaum en qualité de rédacteur de discours fut pour Biden, qu’il rencontra en 2008 alors que Nussbaum collaborait à la campagne présidentielle de Barack Obama. Après qu’Obama eut choisi Biden comme colistier, Nussbaum est devenu “plume” de celui qui était alors sénateur du Delaware.
« Quand j’ai rencontré le sénateur Biden, il m’a regardé, a regardé vers le ciel et a dit : ‘Je suis au Sénat depuis plus longtemps que vous êtes en vie, qu’allez-vous donc m’apprendre’ », se souvient Nussbaum.
Biden et lui ont fini par se lier par l’entremise du fils de Biden, le regretté Beau Biden, qui est mort d’un cancer du cerveau en 2015. Nussbaum avait en effet travaillé avec Beau Biden sur le discours d’investiture de Joe Biden à la convention démocrate de 2008.
Bien que le discours n’ait duré que sept minutes, il a littéralement enthousiasmé la convention et, Nussbaum a déclaré : « Cela m’a apporté la crédibilité nécessaire pour accompagner le sénateur Biden pendant toute la durée de sa campagne. Je suis resté en contact avec lui. C’était un mariage arrangé, mais cela a bien marché au final. »
Recherche discours désespérément
Nussbaum s’est beaucoup démené pour trouver la matière première de ce livre et il n’est pas toujours parvenu à mettre la main sur les discours qu’il cherchait.
C’est notamment le cas d’un discours du président Jimmy Carter sur l’effondrement imminent des accords de Camp David de 1978 entre Israël et l’Égypte… peu de temps avant la relance de l’accord de paix.
À un moment, il lui est arrivé de faire usage de la loi sur la liberté de l’information pour reconstituer des fragments d’un discours encore classifié, comme le discours de politique étrangère de la conseillère à la Sécurité nationale de Bush, Condoleezza Rice, classifié pour les besoins de l’enquête sur les attentats du 11/9.
Mais dans le cas du militant des droits civiques Lewis, il est heureusement parvenu à mettre la main sur le discours original.
Au moment de la Marche sur Washington, celui qui allait devenir membre du Congrès était à la tête d’une organisation de défense des droits civiques, le Student Nonviolent Coordinating Committee.
Une phrase de son discours était tout sauf non violente : « Nous marcherons à travers le Sud, à travers le cœur de Dixie, de la même manière que Sherman l’a fait » – référence à la campagne dévastatrice menée durant la guerre civile par le général de l’Union, William T. Sherman.
Le discours promettait ensuite une « politique de la terre brûlée » qui « mettrait le feu à Jim Crow – mais de manière non violente ».
Ces propos ont consterné Patrick O’Boyle – l’archevêque catholique romain de Washington DC, dont le soutien était absolument indispensable – et exacerbé l’atmosphère déjà tendue qui régnait dans la capitale américaine.
Le plus célèbre orateur de la Marche, le révérend Martin Luther King Jr., dit à Lewis que la phrase sur le général Sherman « ne lui ressemblait pas ». Au moment où la Marche se mettait en route, Lewis n’avait pas revu sa position.
« Il n’avait rien changé, pas même pour Martin Luther King », ajoute Nussbaum.
Le livre explique comment le militant des droits civiques, A. Philip Randolph, a fini par convaincre Lewis, à la dernière minute, à deux pas du Lincoln Memorial.
« Cela fait vingt-deux ans que j’attends ce moment. J’ai attendu toute ma vie cette opportunité. S’il vous plaît, ne le gâchez pas », aurait déclaré Randolph. Lewis ne pouvait décemment pas le lui refuser : « Cela aurait été comme dire non à Mère Teresa. »
« Il a été un peu déçu du discours qu’il a finalement prononcé », explique Nussbaum. « Cela a tout de même été le discours le plus enflammé de toute la Marche. Il a atteint son objectif. Je pense que cela a fait suffisamment peur, sans pour autant obérer la partie du discours sur le rêve. »
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