La colère empêche le dialogue à la marche pour les droits des femmes à Bnei Brak
Un vaste rassemblement de libéraux a eu lieu dans la ville ultra-orthodoxe ; l'un de ses organisateurs veut envoyer les rabbins en prison, d'autres cherchent un terrain d'entente
Une marche pour les droits des femmes organisée par des milliers de libéraux dans la ville de Bnei Brak, majoritairement haredie, était un cadre peu propice à un dialogue sincère, apaisé, entre Israéliens religieux et laïques, à une époque où le fossé entre les deux groupes démographiques ne cesse de se creuser.
Et de fait, la convivialité n’a duré qu’une trentaine de minutes.
Après quoi, toute possibilité de discussion a été étouffée par une musique tonitruante, des tambours assourdissants et une rhétorique belliqueuse émanant des deux camps lors de cet événement qui avait été organisé pour protester contre ce que les activistes considèrent comme l’exclusion et l’oppression des femmes dans la société haredie – et par le gouvernement soutenu par les Haredim.
« Simplement parce que quelques groupes religieux, des groupes religieux ultra-orthodoxes pensent que les femmes sont la source de tous les maux (…) ne signifie pas que nous devons l’accepter », a déclaré à l’AFP avant le rassemblement l’avocate Hila Mor-Zenhavi.
Les rabbins qui interdisent aux femmes de chanter en public devraient être jetés en prison, a déclaré l’oratrice Ayelet Hashachar à la foule. Elle a ajouté que pour sa part, les Haredim qui « se battent non pas avec, mais contre le pays » devraient se sentir affectés par le mouvement de protestation.
Des contre-manifestants de droite ont répondu au rassemblement en criant « traîtres gauchistes » aux manifestants. Il y a eu quelques échauffourées mineures qui se sont terminées sans blessés ni arrestations.
Il y a également eu des discussions impromptues entre des personnes des camps opposés, des discussions parfois brèves, passionnées et directes, qui leur ont donné un aperçu rare des systèmes de croyance des uns et des autres, malgré la polarisation qui érode le peu de terrain d’entente qu’il leur reste.
Lors de l’une de ces conversations, Dana Bezalel, 34 ans, présentatrice, sur une radio haredie, d’une émission sur le patrimoine juif et poète, a déclaré à Nili Brenner, 62 ans, originaire de Tel Aviv : « À cause de l’incitation à la haine contre les haredim, je me sens moins en sécurité qu’auparavant lorsque je me promène dans une zone laïque, et certainement moins en sécurité que dans une zone haredie« . Elle a ajouté sur un ton de défiance : « Et cette marche est censée porter sur le respect d’autrui ? »
Bezalel faisait partie des femmes harediot qui distribuaient bouteilles d’eau et des bracelets où était inscrit « Aime ton prochain », une initiative ayant pour but, selon elle, d’encourager le dialogue.
Brenner, 62 ans, vêtue d’un short et d’un débardeur orné d’autocollants, a dit comprendre le sentiment d’insécurité de Bezalel. « C’est terrible. Je suis vraiment triste de l’entendre. Mais il y a une énorme colère. Et moi non plus, je ne me sens pas en sécurité. Certaines lois adoptées par ce gouvernement, soutenues par les dirigeants de votre communauté, entravent ma liberté. Est-ce que vous pouvez comprendre ce que je ressens ? », a-t-elle demandé à son interlocutrice.
Plusieurs intervenants ont décrit les membres de la population haredi et leurs dirigeants comme des partenaires actifs dans la lutte contre les libertés civiles, dont l’objectif serait de contraindre des millions d’Israéliens laïques et non juifs à se conformer aux principes du judaïsme orthodoxe.
Ils ont fait plusieurs fois référence, dans leurs discours, aux informations rapportées par les médias laïques ces dernières semaines, avec des femmes et des jeunes filles qui auraient été soumises à un traitement discriminatoire dans les transports publics. De nombreuses lignes de bus desservant des quartiers haredim sont officieusement non mixtes, et les passagers dont la tenue vestimentaire est jugée impudique sont parfois harcelés.
Selon les informations d’un média, le chauffeur d’un bus public a notamment dit à un groupe d’adolescentes habillées en débardeur et jeans de s’asseoir tout au fond et de se couvrir.
« Nous pouvons nous asseoir où nous voulons, nous pouvons porter ce que nous voulons (…) nous sommes libres et égales à tout autre citoyen d’Israël », a lancé Kalanite Kain, autrice de 63 ans.
Au début du mois, les partisans de la refonte judiciaire ont tenté d’engager un dialogue avec les passagers de bus haredi sur ce sujet, mais les groupes rivaux se sont mis à chanter des chansons à connotation politique.
Le sujet de la ségrégation basée sur le sexe n’est pas nouveau en Israël, où nombreux sont ceux qui observent des pratiques religieuses restreignant ou interdisant la mixité.
Mais les activistes affirment que la discrimination dirigée contre les femmes s’est renforcée ces dernières années.
Le projet de refonte, promu par le gouvernement et la coalition composée de cinq partis religieux et du parti Likud du Premier ministre Benjamin Netanyahu, est conçu pour affaiblir les possibilités qu’ont les Israéliens laïques de protéger leurs libertés devant les tribunaux, ont affirmé plusieurs orateurs au cours du rassemblement.
Les défenseurs de l’initiative affirment que l’objectif de la refonte est de protéger les libertés des conservateurs contre les abus d’un système judiciaire libéral et qu’elle rétablit l’équilibre des pouvoirs tel qu’il existait avant la prise de contrôle progressive du système judiciaire qui aurait commencé dans les années 1990.
« Nous sommes venus protester contre la tentative du gouvernement, en coopération avec les dirigeants haredim, de rendre Israël moins libéral, et moins égalitaire envers les femmes », a déclaré Amit Aharon, une militante du groupe féministe Pink Front. Alors que, derrière elle, les manifestantes scandaient : « Il n’y a pas de démocratie sans égalité ».
Avant les discours, les puissants amplificateurs ont diffusé des chansons populaires. L’une d’entre elles, intitulée « toutes les options sont sur la table », comprenait des paroles telles que : « Je l’ai dit une fois et je le répète / j’ai une balle dans la chambre, pas dans le chargeur / il y a un temps pour tout / et un moment de vérité et une ligne rouge », tandis que d’autres étaient de nature moins chargée.
La chanson, très populaire auprès des manifestants, a suscité de vives huées de la part des quelque 300 contre-manifestants, dont la plupart étaient des militants de droite non haredim. Plusieurs grands rabbins de Bnei Brak ont publié un texte appelant les habitants à se tenir à l’écart des manifestants afin d’éviter toute friction, ce qui explique la faible présence des haredim.
Moran Attias, une adolescente haredie de 16 ans, n’a pas entendu l’appel et a semblé légèrement alarmée lorsque le Times of Israel lui a demandé ce qui l’avait poussée à l’ignorer. « Je voulais juste parler aux femmes de Tel Aviv et leur expliquer ce qu’il se passe réellement », a-t-elle déclaré.
La ségrégation sexuelle est « un signe de respect pour les femmes, pas d’exclusion », a-t-elle confié à Inbal Bar-Sela, une psychothérapeute laïque de 57 ans venue de Haïfa pour participer à la manifestation. Inbal Bar-Sela n’a pas contesté ces propos, mais elle a ajouté : « Je travaille avec une femme haredie qui ne peut pas conduire parce que si elle le fait, ses fils ne pourront pas entrer dans une bonne yeshiva. »
Attias a hoché la tête et a répondu : « Oui, cela arrive au sein des communautés les plus extrêmes. Ce n’est pas notre cas, notre mère nous conduit partout, elle est comme Egged », a-t-elle plaisanté en faisant référence à la compagnie de bus.
Oz Kostika, un éducateur professionnel haredi de 27 ans, est l’un des résidents qui a sciemment ignoré le texte rabbinique recommandant de rester à l’écart de la marche – un avis qui, selon lui, était consultatif et non contraignant.
« Vous vous faites une fausse idée de nous », a-t-il déclaré à un groupe de manifestantes. « Ici, les femmes sont beaucoup plus respectées que dans votre société. Vous cherchez ici et là quelque incident fâcheux et vous vous en servez pour nous diffamer et nous insulter chez nous, en organisant cette manifestation. Cela me fait beaucoup de peine. »
Des personnalités ont critiqué les organisateurs pour leur décision de tenir la marche à Bnei Brak, estimant qu’il s’agissait là d’une provocation.
La présentatrice de la Treizième chaîne, Tamar Ish Shalom, a qualifié cette décision de « déplorable et inutile » sur X, anciennement Twitter. « Manifester contre toute une partie de la population, toute une ville, des hommes, des femmes et des enfants, ce n’est pas la bonne méthode. Ce n’est pas correct d’un point de vue moral et cela risque de ne pas servir la lutte, qui est plus importante aujourd’hui que jamais », a-t-elle écrit.
Tzippi Lavi, une femme haredie qui se décrit comme féministe et qui a participé à des manifestations contre la refonte, a déclaré à la Treizième chaîne cette semaine que la marche était « pénible pour tous les Haredim parce qu’elle est dirigée contre notre groupe, mais elle est également irrespectueuse envers les efforts des féministes dans les communautés haredies. Nous faisons des progrès que vous ne pouvez pas voir de l’extérieur et des marches comme celle-ci réduisent notre travail à néant ».
Tomer Persico, maître de conférences sur la religion à l’Institut Schechter de Jérusalem et au département de religion comparée de l’université de Tel Aviv, a défendu la manifestation sur X. Il est « nécessaire de manifester dans les villes haredies tant que c’est fait dans le respect », a-t-il écrit. « La population haredie doit comprendre que ses représentants ont engagé un combat avec les libéraux en Israël et que ce groupe ne se laissera pas faire : Il y aura un prix à payer. »
Plusieurs intervenants ont fait référence au fait que des dizaines de milliers d’étudiants des yeshivot harediot sont exemptés du service militaire chaque année dans le cadre d’un accord controversé. Ces exemptions ont alimenté la colère et le ressentiment des Israéliens juifs laïques qui estiment que les ultra-orthodoxes devraient supporter une partie des charges de la société.
« Les gens qui n’ont pas servi dans l’armée nous font faire des guerres, les gens qui ne paient pas d’impôts prennent notre argent pour les allocations », a déclaré Hashachar, fondatrice du Front des mères, l’un des groupes qui ont coorganisé la marche.
Son discours, truffé de sentiments et de tropes anti-haredis, promettait d’autres choses à venir. Elle a qualifié Bnei Brak de « ville qui n’a rien donné à Israël et dont les cimetières ne comportent aucune parcelle militaire ». Hashachar a promis que « si quelqu’un pense que notre présence ici est un coup de poing dans l’œil, qu’il se prépare à en recevoir un dans chaque œil ».
« Nous viendrons à Bnei Brak semaine après semaine jusqu’à ce que la population de Bnei Brak comprenne qu’elle fait partie de la société israélienne, qu’elle doit servir le pays parce que lorsqu’ils sont en train de lire une page du Talmud, nous, nous pleurons d’angoisse pour la sécurité de nos enfants », a-t-elle déclaré. « Nous nous battons pour le pays, ils se battent contre le pays ».
Ce genre de discours a laissé Kostika « déprimé et découragé ».
« Je suis venu ici pour dialoguer avec des gens de l’autre camp et je m’attendais à de la colère », a-t-il déclaré. « Je ne m’attendais pas à de la haine ».
Plus de 10% de la population israélienne est juive ultra-orthodoxe.
L’AFP a contribué à cet article.