Pawel Jablonski : les Polonais comme les Juifs étaient victimes des Allemands
En visite en Israël, le vice-ministre polonais des Affaires étrangères assure que ses compatriotes sont pris à tort pour des agresseurs
Le vice-ministre polonais des Affaires étrangères a déclaré à Tel Aviv qu’il ne voyait aucune raison à la distinction faite entre les Polonais juifs et chrétiens pendant la Seconde Guerre mondiale.
« De nombreux peuples d’Europe centrale ont également été victimes et des millions d’entre eux ont péri », a déclaré Pawel Jablonski au Times of Israel mardi.
« Ce n’est pas une compétition : il ne s’agit pas de savoir qui a le plus souffert. Nous avons tous été victimes. Nous avons tous souffert sous le joug allemand. Nous ne voyons pas de raison légitime de comparer les souffrances des uns et des autres : tous ont souffert à cette époque. »
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« Il y avait par exemple des camps pour les prêtres catholiques et des milliers de prêtres polonais y ont été assassinés », a déclaré Jablonski, en charge des relations de Varsovie avec le Moyen-Orient et l’Afrique.
« Ce n’est pas comme si nous voulions rivaliser. L’idée n’est pas de dire que nous avons souffert plus, ou moins, 15 % de moins, 20 % de moins. Ce n’est pas une compétition. Nous ne nous disputons pas la palme de la plus grande souffrance. »
Selon Yad Vashem, quelque 3,3 millions de Juifs vivaient en Pologne à la veille de l’invasion allemande, le 1er septembre 1939, et 380 000 seulement ont survécu à la guerre.
On estime par ailleurs à 3 millions le nombre de Polonais non juifs également tués pendant la guerre. Toutefois, ces derniers n’ont semble-t-il pas fait l’objet d’une campagne de destruction systématique, contrairement à la communauté juive.
Jablonski était en Israël à la tête d’une délégation du gouvernement polonais pour tenter de réparer la relation diplomatique avec les autorités israéliennes.
Il s’est entretenu avec le conseiller à la sécurité nationale, Tzachi Hanegbi, et le directeur général du ministre des Affaires étrangères, Ronen Levy, pour évoquer, selon Varsovie, « l’arrêt de l’agression russe contre l’Ukraine », ainsi que de la coopération bilatérale sur les questions économiques, culturelles et éducatives.
La Pologne est depuis longtemps un des pays les plus pro-israéliens de toute l’Union européenne. Mais les relations entre les deux pays se sont détériorées en 2018, lorsque la Pologne a adopté une loi interdisant de tenir la nation polonaise responsable de la Shoah, dans le cadre de ce que les critiques qualifient d’entreprise de camouflage des complicités polonaises avec les nazis. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Yair Lapid, avait qualifié cette loi d’antisémite, ce qui avait ouvert une brouille diplomatique.
Good to meet my friend Undersecretary of State ???????? @paweljablonski_ in Jerusalem.
We talked about the pressing geopolitical challenges of the Middle East and Europe and how to further enhance IL-PL bilateral relations.
In a moving ceremony, we paid tribute to Konstanty… pic.twitter.com/JExth9pipn
— Ronen Levi (Maoz) (@RonenLeviMaoz) June 6, 2023
Jablonski a fait valoir que cette manière de voir les choses constituait une distorsion de l’histoire de la Pologne pendant la guerre, qui avait pour effet de faire des victimes des agresseurs.
« Nous voulons simplement obtenir la reconnaissance du fait que nous avons été victimes de la Seconde Guerre mondiale, même s’il y a eu des collaborateurs, comme dans tous les pays », a-t-il déclaré. « Nous n’avons jamais eu de gouvernement collaborationniste, comme en France ou dans d’autres pays, où des gouvernements ont ouvertement et officiellement collaboré avec les nazis.
« Nous nous sentons injustement accusés de complicité dans une entreprise dont nous avons été les victimes… C’est totalement disproportionné. »
La Pologne a été le premier pays envahi et occupé par le régime nazi d’Adolf Hitler, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le pays n’a jamais eu de gouvernement collaborationniste. Les membres de la résistance polonaise et du gouvernement en exil ont fait savoir au monde que le massacre des Juifs était en marche, et des milliers de Polonais ont risqué leur vie pour aider les Juifs.
Malgré tout, des historiens de la Shoah ont établi, preuves à l’appui, que des Polonais avaient eux-mêmes assassiné des Juifs ou profité de leur détresse pour les faire chanter et obtenir de l’argent.
L’ambassadeur d’Israël en Pologne, Yacov Livne, a déclaré au Times of Israel que le bilan de la Pologne pendant la guerre était contrasté, comme dans de nombreux autres pays européens.
« Il me semble que la plupart des chercheurs sont aujourd’hui d’accord – et c’est probablement vrai pour la Pologne comme pour d’autres pays occupés par l’Allemagne nazie – sur le fait qu’une minorité de personnes ont sauvé des Juifs, et que d’autres ont collaboré », a-t-il ajouté.
L’an dernier, la Pologne a adressé une demande officielle à l’Allemagne demandant 1,3 milliard de dollars de réparations pour l’occupation du pays par les nazis entre 1939 et 1945. Or, Varsovie estime que ces accusations de complicités sapent son statut de victime et sa légitimité à demander des réparations à Berlin.
« Puisque nous n’avons pas été indemnisés et que l’on entend que certains ont collaboré, c’est que la Pologne est complice, en quelque sorte, alors est-ce vraiment important pensent certains ? », a déclaré Jablonski.
« C’est quelque chose d’extrêmement négatif : nous nous sentons injustement accusés de quelque chose dont nous avons été des victimes. »
Ce juriste de 37 ans précise que la position de son pays ne témoigne pas d’une indifférence envers le sort des Juifs de Pologne pendant la Shoah : « Nous considérons que les 3 millions de Polonais juifs font partie de cette histoire. Ils étaient nos ressortissants. Leur mort fait partie de notre histoire, c’est une perte pour la Pologne. »
Il a également rappelé que si l’Allemagne versait un jour des réparations, une « grande partie » irait à l’aide aux communautés juives de Pologne, car de nombreux crimes nazis ont spécifiquement pris les Juifs pour cibles.
« Falsifier l’histoire »
Varsovie est accusée d’avoir tenté de faire taire les historiens opposés à la position du gouvernement à propos de ce qu’a vécu la Pologne au moment de la Seconde Guerre mondiale.
En avril dernier, la chercheuse polonaise Barbara Engelking a ainsi été critiquée par le gouvernement conservateur et les médias pro-gouvernementaux pour avoir déclaré que les Polonais avaient « laissé tomber » les Juifs au moment de la Shoah.
Engelking accuse les Polonais d’aujourd’hui de « falsifier l’histoire » en exagérant le niveau de l’aide apportée par les Polonais aux Juifs pendant la Shoah.
A Varsovie, autorités et journalistes n’ont pas hésité à qualifier ses propos d’attaques contre la nation. Ils l’ont accusée de donner une interprétation fallacieuse des archives historiques et de ne pas suffisamment rendre justice aux Polonais qui ont risqué – et parfois perdu – leur vie pour aider les Juifs.
L’historienne et une chaine de télévision indépendante ont depuis fait face à des menaces de la part d’institutions gouvernementales, et l’affaire constitue désormais un véritable enjeu de campagne en vue des élections polonaises de cet automne.
Le ministre polonais de l’Education, Przemysław Czarnek, a menacé de ne plus financer l’institution qui emploie Engelking, le Centre polonais de recherche sur la Shoah, qui fait partie de l’Académie polonaise des sciences.
« Je ne financerai pas un institut qui emploie des personnes qui insultent les Polonais », a déclaré Czarnek.
Il a ajouté que les Polonais « étaient les meilleurs alliés des Juifs et que, sans les Polonais, nombre de Juifs seraient morts, beaucoup plus que ceux qui ont péri dans la Shoah ».
Jablonski a dit au Times of Israel que Varsovie « finançait de nombreuses études sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ».
« Tout le monde peut dire ce qu’il veut, tout le monde peut rechercher ce qu’il veut », a-t-il poursuivi. « Mais si un chercheur affirme des choses, alors il s’expose à la critique publique. »
En 2021, une cour d’appel polonaise a rejeté l’action en justice intentée contre Engelking et son collègue, le chercheur polonais Jan Grabowski, après qu’un tribunal inférieur leur ait ordonné de s’excuser auprès d’une femme affirmant que son oncle décédé avait été diffamé dans un livre d’histoire auquel ils avaient contribué : « Une nuit sans fin: le sort des Juifs dans certaines régions de la Pologne occupée ».
« Nous avons financé les recherches de Grabowski et Barbara Engelking par le passé », a précisé Jablonski. « Ils ont reçu beaucoup de soutien de la part du gouvernement polonais. »
« De notre point de vue, ces recherches, qui ne sont ni sincères ni justes, sont instrumentalisées à des fins politiques », a-t-il ajouté. « Grabowski est un bon exemple de ce que j’affirme. Il a prétendu à tort – cela a été prouvé – que 200 000 Juifs ont été tués par les Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Tout le monde a le droit de faire les recherches qu’il veut, mais le gouvernement n’est pas tenu de financer toutes les études. »
Les conclusions de Grabowski confortent celles d’un précédent article, publié en 1970 par l’historien polonais Szymon Datner, qui estimait que 200 000 Juifs avaient été tués par des Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Datner estimait que de nombreux Juifs qui tentaient de fuir les trains de déportation et camps de concentration avaient en fait été remis aux autorités, dénoncés ou tués par leurs voisins polonais.
Jablonski esquisse un tableau plein d’espoir du futur travail de la Pologne avec Yad Vashem.
« Nous pouvons avoir des désaccords, ici et là, mais nous souhaitons travailler ensemble sur les questions d’éducation, car nous faisons aussi beaucoup sur le sujet », a-t-il déclaré.
« Nous voulons le faire par le dialogue, avec des experts. Ce n’est pas aux politiciens de décider ce qui doit ou ne pas être écrit. »
Il a ajouté que Varsovie n’avait aucune réticence à examiner la question de l’implication polonaise dans l’assassinat des Juifs pendant la Shoah.
« Au contraire, nous souhaitons en parler, mais dans de bonnes conditions », a-t-il expliqué. « Nous avons perdu 6 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais si par ailleurs, il se trouve plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes qui ont collaboré, eh bien, il convient d’en parler, bien évidemment. Mais sans altérer l’essentiel, à savoir l’histoire de la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui est celle d’une victime. Nous avons été victimes d’une oppression brutale, de meurtres, de tortures et d’esclavagisme.
« Mon grand-père a été esclave des Allemands. »
Une victime des nazis
En tant que pays, il ne fait pas de doute que la Pologne a été une victime, et non un agresseur, au moment de la Seconde Guerre mondiale, affirme Robert Rozett, historien principal à l’Institut international de recherche sur la Shoah de Yad Vashem.
« Certes, il y a eu des Polonais impliqués dans la perpétration de la Shoah », a-t-il confié au Times of Israel lors d’une conversation téléphonique, mercredi. Pourtant, « on ne peut pas dire que la Pologne a été un agresseur. La Pologne a été victime de l’occupation nazie et de l’oppression. »
Il a ajouté que « le meurtre des Juifs polonais était une entreprise nazie. Ce n’est aucunement une entreprise polonaise. C’est une entreprise allemande nazie. »
Il estime que « la souffrance, c’est de la souffrance ».
« Personne ne débat des degrés de souffrance », assure-t-il. Un grand nombre de personnes ont été prises pour cibles par l’Allemagne nazie et certains de ses alliés en Europe. »
« La grande différence, c’est que les Juifs ont été pris pour cibles pour des raisons raciales. Les nazis ont décrété que les Juifs devaient être anéantis en tant que groupe, en tant que race, comme ils disaient. Ce qu’ils n’ont pas fait avec leurs autres victimes. »
Rozett n’est pas favorable à l’idée de considérer les Juifs comme le reste des victimes polonaises.
« Certains, en Pologne comme dans de nombreux autres pays, considéraient les Juifs comme faisant partie de la nation », précise-t-il, « mais d’autres, non, les voyant comme des étrangers sur le sol polonais. »
Abordant la question de la collaboration, Rozett affirme qu’il n’y avait pas d’État polonais pendant la guerre, et qu’il n’est donc pas question de complicité d’État comme en Hongrie ou en France.
Les Polonais, pris individuellement, c’est une autre histoire, ajoute-t-il.
« Ce que nous savons, depuis le début du 21e siècle, c’est que les Juifs qui ont tenté de s’enfuir à la campagne, dans des zones plus reculées, ont été victimes d’une véritable traque de la part des nazis », explique Rozett. « Pour ce faire, ils avaient souvent recours à des Polonais, dans les villages, auxquels ils demandaient de rassembler les Juifs. Cela a été fait en partie sous la contrainte, en partie volontairement, voilà. »
« Nous savons que la police bleue polonaise, aux ordres de la police allemande, était très impliquée dans la traque des Juifs, qu’elle remettait aux Allemands. Nous savons donc qu’il y a eu beaucoup de complicité de la part de Polonais. »
Le risque que ces faits de collaboration portent atteinte aux revendications de la Pologne envers l’Allemagne est infondé, estime Rozett.
« Cela n’a rien à voir avec ce que l’occupation allemande a fait aux Polonais. Ce sont deux questions distinctes. »
Rozett ajoute qu’il est devenu « très difficile » de faire des recherches sur la Shoah en Pologne.
« Les spécialistes de la Shoah qui parlent des complicités polonaises sont étroitement surveillés et ils sont régulièrement attaqués pour ce qu’ils font, ce qu’ils écrivent et disent », explique Rozett.
« Cela a eu un vrai effet dissuasif sur les chercheurs. Dans ces conditions, pour quelle raison un jeune chercheur, en Pologne, voudrait-il s’embarquer dans ce type de recherches ? »
En mars dernier, Israël et la Pologne se sont entendus pour rétablir leurs relations diplomatiques, ouvrant la voie à la reprise des voyages de jeunes israéliens en Pologne. La Pologne s’était en effet plainte du fait que ces voyages éducatifs donnaient aux Israéliens une vision erronée de la Shoah. Aux termes de ce nouvel accord, les jeunes Israéliens visiteront une liste de sites recommandés par la Pologne.
L’accord a été très critiqué en Israël, qui l’estime trop aligné sur la vision polonaise. Ses opposants craignent que les jeunes ne soient conduits dans des sites donnant une vision déformée de la Shoah, oublieux des complicités polonaises lors de la Shoah et dédiés à l’exaltation des mesures prises par les Polonais pour sauver les Juifs.
« S’agissant de la Pologne, les développements de ces dernières semaines nous semblent très, très inquiétants et dangereux », a déclaré lundi le président de Yad Vashem, Dani Dayan.
A LIRE : Ce qui compte pour le chef de Yad Vashem, Dani Dayan : la mémoire de la Shoah
« Nous continuerons à honorer les Justes polonais parmi les nations », a déclaré Dayan, évoquant les individus qui ont sauvé des Juifs pendant la Shoah, souvent en risquant leur vie. « Nous continuerons à demander à la Pologne de se rappeler les actions odieuses commises par certains Polonais. »
L’ambassadeur Livne a déclaré que, compte tenu des graves défis sécuritaires auquel faisait face Israël, des relations constructives avec la Pologne étaient cruciales, même si la mémoire de la Shoah continue de poser problème.
« Le dialogue politique entre Jérusalem et Varsovie est aujourd’hui de bonne qualité et les deux capitales ont une meilleure compréhension de leurs problèmes communs, sur le plan de la sécurité. Avec nos homologues polonais, nous travaillons à améliorer encore ces contacts », a-t-il déclaré, ajoutant que les deux pays partageaient l’objectif « d’établir et transmettre l’histoire des faits, tels qu’ils se sont déroulés ».
« L’histoire ne peut pas être changée », a-t-il expliqué, « mais elle peut et doit servir de lien entre Israël et la Pologne. Nos 1 000 ans de vie commune, en Pologne, sont une bonne base pour la construction de ce pont. »
Canaan Lidor a contribué à cet article.
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