Pays-Bas : Les « gardiens du journal » de l’époque de la Shoah décrivent les horreurs
La journaliste Nina Siegal a lu des centaines de journaux intimes datant de la guerre pour dépeindre la vie quotidienne difficile des Néerlandais pendant l'occupation nazie
Lorsqu’Anne Frank a repris l’écriture de son journal intime dans la clandestinité, elle faisait partie des milliers de personnes qui ont répondu à l’appel du gouvernement néerlandais en exil à consigner – et éventuellement à partager – les expériences qu’elles avaient vécues sous le régime nazi.
Si le journal d’Anne Frank a été écrit depuis une cachette d’Amsterdam, des centaines d’autres journaux ont été rédigés par des personnes qui ont été témoins d’autres aspects de l’occupation allemande des Pays-Bas pendant cinq années, au cours desquelles 102 000 Juifs ont été déportés et assassinés.
Selon la journaliste Nina Siegal, la diariste la plus célèbre du monde, Anne Frank, « ne raconte pas toute l’histoire, ou la bonne histoire, à certains égards ».
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Nina Siegal, auteure de The Diary Keepers : World War II in the Netherlands as Written by the People Who Lived Through It (« Les gardiens du journal : la Seconde Guerre mondiale aux Pays-Bas telle qu’écrite par les personnes qui y ont survécu »), a expliqué au Times of Israel que la portée limitée du récit d’Anne Frank était dû à son âge et à sa situation.
« Elle ne pouvait pas raconter toute l’histoire ; Anne était une enfant, coupée du monde », a déclaré Siegal.
Rédactrice culturelle prolifique pour le New York Times, Siegal vit à Amsterdam et poursuit ses recherches sur le sort réservé aux Juifs néerlandais pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Le journal d’Anne Frank faisait partie d’un processus radicalement démocratique dans la manière dont on envisageait de documenter la guerre », a expliqué Siegal, dont les recherches sur les journaux intimes ont fait l’objet d’une couverture photographique magistrale dans le New York Times.
En se focalisant sur des textes écrits par des victimes, des spectateurs et des collaborateurs, l’ouvrage The Diary Keepers, récemment publié par Siegal, retrace l’histoire du génocide des Juifs de manière chronologique.
D’un inspecteur de police néerlandais sympathisant des nazis à un reporter juif qui a couvert la Russie et la Palestine sous mandat britannique, Siegal a choisi sept diaristes principaux – parmi les 2 100 journaux détenus par l’Institut d’études sur la guerre, la Shoah et les génocides (NIOD) – afin de faire revivre au lecteur des événements tels que « l’hiver de la faim » et la libération.
La chasse aux archives de Siegal a été guidée par son désir d’utiliser « la collection de la manière dont elle a été conçue », a-t-elle expliqué.
Une grande partie des recherches effectuées par Siegal pour son livre a porté sur les raisons pour lesquelles les trois quarts des Juifs néerlandais ont été décimés pendant la guerre, soit le pourcentage le plus élevé de tous les pays d’Europe de l’Ouest.
« Anne Frank donne l’impression que les non-Juifs néerlandais étaient très protecteurs à l’égard des Juifs », a expliqué Siegal. « Les gens se concentrent sur l’idée rédemptrice que « malgré tout, les gens sont vraiment bons au fond. »
Cherchant à montrer aux lecteurs un « récit plus large » de la société en temps de guerre, Siegal s’est intéressé aux raisons pour lesquelles, par exemple, tant de Néerlandais ont pris des photos de leurs voisins juifs en train d’être « raflés » et déportés.
« Les derniers Juifs sont rassemblés », a écrit le vendeur Cornelis Komen, qui a observé une « razzia » (rafle) de jour à Amsterdam.
« Ils sont rassemblés et emmenés comme du bétail. Ils quittent leur foyer pour l’étranger (…) Ce n’est peut-être pas un peuple agréable, mais ce sont des êtres humains », a écrit Komen dans son journal.
Près de 80 ans après la libération, le NIOD travaille toujours à la transcription des journaux de guerre, dont trois apparaissent pour la première fois dans le livre de Siegal.
« Je n’étais pas consciente de l’incroyable ressource que cela représenterait, ni de l’intérêt que cela susciterait », a déclaré Siegal, qui a passé plus de deux ans dans les archives, plongée dans la vie quotidienne des Néerlandais pendant la guerre.
« Une zone d’ombre »
Les grands-parents et la mère de Siegal ont survécu à la Shoah en se cachant et en étant emprisonnés dans des camps de travail, leur famille étant originaire des frontières de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie en temps de guerre.
« Tout le côté de la famille de ma mère a vécu la Shoah », a déclaré Siegal. « La plupart des membres hongrois et tchèques de ma famille ont péri. »
En grandissant, la mère de Siegal parlait de la guerre de façon « bizarre », a confié l’auteure.
« Ma mère racontait des histoires terrifiantes qui se terminaient toujours par une boutade », a raconté Siegal. « Je me suis retrouvée dans une sorte de zone d’ombre, ce qui explique en partie pourquoi j’étais si intéressée par ce sujet. »
Outre le nombre disproportionné de victimes aux Pays-Bas, Siegal souhaitait réfléchir sur « ce qu’il fallait pour résister, et ce qu’il fallait pour que quelqu’un soit un vrai résistant au nom des Juifs », a-t-elle déclaré.
« Ma mère racontait des histoires terrifiantes qui se terminaient toujours par une boutade »
« J’étais surtout intéressée par ce qu’était l’expérience quotidienne d’une personne normale », a déclaré Siegal, qui a interrogé certains des diaristes survivants et leurs héritiers.
Dans un exemple convaincant de « remplissage » de l’Histoire qui a été largement effacée, Siegal a utilisé des extraits de journaux intimes pour dépeindre un chapitre méconnu de l’héroïsme juif pendant l’occupation allemande d’Amsterdam.
Pendant deux semaines, en février 1941, des combattants juifs ont affronté des partisans nazis dans plusieurs quartiers de la ville. Les rixes ont abouti à l’arrestation massive de 400 jeunes hommes juifs, ce qui a poussé les Néerlandais à se mettre en grève dans tout le pays.
« Lundi, un sentiment de résilience s’est éveillé et les jeunes Juifs ont commencé à s’organiser », a écrit Salomon de Vries, un journaliste juif d’Amsterdam.
« Lundi, un sentiment de résilience s’est éveillé et les jeunes Juifs ont commencé à s’organiser »
« Lundi après-midi et soir, les Juifs se sont défendus, en utilisant des barres de fer ou tout ce qui leur tombait sous la main. Mais certains des nazis néerlandais qui leur ont fait face portaient des revolvers. Plusieurs personnes ont été tuées », a écrit de Vries.
L’assaut allemand sur le quartier juif qui s’en est suivi a été bien documenté par un photographe allemand à l’extérieur de la synagogue portugaise. Des clichés montrent des dizaines d’hommes juifs à terre tandis que des SS armés de fusils planent au-dessus d’eux, mais seuls les journaux intimes décrivent les combats de rue qui ont précédé l’assaut.
« Le fait que ces Juifs se soient battus avec les SS pendant deux semaines avant le raid est à peine mentionné lorsque l’on commémore la grève hollandaise qui a eu lieu après le raid », a déclaré Siegal, dont le livre contient de nouvelles informations sur le sort des hommes arrêtés en février 1941.
Toujours un peu dans la clandestinité
The Diary Keepers fait un usage évocateur de textes écrits à Westerbork, le camp de transit où la plupart des Juifs néerlandais étaient emprisonnés avant d’être envoyés dans les camps de la mort allemands de la Pologne occupée.
À Westerbork, la vie des prisonniers tournait autour de l’annonce hebdomadaire des 1 000 personnes destinées à être transportées le lendemain. Entre ces rituels éprouvants, certains prisonniers se produisaient dans des cabarets, tandis que d’autres étaient envoyés à Amsterdam en tant que « police de l’ordre » pour participer à la rafle des Juifs.
« Les journaux intimes ont un caractère immédiat et personnel », a expliqué Siegal. « D’une certaine manière, ils sont plus présents. Je peux traverser l’Histoire avec les gens et, au fur et à mesure qu’ils comprennent les choses, je peux les comprendre aussi », a-t-elle ajouté.
Dans son journal, le journaliste Philip Mechanicus a écrit sur le « transport » hebdomadaire au départ de Westerbork. « Hitler prend les Juifs dans des trains appropriés pour les emmener dans un endroit privilégié en Europe… et il les extermine par catégorie, tout comme un croque-mort met les morts en terre par catégorie ».
Le livre de Siegal s’inscrit dans le cadre d’un changement radical de la mémoire de la guerre qui a balayé les Pays-Bas au cours de la dernière décennie. Après plus d’un demi-siècle de silence sur la Shoah, les jeunes générations souhaitent en savoir plus sur ce qui s’est passé.
Les journaux intimes ont un caractère immédiat et personnel
Par exemple, a déclaré Siegal, le vaste « National Holocaust Namenmonument » (monument des « Noms ») à Amsterdam a été inauguré en 2021, tandis que deux bâtiments situés à proximité sont en cours de rénovation pour devenir un musée national de la Shoah, dont l’ouverture est prévue à l’automne.
Dans les universités, les historiens néerlandais examinent des aspects du génocide qui avaient été laissés de côté ou déformés, tandis que des entités telles que les Chemins de fer néerlandais ont fait des expiations publiques au cours des dernières années.
« Des projets tels que le monument des ‘Noms’ et le futur musée national ont nécessité des dizaines d’années de sensibilisation, d’éducation et d’entente entre les parties prenantes », a déclaré Siegal.
« Cela a pris beaucoup de temps aux Pays-Bas », a expliqué Siegal. « De nombreux pays européens disposaient d’un mémorial ou d’un musée au niveau national bien avant », a-t-elle ajouté.
Selon Siegal, le « travail de mémoire » néerlandais autour de l’occupation allemande est également lié à l’esclavage, au colonialisme et à d’autres sujets douloureux liés au patrimoine national.
« Comment entrer dans un passé où certaines voix n’ont pas été prises en compte ? La question est de savoir si la mémoire culturelle est également façonnée par ces voix », a souligné Siegal.
Alors que la communauté juive d’avant-guerre comptait 160 000 personnes, y compris des réfugiés juifs allemands, moins de 50 000 Juifs vivent aujourd’hui aux Pays-Bas. Les rapports du gouvernement néerlandais ont révélé que l’antisémitisme était omniprésent, par exemple dans les stades et les forums en ligne.
« Il y a tellement de Juifs ici qui se cachent encore qu’ils ne savent pas comment se comporter avec la population qui ne comprend pas vraiment cette histoire », a déclaré Siegal.
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