Retour sur la cérémonie des familles israélo-palestiniennes endeuillées
200 000 internautes ont regardé cet événement controversé avec de petits rassemblements en présentiel organisés à Tel Aviv et à Bethléem - autant d'occasions d'appeler à la paix

Dans un jardin tranquille situé aux abords de Bethléem, en Cisjordanie, des familles palestiniennes et israéliennes ayant perdu un être cher, accompagnés par leurs soutiens, se sont réunis mardi soir, à l’occasion de Yom HaZikaron, pour lancer en appel en faveur de la réconciliation et de la fin du conflit.
« Nous sommes coincés, noyés dans un cycle de violences, de douleur et de peur. Certains d’entre nous ne parvenons pas à entrevoir une issue à ce cycle sanglant. Je pense que c’est possible : c’est possible par la reconnaissance mutuelle, par la compréhension, par l’égalité des droits », a déclaré Tamar Pikes, qui a perdu son père et son frère dans les guerres d’Israël contre ses voisins arabes.
Selon ses organisateurs, la cérémonie de commémoration israélo-palestinienne conjointe a été regardée sur internet par plus de 200 000 personnes, pulvérisant le record virtuel de spectateurs qui avait été atteint l’année dernière. Par ailleurs, en raison des restrictions entraînées par la pandémie de coronavirus, environ 200 personnes se sont réunies à Tel Aviv, mardi, tandis que 60 se sont retrouvées à proximité de Bethléem. Cette cérémonie controversée a lieu lors de Yom HaZikaron.
L’événement a été animé par le poète et acteur de gauche Yossi Tzabari à Tel Aviv et l’artiste palestinien, Raida Adon, a modéré la cérémonie qui a eu lieu en Cisjordanie, près de Bethléem.

Le fils de Leila al-Sheikh, Qusai, était mort en 2002 quand une cartouche de gaz lacrymogène israélienne avait été lancée et qu’elle avait explosé dans la maison familiale. Elle avait tenté de sauver son enfant alors âgé de six mois, l’emmenant en hâte à l’hôpital, mais elle avait été arrêtée à un check-point israélien.
« Les soldats israéliens nous ont empêchés de passer, avançant le prétexte qu’il n’y avait pas d’exceptions faites pour les cas humanitaires », a déploré al-Sheikh, s’exprimant lors de l’événement. « J’ai senti le souffle de Qusai devenir plus rapide ».
Au moment où ils avaient eu enfin l’autorisation de passer – environ quatre heures plus tard, a raconté la mère – il était trop tard. Au moment où Qusai était enfin arrivé à l’hôpital, l’enfant avait cessé de vivre.
« Cette froide indifférence a allumé en moi un feu qui a tout détruit. J’ai haï les Israéliens pendant seize ans et j’ai refusé d’en voir », a continué al-Sheikh.
Mais al-Sheikh avait finalement changé d’avis quand elle avait rencontré des Israéliens de l’autre côté de la Ligne verte qui, comme elle, avaient perdu un être cher. « J’ai ressenti la sincérité de tous ces gens qui luttent pour un meilleur avenir, pas seulement pour leurs enfants mais aussi pour tous », a-t-elle dit à l’assistance, disant que ces rencontres avaient été une « illumination ».

Le groupe de gauche Combattants pour la Paix, et le Cercle des parents -Forum des Familles, une organisation de terrain réunissant des Israéliens et des Palestiniens en deuil, organisent cette cérémonie annuelle depuis 2006. Environ 10 000 partisans s’étaient rassemblés à Tel Aviv en 2019, la dernière fois où l’événement avait eu lieu en présentiel.
En raison de la pandémie de coronavirus, la cérémonie de l’année dernière avait eu lieu presque entièrement en ligne. Mais maintenant que de nombreux Israéliens ont été vaccinés, de petits rassemblements ont pu être organisés à Tel Aviv et à Ramallah.
La cérémonie est très controversée depuis sa première édition – particulièrement parmi le public israélien. Les critiques l’accusent de légitimer le terrorisme et de placer à égalité les soldats israéliens tombés au combat et ceux qui les ont attaqués.
Ses partisans évoquent, pour leur part, une initiative prise par celles et ceux qui ont le payé le prix fort dans le conflit de donner un sens à la mort de leurs êtres chers en se détournant de la violence.
En 2019, le Premier ministre Benjamin Netanyahu avait dénoncé l’événement qui avait été organisé à Tel Aviv, ordonnant de cesser la délivrance d’autorisations d’entrée sur le territoire en direction de dizaines de Palestiniens de Cisjordanie qui prévoyaient de venir à l’événement, citant des préoccupations sécuritaires. Une décision qui avait finalement été renversée par la Haute-cour de justice, qui avait affirmé que cette interdiction d’accès au territoire n’était pas légitime pour les raisons avancées par le chef du gouvernement.
Cette année, la compagnie d’affichage publicitaire CTV avait refusé de placer des affiches annonçant la cérémonie.
« On nous a donné un prix, on a fait part de notre accord et on était prêts à faire publier les affiches – mais l’entreprise a alors décidé de faire marche arrière pour des raisons commerciales », a commenté Tuli Flint, ancienne soldate de combat israélien et activiste du mouvement Combattants pour la paix.
L’entreprise avait demandé aux organisateurs de la cérémonie de supprimer certains slogans des affiches, comme « Arrêtez l’occupation [israélienne] » et « Arrêtez les combats ».
« Nous avions demandé à l’organisation d’enlever certains de ces slogans provocateurs qui sont susceptibles d’entraîner une opposition en cette journée de commémoration », a dit à Haaretz le directeur-général de CTV, Ilon Rossman.

Rossman a expliqué que CTV avait craint de perdre de l’argent en voyant son nom associé à cette cérémonie. Après une bataille juridique, CTV a accepté de faire imprimer les affiches sans changement.
« Je dis simplement qu’il y a une controverse et qu’à cause de ça, nous avions pensé que cela ne serait pas une bonne chose de présenter des publicités pour raisons commerciales », a commenté le directeur après la publication des affiches. « En tant qu’entreprise commerciale, nous pensions qu’il pourrait y avoir des dommages financiers essuyés par CTV. »
A Tel Aviv, le réalisateur de film Gili Meisler a raconté la manière dont son frère Giora, un jeune soldat israélien, avait été tué pendant la guerre de Yom Kippour, dans le Sinaï. La mort de Giora, a-t-il ajouté, l’avait amené à rejoindre des mouvements de jeunes d’extrême-droite, une tentative de se venger des Arabes qui avaient tué son frère.
« Le sentiment fort qui m’accompagnait à ce moment-là, c’était que la haine et la certitude absolue d’avoir raison étaient ce qui me permettait de conserver un lien avec Giora. Je croyais que renoncer à la vengeance serait une nouvelle mort, une trahison », a déclaré Meisler.
Faisant une allusion implicite aux critiques de la cérémonie, du côté israélien, Meisler a rejeté l’idée qu’il trahissait la mémoire de son frère en prenant part à cette cérémonie conjointe.
« Nous cherchons où est l’intérêt de tous tel que nous l’envisageons, et cet intérêt est de dire clairement : Assez d’animosité, et ouvrons le dialogue, retrouvons l’espoir », a dit Meisler.
La cérémonie suscite aussi la polémique du côté palestinien, a noté Rana Salman, directeur-général du groupe Combattants pour la paix.
« Certains la considèrent comme une sorte de normalisation avec les Israéliens. D’autres estiment qu’il s’agit majoritairement d’une journée israélienne, pas palestinienne », a commenté Salman. « Et certains soutiennent la violence quand nous sommes, pour notre part, engagés dans la non-violence. »

Pour éviter les affrontements dans les secteurs israéliens et palestiniens, la localisation précise de la cérémonie a été tue et elle n’a pas été ouverte au public en général.
« On ne veut pas prendre le risque de voir un groupe venir, par exemple, la perturber », a commenté Salman.
Mais certains Palestiniens locaux ont néanmoins regardé la cérémonie. Selon Flint, un plus grand nombre de Palestiniens ont appris l’existence de l’événement l’année dernière, avec sa diffusion sur internet pour la première fois pour cause de pandémie.
« J’ai vu la douleur des familles, des Juifs, des Arabes. J’espère que ces cérémonies pourront servir, en quelque sorte, de passerelle – une passerelle qui guidera nos pas vers un monde plus sûr », a déclaré Hamza, un résident de Bethléem.