Secouée par des manifestations propalestiniennes, Amman accuse des « infiltrés » de semer le trouble
Le royaume hachémite a été l'un des critiques les plus virulents d'Israël, mais cela ne suffit pas à la population jordanienne, dont bon nombre réclament la fin du traité de paix
Pour la onzième nuit consécutive, des milliers de Jordaniens sont descendus dans la rue mercredi pour protester contre la guerre à Gaza et appeler le royaume hachémite à rompre ses liens avec Israël.
Le mouvement de protestation a débuté le 24 mars, date à laquelle une foule s’est dirigée vers l’ambassade d’Israël à Amman – qui a été évacuée il y a plusieurs mois – à la suite d’appels lancés sur les réseaux sociaux pour « l’assiéger », exigeant la fin du traité de paix que la Jordanie a signé avec Israël en 1994.
Le mouvement de protestation a pris de l’ampleur ces derniers jours et les forces de sécurité jordaniennes ont intensifié leur réponse, procédant à de multiples arrestations et accusant les manifestants de résister à leur arrestation ou d’agresser des agents de sécurité – des allégations que les militants de la société civile ont qualifiées de mensongères, selon le quotidien New Arab, propriété du Qatar.
Si les grands rassemblements anti-Israël sont fréquents dans le monde arabe et en Occident depuis le 7 octobre, la vague de protestations en cours chez le voisin d’Israël a fait preuve d’une persistance sans précédent et a incité certains responsables jordaniens à accuser des agents étrangers de fomenter l’agitation.
La commission des Affaires étrangères de la chambre basse du Parlement jordanien a émis lundi un communiqué rejetant « toute tentative menée par un petit groupe infiltré qui cherche à saboter et à saper l’unité nationale en Jordanie ».
Le député Khaldoun Hina, chef de la commission, a partagé une vidéo sur X dénonçant « l’incitation à la violence » par des étrangers contre le régime jordanien, soulignant les efforts du royaume hachémite en faveur de Gaza et sa condamnation répétée des opérations militaires israéliennes.
L’ancien ministre jordanien de l’information, Samih Al-Maaytah, a été plus explicite dans ses accusations, affirmant dans une interview accordée à la chaîne d’information saoudienne Al-Hadath que les dirigeants du Hamas au Qatar avaient provoqué des troubles en Jordanie.
Former Jordanian Information Minister Samih Al-Maaytah: Hamas Leaders in Qatar Are Stirring Unrest in Jordan, Trying to Tell Us That They “Own” the Jordanian Public; We Should Seriously Consider Revoking Their Jordanian Citizenship #Jordan #Hamas #Qatar @AlmaitahSamih pic.twitter.com/5TPT0600iI
— MEMRI (@MEMRIReports) April 3, 2024
La main cachée du Hamas
Certains éléments suggèrent que le Hamas pourrait en effet attiser les tensions dans le royaume, à un moment où l’intensité des combats à Gaza a diminué, mais sans qu’une fin claire du conflit ne soit en vue.
« Le timing des manifestations actuelles est principalement lié à l’intensification des sentiments religieux au sein de l’opinion publique jordanienne pendant le Ramadan et au renforcement des sentiments islamo-religieux », a déclaré le Dr. Ofir Winter, chercheur principal à l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS) de l’université de Tel Aviv.
Aaron Magid, ancien journaliste basé à Amman, a noté que le début des rassemblements, le 24 mars, a coïncidé avec une fausse information diffusée par Al Jazeera selon laquelle des soldats israéliens avaient violé des femmes palestiniennes à l’intérieur de l’hôpital al-Shifa de Gaza, une allégation infondée qui a été rétractée par la suite.
« Même si l’ancien directeur général d’Al Jazeera a déclaré que cette affaire avait été montée de toutes pièces, pour beaucoup à Amman, elle était très convaincante. Et des milliers de Jordaniens sont descendus dans la rue pour protester », a déclaré Magid, animateur du podcast « On Jordan« , qui traite de l’actualité du royaume hachémite. (Par souci de transparence, nous précisons ici qu’Aaron Magid est le frère du correspondant du Times of Israel aux États-Unis, Jacob Magid.)
????HAPPENING NOW | JORDAN DAY 7.
Protests in Amman, Jordan denouncing the Israeli crimes and in solidarity with Gaza,Palestine. pic.twitter.com/HsIikQlYp5
— Suppressed News. (@SuppressedNws) March 30, 2024
« La Jordanie est plus menacée que d’autres pays de la région par de telles manifestations », a ajouté Winter, « non seulement du fait du pourcentage élevé de Palestiniens dans sa population, estimé à au moins 50 %, mais aussi en raison de l’espace opérationnel relativement important accordé aux forces islamistes dans le pays, depuis les Frères musulmans jordaniens et leur représentant politique, le Front d’action islamique, jusqu’à l’Union internationale des savants musulmans (UISM), basée au Qatar », qui figure sur la liste des organisations terroristes de plusieurs autres pays arabes.
Le slogan « Toute la Jordanie avec le Hamas » était populaire lors des manifestations, tout comme « Mort à l’Amérique, mort à Israël ».
Thousands in Jordan chant “death to America” and “death to Israel”
— Tameem | تميم (@TameeOliveFern) March 28, 2024
« La direction du Hamas a été très impliquée dans les efforts visant à mobiliser le soutien à sa lutte contre Israël de la part de larges sections de la population arabe et islamique transnationale, et elle considère la Jordanie en particulier comme un terrain prometteur et fertile pour ces efforts de recrutement », a indiqué Winter.
Dès les premiers jours de la guerre, les dirigeants du Hamas ont cherché à attiser les tensions en Jordanie. Dans un discours prononcé en novembre, le porte-parole militaire du Hamas, Abu Obeida, s’est adressé aux citoyens du royaume, les appelant à intensifier toutes les formes de protestation : « Vous, notre peuple qui se trouve en Jordanie, êtes le cauchemar de l’occupation (Israël), car celle-ci redoute votre mobilisation et travaille sans relâche à vous neutraliser et à vous isoler de votre cause. »
Des pancartes à l’effigie d’Abu Obeida ont été souvent vus lors des dernières manifestations.
Plus récemment, l’ancien chef du Politburo du Hamas, Khaled Mashaal – qui a également survécu à une tentative d’assassinat du Mossad à Amman en 1997 – a participé à distance à une manifestation de femmes en Jordanie, exhortant les musulmans du monde entier à soutenir la lutte pour « mêler leur sang au sang du peuple de Palestine » et appelant à des dons financiers pour la population de Gaza.
Les critiques officielles ne suffisent pas
Depuis les premiers jours de la guerre, qui a éclaté le 7 octobre lorsque des milliers de terroristes du Hamas ont déferlé sur le sud d’Israël, tuant près de 1 200 personnes et en enlevant 253 pour les emmener à Gaza, le royaume hachémite n’a cessé de critiquer l’État juif.
La Jordanie a été le premier pays à rappeler son ambassadeur de Tel Aviv lorsque Israël a riposté. Elle réclame sans relâche un cessez-le-feu à Gaza et y a acheminé d’importantes quantités d’aide, sous forme notamment de largages aériens auxquels le roi Abdallah II a pris part en personne (en coordination avec Israël). La reine Rania est allée jusqu’à affirmer que la crise humanitaire à Gaza était « voulue ». Selon le Hamas, près de 33 000 habitants de Gaza ont été tués – un chiffre impossible à vérifier et qui ne fait pas la distinction entre terroristes et civils. Israël a affirmé avoir tué 13 000 terroristes et a indiqué que plus de 250 soldats de Tsahal avaient été tués dans la bande de Gaza.
Toutefois, ni la rhétorique anti-Israël des souverains ni les actions de soutien aux Palestiniens ne semblent suffire à de nombreuses personnes dans le royaume, qui réclament des mesures plus décisives.
« Alors que de nombreuses personnes en Israël considèrent la Jordanie comme ouvertement hostile, aux yeux du public jordanien, la position du gouvernement a été excessivement nuancée. Le Royaume a maintenu le traité de paix avec Israël, préservé l’accord gazier de plusieurs milliards de dollars, conservé l’ambassade d’Israël à Amman et aurait en sus maintenu un pont terrestre qui permet à Israël de contourner les attaques des Houthis sur les navires », a expliqué Magid.
« La guerre n’en finit pas et la population jordanienne ne voit aucune résolution en vue. La position du gouvernement a suscité un vif mécontentement », a-t-il ajouté.
Après onze jours consécutifs de manifestations de masse, le régime hachémite a commencé à s’inquiéter des rassemblements et a tenté de les minimiser ou de les dépeindre comme l’œuvre de fauteurs de troubles.
« Lorsqu’elle couvre les manifestations, la presse jordanienne, qui s’aligne sur le gouvernement, met l’accent sur le manque de respect de la loi et de l’ordre, et cite des sources policières affirmant que certains manifestants sont des émeutiers et des vandales », poursuit Magid.
Il est cependant peu probable que la répression policière s’intensifie. « Le régime jordanien est généralement plus sophistiqué que d’autres gouvernements arabes tels que la Syrie ou même l’Égypte. Il y a peu de chances qu’il commence à tirer à balles réelles sur les manifestants ou qu’il ait recours à une violence extrême », a prédit Magid.
Des demandes irréalisables
Compte tenu de l’alliance solide entre le régime hachémite et les États-Unis, les experts s’accordent à dire qu’il y a peu de chances qu’une quelconque demande de rupture des liens avec Israël soit satisfaite.
« Ce n’est tout simplement pas une politique viable pour le gouvernement, étant donné sa dépendance à l’égard de l’aide américaine annuelle d’environ 1,5 milliard de dollars, ainsi que des garanties de sécurité de Washington. Du point de vue du régime, les revendications des manifestants sont tout simplement impossibles à satisfaire », a souligné Magid.
Winter partage ce point de vue. « Les préoccupations les plus pressantes du régime jordanien en ce qui concerne la guerre entre Israël et le Hamas sont la contrebande d’armes de la Jordanie vers la Cisjordanie et l’utilisation continue de l’espace aérien jordanien par des drones ciblant Israël et provenant d’endroits tels que l’Irak et le Yémen. »
« Le coût de l’annulation des accords sur l’eau ou le gaz avec Israël serait très élevé pour la Jordanie, vu l’absence d’alternatives acceptables, le régime fera donc tout ce qu’il peut pour éviter d’en arriver là », a ajouté le chercheur. « Il en va de même pour l’annulation de l’accord de paix avec Israël, qui continue d’apporter au royaume des avantages politiques, financiers et stratégiques en matière de sécurité. »