Un chef aide un survivant de la Shoah à retrouver les saveurs de son enfance
Steven Fenves s'est efforcé de traduire en hébreu des recettes de sa famille déportée ; 75 ans après le décès de sa mère dans la Shoah, il goûte à nouveau les mets de sa jeunesse

Il y a dix ans, lors d’une visite au Mémorial de l’Holocauste de Yad Vashem à Jérusalem, Alon Shaya a découvert certains des ingrédients culinaires utilisés ou consommés par les déportés, qui sont très peu souvent exposés au public.
C’est ainsi que le chef lauréat du James Beard Award a pu apprendre que certains détenus des camps de concentration retranscrivaient sur de minuscules bouts de tissu, lors de leurs courts moments de répit, des recettes de leur jeunesse et de leur vie d’avant-guerre.
« L’alimentation, la cuisine font partie intégrante de ma vie. J’ai été très ému de voir que des personnes, à deux doigts de la mort, vivant dans des conditions misérables, se servaient de la cuisine, de la nourriture pour s’échapper quelque temps de cette horreur ! Cela confirme le pouvoir que crée la cuisine », confie le chef étoilé. « Si la cuisine et l’alimentation n’étaient rien pour ces gens, ils n’auraient sans doute pas passé leurs derniers instants à documenter cela », poursuit-il.
Le chef Shaya est né en Israël. Alors qu’il était enfant, ses parents ont émigré à Philadelphie où il a passé toute sa jeunesse. Il réside aujourd’hui à la Nouvelle-Orléans, où il dirige « Pomegranate Hospitality » avec sa femme. Il s’agit d’une entreprise qui agrège plusieurs restaurants, dont les célèbres « Savta » à Denver et « Saba » à la Nouvelle-Orléans. Le groupe compte s’agrandir prochainement en ouvrant un autre restaurant dans l’hôtel « Four Saisons » de la Nouvelle-Orléans.
Les recettes des déportés des camps de la mort l’ont profondément marqué après qu’il les a découvertes à Yad Vashem. « Est-ce que quelqu’un cuisine encore ces recettes ? Est-ce que les familles sont encore vivantes ? » : autant de questions qui ont fleuri en lui après sa visite.

Sept ans après sa visite à Yad Vashem, Shaya a eu l’occasion d’explorer plus en profondeur ces artefacts lors d’une exposition au Musée de l’Holocauste de Washington en 2018. Lors de cet événement, il a fait la connaissance de Steven Fenves, survivant de la Shoah et bénévole au musée de Washington, qui avait minutieusement « archivé » près de 140 recettes familiales.
Fenves se rappelle que, quand sa mère, sa sœur aînée et lui-même ont été « raflés » dans leur maison située à la frontière yougoslavo-hongroise en 1944, une longue file de personnes attendaient dans l’escalier pour aller se servir dans les habitations après les arrestations de Juifs. Parmi cette foule, il y avait Maris, leur cuisinière. Selon Fenves, Maris n’était pas venue pour voler des biens mais pour sauver du pillage des objets à forte valeur sentimentale.
Après la guerre, Maris a retrouvé la famille Fenves. Elle s’est fait un plaisir de leur restituer les objets qu’elle avait pu sauver des vols : les recettes de cuisine, les travaux scolaires des enfants, les lithographies ainsi que les œuvres d’art de la mère de Steven, qui a péri dans la Shoah. Steven et sa sœur ont pu retrouver leur foyer en 1945. Leur père est mort quatre mois après leur libération.
Aujourd’hui, Steven a 89 ans. Il se souvient avec détail des jours où toute la famille Fenves allait au marché, comment ils choisissaient les légumes, comment ils choisissaient, une fois de retour à la maison, de les mariner ou de les assaisonner. Il se souvient aussi très bien des galettes de pommes de terre que sa sœur et lui n’avaient pas le droit de manger, car elles étaient réservées aux jours de fête, ou quand la famille recevait des invités.

Steven raconte que sa sœur et lui adoraient un plat de dinde rôtie. Avant de faire cuire la viande de dinde, Steven se souvient qu’il fallait enlever la viande des os, hacher la viande puis la faire cuire. Il se souvient que sa sœur et lui adoraient se « frayer un chemin » dans la viande pour arriver à ce qu’ils voulaient : l’os.
Malgré tous ses souvenirs, Steven était encore jeune à l’époque. Ce n’est pas lui qui cuisinait. Il n’a donc jamais préparé tous ces plats. Et c’est là où Shaya intervient !
Le chef Shaya a voulu permettre à Steven de regoûter des plats que sa mère et sa grand-mère préparaient et qu’il n’avait plus mangés depuis 75 ans.
Steven a contribué à la traduction de treize des recettes familiales écrites en hongrois. Pour cela, il a dû traduire les recettes à partir d’une version numérisée et en haute résolution, car selon l’historienne Edna Friedberg (rattachée au Mémorial de Washington), les sources originales étaient beaucoup trop fragiles.
Bien que Steven soit polyglotte, il lui a parfois fallu recourir à de l’aide pour la traduction. Les recettes sont écrites à la main. Le hongrois qui y est utilisé n’est pas le hongrois que parle Steven. Il a des formes qui peuvent remonter à plus de 100 ans d’âge, et il fait usage de mots issus de langues locales ou régionales que Steven ne maîtrise pas forcément. Parfois, certaines recettes étaient écrites via des combinaisons de langues : yiddish et polonais, par exemple. La traduction de ces recettes est aussi un travail très émouvant, qui peut être difficile pour des survivants de la Shoah, cela leur rappelant celles et ceux qui ont péri. Aujourd’hui, le Mémorial de Washington lève des fonds et accepte des dons pour financer la traduction, la conservation et le sauvetage d’autres recettes de déportés afin que les traditions culinaires d’avant-guerre ne soient pas oubliées.

Shaya a préparé des recettes que Steven n’avait jamais goûtées mais qu’il connaissait. Par exemple, il a cuisiné les fameuses galettes de pommes de terre que Steven et sa sœur n’avaient pas le droit de manger. Il a également préparé un gâteau aux noix et des bâtonnets de semoule, qui faisaient partie des mets fins de sa jeunesse d’avant-guerre.
Pour préparer cela, Shaya a suivi quelques indications de Steven. Par exemple, pour les bâtonnets, Steven a dit à Shaya qu’il fallait qu’ils soient croustillants à l’extérieur et crémeux à l’intérieur. Ainsi, Shaya a donc préparé son plat à l’aide d’une substance crémeuse à base de blé cuite avec du lait qu’il a ensuite panée et fritée. Steven a adoré, et la recette a été intégrée à la « carte » des Shaya.
Dans un live vidéo réalisé par le Mémorial de Washington, on voit Steven goûter le plat de sa jeunesse cuisiné par Shaya. « Les bâtonnets de semoule et la dinde hachée ont exactement le même goût que ce que ma mère nous préparait ! », a-t-il déclaré, ému.
Reproduire ces recettes est une tâche ardue. En effet, les sources dont dispose Shaya ne sont que des listes d’aliments. Pas de dosage ou d’autres indications. Par conséquent, Steven joue un rôle de guide essentiel à la préparation de ces plats. En raison de la pandémie, les deux compères n’ont pas pu travailler dans la même cuisine. Mais cela ne les a pas empêchés de mener à bien leur projet. Shaya a envoyé les plats (surgelés) chez Steven depuis la Nouvelle-Orléans. Steven les goûtait après les avoir réchauffés et donnait son avis à Shaya. Pendant près d’un an, Shaya et Steven ont procédé ainsi pour redonner vie à ces recettes traditionnelles.
Shaya assistait aux dégustations de Steven et de sa famille. La visioconférence lui a permis d’y assister, même s’il aurait préféré leur servir les plats en vrai !
« Lui préparer, lui envoyer et lui faire goûter des plats qu’il n’avait plus mangés depuis 75 ans est, je crois, la chose la plus émouvante que je n’ai jamais faite », a déclaré Shaya.
L’historienne Friedberg a déclaré que le travail de Shaya avait apporté une joie « gigantesque » à Steven et aux siens.
« L’importance de ces recettes réside dans le fait qu’elles permettent de ressusciter viscéralement et réellement ce qui a été perdu pendant la Shoah », déclare Mme Friedberg. « Notre devoir est de faire en sorte que les Juifs ne soient pas réduits à l’état de victime. Le partenariat entre Steven et Alon permet d’apprécier la vie juive d’avant-guerre », poursuit-elle.
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.

Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel