Un enregistrement sonore exceptionnel laisse entendre Alfred Dreyfus s’exprimer
"Le 20 juillet 1906 fut une belle journée de réparation pour la France et la République. Mon affaire était terminée", déclare le capitaine avec un léger accent alsacien
Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, possède au sein des Archives de la Parole un document historique exceptionnel : un enregistrement de la voix d’Alfred Dreyfus en mars 1912, six ans après avoir été innocenté.
Mis en ligne en 2009, le document a été récemment partagé par France Culture, lui donnant un plus fort écho.
« Le 20 juillet 1906 fut une belle journée de réparation pour la France et la République. Mon affaire était terminée », déclare Alfred Dreyfus avec un léger accent alsacien face à l’enregistreur Pathé du linguiste Ferdinand Brunot, dreyfusard des débuts, dans une salle de la Sorbonne.
Le commandant réhabilité revient ainsi sur l’ampleur de son « affaire ».
« La récompense des souffrances endurées pour la Vérité »
« Mon affaire était terminée, dit-il. Le lieutenant-colonel Picquart avait été réintégré dans l’armée avec le grade de général de brigade comme compensation des persécutions qu’il avait subies pour m’avoir défendu dès qu’il eut acquis la conviction de mon innocence. Tous ceux qui avaient combattu pour la justice et qui étaient encore parmi les vivants avaient pu voir la récompense des souffrances endurées pour la Vérité, mais c’est certain qu’ils la trouveraient dans la satisfaction intime de leur conscience et dans l’estime que leurs sacrifices auraient mérité de la part de leurs contemporains.
Et même s’ils parurent oublier qu’ils ne furent pas les plus mal partagés car ils ne luttèrent pas seulement pour une cause particulière mais ils contribuèrent pour une large part à l’une des œuvres de relèvement les plus extraordinaires dont le monde ait été témoin. Une de ces œuvres qui retentissent jusque dans l’avenir le plus lointain parce qu’elle aura marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité, une étape grandiose vers une ère de progrès immense, ou les idées de liberté, de justice, de solidarité sociale.
Au début de l’Affaire, en effet, il ne s’agissait, pour la plupart de ceux qui y prirent part, que d’une question de justice et d’humanité. Mais à mesure que la lutte se poursuivait contre toutes les forces d’oppression coalisées, elle prenait une envergure insoupçonnée qui n’a cessé de croître jusqu’à ce que la lumière fût faite complète, entraînant avec elle une transformation capitale dans les idées. Les découvertes se firent successivement, apportant chaque jour un élément nouveau obligeant les esprits à réfléchir et à changer graduellement d’idée sur une foule de questions dont on ne se serait pas soucié autrement. Une éducation progressive se fit, les traditions s’évanouirent et préparèrent peu à peu mais sûrement l’esprit public à accepter des réformes importantes. »
L’Affaire
L’affaire Dreyfus, vue par Roman Polanski dans le film « J’accuse » sorti l’année dernière, a été un immense scandale au retentissement international, mêlant antisémitisme, erreur judiciaire et déni de justice.
Au ministère de la guerre, en 1894, le commandant Armand du Paty de Clam enquête sur l’auteur d’un bordereau – trouvé dans la corbeille à papier de l’attaché militaire allemand à Paris – fournissant aux Allemands des renseignements sur des tests d’équipements d’artillerie.
Le sujet est sensible car la IIIe république, instable, reste traumatisée par l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par l’Allemagne en 1871.
Or, du Paty de Clam est convaincu, avec sa hiérarchie, que ce document émane de l’état-major français.
En octobre, il conclut dans un rapport, sur la base d’une ressemblance d’écritures, que « l’auteur probable » est le capitaine Alfred Dreyfus, 36 ans, officier juif alsacien, qui travaille à l’état-major. Il est accusé de haute trahison.
En novembre, une instruction judiciaire est engagée, aboutissant à la tenue d’un procès.
À la suite de révélations de La libre parole, quotidien antisémite, débute une violente campagne de presse contre Dreyfus. Autour de Mathieu, le frère d’Alfred, la famille s’efforce de le défendre. Elle engagera à cette fin le journaliste Bernard Lazare.
Mis au secret, le capitaine clame en vain son innocence. Traduit en conseil de guerre, il est condamné, le 22 décembre 1894, à « la déportation perpétuelle ». En mars 1895, il commence à purger sa peine, dans des conditions très pénibles, à l’île du Diable, en Guyane.
L’opinion et la classe politique lui sont alors unanimement défavorables.
L’affaire démarre réellement en mars 1896 quand Marie-Georges Picquart, à la tête du service des renseignements, découvre que l’auteur du bordereau est le commandant français Ferdinand Walsin Esterhazy, dont l’écriture est la même que celle du mystérieux document.
Esterhazy est jugé en janvier 1898. On refuse à la famille Dreyfus de se constituer partie civile. Acquitté, il s’exile en Angleterre où il finira paisiblement ses jours.
Picquart, considéré comme le véritable accusé, est, lui, chassé de l’armée et emprisonné pendant un an. Réhabilité, il sera ministre de la Guerre de 1906 à 1909.
Révolté, Émile Zola, au sommet de sa gloire, publie le 13 janvier 1898 dans L’Aurore une lettre ouverte au président de la République Félix Faure, intitulée « J’accuse ! ».
Il dénonce du Paty, cet « homme néfaste (qui) a tout mené », d’être « l’affaire Dreyfus tout entière » et « le premier coupable de l’effroyable erreur judiciaire » commise avec la complicité de sa hiérarchie.
L’impact est énorme. L’écrivain part en Angleterre pour ne pas être emprisonné. La France se divise entre dreyfusards et anti-dreyfusards. L’antisémitisme et un patriotisme dévoyé se déchaînent. Les émeutes sont fréquentes.
En juin 1899, Dreyfus quitte la Guyane pour être envoyé devant le Conseil de guerre de Rennes. En septembre, il est à nouveau déclaré coupable et condamné à dix ans de détention. Mais, peu après, le nouveau président, Émile Loubet, signe sa grâce.
Le 12 juillet 1906, après de multiples péripéties, la Cour de cassation annule le jugement de 1899 et réhabilite le capitaine. Officier de réserve, il participe à la guerre de 14-18. Il décède en 1935, à 76 ans, dans l’indifférence générale.
Un jeune journaliste hongrois d’origine juive, Theodor Herzl, correspondant de presse à Paris, a suivi de près l’affaire. Il est révolté par l’ampleur des campagnes anti-juives qu’il constate.
Considéré comme le père du sionisme politique, Herzl dira plus tard que l’histoire d’Alfred Dreyfus a motivé son engagement en faveur de la création d’un État juif.