Un témoignage inédit de Simone Veil de 5H30 sur sa vie et sa déportation sur INA
Le document, inédit et exceptionnel, a été réalisé en 2006 ; l'ancienne ministre revient notamment sur sa vie, sa déportation et sa carrière
L’Institut national de l’audiovisuel a dévoilé ce mois-ci un document jamais publié de Simone Veil, décédée il y a 5 ans.
Dans cet enregistrement inédit et rare de 5h30, réalisé en 2006 avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, l’ancienne ministre française et présidente du Parlement européen revient sur sa vie, sa déportation et sa carrière.
Un livre et un podcast, réalisé par Léa Veinstein, écrivaine et fille de la journaliste Laure Adler tous deux nommés « Seul l’espoir apaise la douleur », sont aussi proposés.
Le podcast compte 4 épisodes de 30 minutes, accessibles sur toutes les plateformes d’écoute (Radio France, Apple Podcasts, Google Podcasts, Spotify et Deezer) et sur INA.fr.
Le livre est édité par Flammarion et l’INA, et a été préfacé par les fils de Simone Veil, Jean et Pierre-François.
Dans ce texte, ils rappellent que le témoignage de leur mère et ceux de la centaine de témoins constituent « une ressource unique sur le parcours des 76 000 Juifs déportés de France dont moins de 2 500 sont revenus des camps ».
L’avant-propos et les notes sont de l’historienne Dominique Missika, qui raconte comment Simone Veil avait accepté de se confier pour témoigner.
Le grand entretien de 5h30 a été enregistré en mai 2006, devant la caméra de la documentariste Caroline Bernstein, avant la sortie de l’autobiographie de Simone Veil. Elle évoque notamment – et avec beaucoup d’émotion – son arrivée et sa vie à Auschwitz, alors qu’elle n’avait que 16 ans.
De son arrivée, elle dit : C’était au milieu de la nuit, le train s’arrête brusquement, très vite les portières s’ouvrent puisque ce sont des wagons à bestiaux, des gens en pyjama rayé se précipitent, nous font sortir. Il y a des aboiements de chiens et cet éclairage très dur, la lumière projetée vers les wagons (…) Vers 5-6 heures du matin, arrive tout un groupe de Kapo [prisonniers chargés d’encadrer leurs autres déportés, ndlr], (…) on a les cheveux coupés courts mais pas rasés, ce qui est psychologiquement très différent. Ensuite il y a le tatouage, ça ne fait pas mal mais on se dit que si on est tatoués, c’est qu’on n’est plus considérés que comme des numéros et surtout qu’on n’est pas destinées à sortir d’ici, c’est quelque chose qui restera toute la vie (…) Et puis les Kapo commencent à nous dire ‘regardez la fumée, ils ont été gazés, c’est fini’. »
Elle raconte aussi la faim, la soif, le froid, le manque de sommeil, le typhus dans le camp. Elle se souvient de « l’humiliation » que représentait le camp, du manque de solidarité…
« On a eu faim, soif, horriblement froid, sommeil (…) mais l’humiliation, c’était la chose qui était voulue en plus, gratuite. Par exemple, au moment où on allait se mettre à manger, le SS donnait un coup de pied dans le bol dans lequel on était censé manger donc soit on ne mangeait pas, soit on ramassait ce qui était par terre. Tout le temps. C’était une humiliation permanente », dit-elle.
Quand la réalisatrice demande à Simone Veil si elle se souvient de son numéro, tatoué sur le bras à Auschwitz, elle répond : « C’est assez commode d’avoir un numéro. » « Maintenant, pour un numéro dont je veux être sûre de me souvenir pour un coffre ou une clé, j’ai deux dates : mon numéro et le 18 janvier 1945 (…) Celle du bras, bien sûr, on ne peut pas l’oublier mais aussi 18 janvier 1945″, qui correspond au jour de l’évacuation du camp de Bobrek.
« Quand je pense à Auschwitz, à Birkenau, à tout ça, il y a une chose qui est vraiment effroyable, c’est la mort des enfants. C’est insupportable. Penser aux enfants qui ont été séparés de leur mère, qui sont arrivés tout petits, dans les bras d’une éducatrice pour aller à la chambre à gaz, c’est insupportable », dit Simone Veil, avant de marquer un long silence.
Elle se souvient particulièrement d’un épisode traumatisant lors de son passage au camp de Dora : « Nous y sommes restés deux jours et pendant ces deux jours, une des femmes tsiganes a accouché d’un enfant, à terme, mais elle a tout de suite mis fin à ses jours parce que c’était impossible de garder un enfant dans le camp. »
Alors que sa mère, qu’elle aimait tant, est décédée du typhus en mars 1945 dans le camp de Bergen-Belsen, elle raconte sans tabou : « Je pense que le sort des enfants qui n’ont pas été déportés mais dont les parents l’ont été est bien pire que quand on a été soi-même déporté. On n’arrive pas à le supporter, à l’imaginer. Quand maman est morte au camp, elle était dans un tel état, que je me suis dit que c’était presque une délivrance. Ceux qui n’ont pas été au camp ont vécu des angoisses, des moments terribles. Je suis toujours frappée par ça, la détresse des enfants qui ont été cachés et qui ont eu à attendre leurs parents, d’abord à la libération du territoire puis à la fin de la guerre et ont à chaque fois espéré. Nous, on l’a vécu sur le moment, on pensait ne pas rentrer, ce n’est pas pareil. »
« J’avais besoin de sa présence, c’était une chose essentielle », explique-t-elle encore. « Tout le monde l’aimait. Et au camp, mes amies conservent d’elle un souvenir exceptionnel parce que même très malade et presque mourante, elle a toujours donné du courage à tout le monde, en disant ‘on va rentrer, ça s’arrangera’. Elle aurait donné tout ce qu’elle avait. Elle était incapable de se défendre. Quand elle avait un bout de pain, elle le donnait à quelqu’un dont elle pensait qu’il avait plus faim qu’elle. Toute sa vie a été une vie de générosité, vers les autres, sans avoir conscience ni de sa beauté exceptionnelle ni de sa bonté exceptionnelle et de sa dignité, car dans les périodes les plus difficiles, elle a toujours eu une dignité extraordinaire. »
De son retour, au goût amer, elle se souvient : « Quand on allait à la Fédération nationale des déportés résistants (…), même plusieurs années plus tard, pour faire un examen pour un dossier médical, on vous renvoyait en vous traitant quasiment de sale Juive, en disant : ‘Non, ici c’est les résistants.’ » « Quand on avait le bras nu, on me disait : ‘Ah, on croyait qu’ils étaient tous morts, il y en a encore quelques-uns qui ont survécu !’ Eh oui ! », dit-elle avec colère.
Partie en Suisse à sa libération, son séjour avec ses hôtes s’est très mal passé.
« C’était à la fois moralisateur et cynique parce que ce qu’on leur racontait ne suffisait pas. Il fallait qu’on leur raconte des choses encore plus horribles que ce qui nous était arrivé », dit-elle. Elle se souvient de certaines questions qui lui ont été posées : « Est-ce que les SS faisaient mettre les femmes enceinte par des chiens ? » ; « C’est vrai que vous avez été violées ? » ; « Combien de fois ? »
« On était comme des bêtes curieuses, ils venaient nous voir et ensuite, une fois ou deux, la charité c’était de nous faire visiter Lausanne et il y a une bonne femme qui m’a sortie et m’a emmenée chez des commerçants, parce que ça faisait chic de sortir d’anciennes déportées », poursuit-elle.
Sa douleur ne s’est jamais vraiment apaisée avec le temps. « Sur mon lit de mort, je crois que c’est à ça que je penserai. Pas à mes parents mais au fait lui-même et aux bébés… 1,5 million d’enfants, comme ça… Et quand je vois mes petits-enfants, je pense à ça », dit-elle.
L’ancienne ministre parle aussi sans détours de sa vie à Nice, de sa famille unie, républicaine et laïque…
« Pour la première fois, elle se racontait avec liberté et beaucoup d’émotion », indique l’INA.
Léa Veinstein, réalisatrice du podcast, explique qu’il d’agit là de « l’un des rares documents où on entend à ce point-là sa mélancolie et son pessimisme ». « On aime chez Simone Veil la force, le combat, ce qui est vrai, mais n’empêche que, quand sa vie a commencé à décliner, c’est ça qui est revenu. »
L’entretien était né d’une volonté de Simone Veil elle-même, lorsqu’elle était présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, de préserver et restituer la mémoire de témoins de la déportation des Juifs de France.
« On n’a pas le droit d’oublier. On leur doit ça », dit-elle. « Je n’aime pas l’expression ‘devoir de mémoire’, pour moi, c’est un besoin. Pour moi, c’est un devoir de transmission. Il faut qu’on sache. Qu’on sache tout. »
« Il faut savoir que les choses vont très vite, que les engrenages mènent tout de suite très loin et que l’intolérance, la haine, le mépris et surtout la mise au pilori de certaines populations, pour telle ou telle raison, ne peuvent que mener au désastre », insiste-t-elle.
Une centaine d’autres témoins, déportés, des Justes et des acteurs de cette époque ont ainsi également témoigné, et leurs interviews sont disponibles sur le site des Grands entretiens de l’INA.