Une robe de mariée en piña, témoin de la fuite d’une famille durant la Shoah
Lorsque Yarden Fried, née en Israël, se mariera ce mois-ci, elle portera une robe en piña, tissu traditionnel philippin lié à l'histoire de son grand-père allemand lors de la Shoah
Jessica Steinberg est responsable notre rubrique « Culture & Art de vivre »
La famille Preiss se souvient de la fuite de Ralph Preiss et de ses parents aux Philippines, au moment de la Shoah, et des vingt ans qu’ils y ont passés.
Ces souvenirs sont tissés d’histoires de fuite dans la jungle, pendant l’invasion japonaise vers la fin de la guerre, de la vie de la communauté juive qui y a prospéré et d’une robe de mariée en piña, fibre philippine traditionnelle fabriquée à base de feuilles d’ananas.
Cette robe sera d’ailleurs portée sous peu par Yarden Fried, membre de la troisième génération de la famille née en Israël. Le design de la robe a changé, mais il n’a rien perdu de sa valeur sentimentale pour Fried ni de sa place dans l’histoire familiale.
Les Preiss ont bénéficié de trois des 1 200 visas délivrés en 1939 à des Juifs autrichiens et allemands soucieux de se mettre à l’abri des nazis, alors même que le président philippin Manuel Quezon s’était entendu avec le haut-commissaire américain Paul McNutt, le lieutenant-colonel Dwight Eisenhower et l’homme d’affaires juif américain Alex Frieder, pour en délivrer 10 000.
Les trois membres de la famille sont donc arrivés à Manille après la Nuit de Cristal : le père de Ralph, Harry Preiss, a été choisi pour prêter main forte aux 14 médecins de Manille, mais au lieu de travailler comme médecin, il y construisit une usine pharmaceutique.
En 1945, avec d’autres réfugiés allemands, ils échappent à l’invasion japonaise des Philippines en s’enfuyant dans la jungle. Ils y passent trois mois, à se nourrir de patates douces sauvages et de rares aliments, en faisait en sorte d’échapper aux forces japonaises.
Pour cette raison, « il n’y a jamais eu de patate douce à la maison », explique Lisa Preiss-Fried, mère de Yarden Fried et fille de Ralph, avec ses trois soeurs, nées et élevées aux États-Unis.
Ralph Preiss a neuf ans lorsqu’il quitte l’Allemagne avec ses parents et 19 ans lorsqu’il quitte les Philippines pour étudier le génie électrique au MIT, à la demande pressante d’un cousin installé aux États-Unis.
Ses parents vivront à Manille pendant 30 ans et y auront « une belle vie », confie Preiss-Fried. « Ils ont créé une communauté dans ce pays du tiers-monde. »
Pendant ce temps, Ralph Preiss obtient une licence au MIT puis une maîtrise à l’Université du Connecticut, où il rencontre sa future épouse, Marcia, lors d’un dîner Hillel Shabbat.
Quand ils se marient en 1952, Marcia porte une robe en piña, envoyé par les parents de Ralph depuis les Philippines.
« Ma grand-mère a envoyé des mètres de piña à mes grands-parents à Derby, dans le Connecticut », se rappelle Press-Fried.
Le tissu, beau mais piquant, est transformé en une robe de mariée avec jupon qui « tenait pratiquement toute seule », explique Preiss-Fried.
La robe est conservée dans une boîte en carton, dans un placard de cèdre de leur maison de Poughkeepsie, où la famille s’est installée lorsque Ralph Preiss est embauché par IBM, son employeur de toujours.
« Je l’essayais régulièrement, je la portais dans la maison », dit-elle, « je rêvais de la porter. »
Preiss-Fried s’installe en Israël en 1982, où elle fait la connaissance de son futur mari, Eitan, en 1985, qu’elle épouse en 1988. Elle porte la robe de mariée en piña de sa mère, comme le fera sa sœur, Jacqueline Preiss Weitzman, pour se marier en 1994 à New York.
Lorsque Yarden Fried s’est fiancée, il y a un an et demi, elle a tout de suite pensé à porter pour l’occasion cette robe qui symbolise tout le passé de sa famille.
Fried et son fiancé, Ido (surnommé Farid) Faizi, ne se sont pas fiancés avant d’avoir rencontré ses grands-parents et reçu leur bénédiction, mais le mariage a été reporté lorsque la grand-mère de Fried, Marcia, est décédée, six mois plus tard.
« L’idée de porter la robe est devenue beaucoup plus réelle après sa mort », explique Fried.
Le tissu est difficile à travailler, dit Fried, mais elle se sent une responsabilité vis-à-vis de cette tradition familiale.
« Je fais partie de la nouvelle génération Preiss », dit-elle. « Tout cela me fait penser à la famille, à l’histoire de mon grand-père : c’est aussi une façon d’amener le passé dans le présent. »
Son grand-père, Ralph Preiss, aujourd’hui âgé de 92 ans et qui vit aux États-Unis, viendra en Israël pour la mariage, prévu dans deux semaines. Ce sera sa première visite en Israël depuis plusieurs années.
La robe va connaître une autre vie grâce au travail de Naomi Tsodikov, créatrice formée sur les bancs de l’université Shenkar et aujourd’hui installée à Beer Sheva, spécialisée dans les tenues de soirée.
« Elle a accepté le projet à cause de cette histoire », confie Fried. « Ça l’a émue : elle a compris toute la nostalgie qui se cache derrière tout ça. »
Le tissu en piña avait jauni lorsqu’il est arrivé entre les mains de Tsodikov, mais elle a su comment le nettoyer avec soin, pour lui redonner son éclat et sa brillance d’origine.
Le nouveau dessin de la robe se sera fait au prix d’une réflexion pleine d’émotions pour Yarden Fried.
« Ma grand-mère n’aimait pas les décolletés et moi, j’ai des tatouages. Nous avons des goûts très différents », explique Fried, qui a voulu une robe très minimaliste, moderne et décontractée.
« Aujourd’hui, quand je l’essaie, je me dis qu’elle l’aimerait. Cela m’émeut toujours beaucoup. »
Elle a conservé plusieurs éléments, notamment les perles dans le dos et les panneaux de piña de la partie avant du corsage, en cours de finition par Tsodikov, à quelques semaines du mariage.
Cela lui a en outre appris qu’elle avait peu ou prou la même morphologie que sa mère, ses tantes ou sa grand-mère.
« Je connais cette robe depuis que je suis née », confie Fried, mentionnant une photo d’elle, prise lorsqu’elle avait trois ans, et sur laquelle elle tient le jupon de la robe, alors portée par sa tante Jacqueline.
Le grand-père de Fried a vu les photos des travaux de couture de la robe : il lui a dit qu’il la trouvait très jolie et que sa grand-mère l’aurait adorée aussi.
« Tout ceci est tellement chargé de sens », confie Fried.
« Ce n’est pas juste une robe de mariée. »