Une vente aux enchères de bijoux obscurcie par le passé nazi de leurs propriétaires
Des recherches montrent que des hommes d'affaires juifs avaient vendu à des prix dérisoires leurs entreprises au mari de Heidi Horten, qui les menaçait des camps de concentration
La maison d’enchères Christie’s lance à partir de mercredi la vente aux enchères en ligne de centaines de bijoux t autres pièces de joaillerie ayant appartenu à la milliardaire autrichienne Heidi Horten, dont le mari, un homme d’affaires allemand, a fait fortune sous les nazis.
Il s’agit de la collection de bijoux la plus précieuse et la plus chère n’appartenant pas à une famille royale mais au moins une partie de la richesse de la famille autrichienne qui en était propriétaire a été bâtie sur l’achat d’entreprises qui avaient été vendues sous la contrainte par les nazis.
L’origine de cette fortune a jeté le trouble sur cette vente, que certains historiens ont critiquée dans les médias.
Plus de 700 bijoux qui furent en possession de cette mécène autrichienne (1941-2022) font partie de cette collection.
Selon la célèbre maison de vente aux enchères, la vente devrait rapporter plus de 150 millions de dollars – battant le record, à 137 millions de dollars, de la vente en 2011 de joyaux qui avaient appartenu à l’actrice Elizabeth Taylor et les 109 millions de dollars issus d’une vente faite par la famille Al-Thani en 2019, la famille au pouvoir au Qatar.
Quatre cents lots seront dispersés en salle à Genève les 10 et 12 mai, les autres seront proposés en ligne du 3 au 15 mai puis en novembre.
La vente pourrait éclipser les précédents records établis par Christie’s lors des ventes de biens ayant appartenu à l’actrice Elizabeth Taylor en 2011 et de la collection « Maharajas et magnificence moghole » en 2019, qui ont dépassé les 100 millions de dollars.
« C’est un moment historique pour Christie’s », a affirmé Anthea Peers, présidente de la région Europe, Afrique et Moyen-Orient.
Parmi les lots figurent des pièces exceptionnelles du XXe siècle signées Cartier, Harry Winston, Boivin et Van Cleef & Arpels, ainsi qu’une importante sélection de perles, de pièces en jade et de créations Bulgari des années 1970, 1980 et 1990.
Parmi les pièces présentées pour la vente, la Briolette d’inde, un diamant incolore de 90,38 carats qui avait été taillé par le célèbre bijoutier Harry Winston, et une bague en diamant de Cartier, « Sunrise and Ruby », avec un rubis « Pigeon’s Blood » de 25 carats.
La milliardaire autrichienne est décédée en juin 2022 quelques jours après avoir inauguré à Vienne un musée privé présentant sa collection d’art. Selon le classement Forbes, sa fortune s’élevait à 2,9 milliards de dollars.
Née dans la capitale autrichienne, cette fille d’un graveur a travaillé dans un cabinet d’avocats après avoir fait une école d’hôtellerie. Selon Christie’s, elle a rencontré son futur mari lors de vacances avec ses parents dans un village autrichien, avant de l’épouser en 1966.
Propriétaire d’une des plus grandes chaînes de grands magasins en Allemagne, M. Horten est décédé en 1987 à Croglio, dans le canton suisse du Tessin, où se trouve la fondation qui porte son nom.
Membre du parti nazi
La fondation le décrit comme un « entrepreneur doté d’un sens aigu de la responsabilité sociale » qui lança à la fin des années 1950 « le premier supermarché allemand basé sur les habitudes de consommation américaines ».
Le canton du Tessin souligne sur son site en ligne qu’il « a bâti son empire à partir des années 1930 au cours desquelles il acquiert de nombreuses propriétés ».
En 1936, trois ans après l’accession d’Adolf Hitler à la chancellerie allemande, il a repris la société textile Alsberg après la fuite de ses propriétaires juifs, avant de reprendre plusieurs autres magasins appartenant à des juifs avant la guerre.
Il a par la suite été accusé par certains d’avoir profité de l' »aryanisation » des biens juifs (mesures de spoliation visant à transférer la propriété d’entreprises détenues par des personnes d’origine juive).
« Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a été capturé par les Britanniques et interné jusqu’en 1948 dans un établissement de l’ouest de l’Allemagne », indique à ce sujet le canton du Tessin.
Selon un rapport publié en janvier 2022 par des historiens mandatés par la fondation Horten, dont le professeur Peter Hoeres, il a bien été membre du parti nazi, avant d’en être exclu, et le comité de dénazification l’a par la suite disculpé.
« Christie’s n’a jamais eu l’intention de cacher des informations sur l’histoire bien documentée de M. Horten » et nous avons ajouté des informations pertinentes à nos documents de vente et à notre site internet pour nous assurer que les faits sont clairs pour tous », a déclaré dimanche à l’AFP son directeur général, Guillaume Cerutti.
La décision de s’occuper de la vente « a été prise après un examen attentif, y compris sur l’importance de l’impact philanthropique de la vente ainsi que la prise de conscience des pratiques commerciales bien documentées » de M. Horten « au cours de l’ère nazie pendant laquelle il a acheté des entreprises juives vendues sous la contrainte », a-t-il ajouté.
Le produit de la vente ira à la Fondation Heidi Horten, créée en 2021 pour soutenir la collection éponyme, ainsi qu’à la recherche médicale, la protection de l’enfance et à d’autres activités philanthropiques que la riche héritière a soutenues pendant de nombreuses décennies.
Christie’s donnera pour sa part « une contribution significative » des commissions liées à la vente à « une organisation qui fait progresser la recherche et l’éducation sur l’Holocauste ».
Des historiens, des journalistes et la fille d’un homme d’affaires ayant travaillé pour une firme qui avait été rachetée par Horten ont indiqué au journal que les objectifs philanthropiques poursuivis par la vente aux enchères ne pouvaient pas compenser les actions passées de l’entrepreneur.
« [Helmet Horten] a posé les fondations de sa richesse pendant le Troisième Reich en achetant des entreprises à un prix dérisoire à des entrepreneurs juifs qui cédaient leurs firmes sous la contrainte », a déclaré le journaliste David de Jong, qui a également récemment publié un livre intitulé Nazi Billionaires: The Dark History of Germany’s Wealthiest Dynasties (Milliardaires nazis : L’Histoire obscure des dynasties les plus riches de l’Allemagne).
Avant 1938, les propriétaires juifs d’entreprises avaient subi des pressions intenses en faveur de la vente de leurs formes et autres biens, souvent à des prix sacrifiés. Après 1938, ces ventes avaient été forcées et les prix avaient encore été diminués.
Les historiens racontent que Horten avait fait des affaires importantes pendant cette période dans l’Europe qui était alors occupée par les nazis.
Selon de Jong, Horten avait racheté des entreprises à moins de 65 % de leur valeur à un certain nombre d’occasions. Il avait notamment acquis le grand magasin Alsberg à Duisburg, en Allemagne, en 1936.
Après cette vente, Horten avait publié une publicité dans un journal nazi signalant que le magasin était dorénavant « la propriété d’un Aryen », a indiqué le journal.
La journaliste Stephanie Stephan, dont le père était membre du conseil d’administration d’une entreprise qui avait été vendue sous la contrainte par ses propriétaires juifs à l’homme d’affaires, a publié une déclaration sous serment signée par un entrepreneur juif qui déclarait que Horten l’avait menacé de l’envoyer en camp de concentration s’il ne consentait pas à la vente.
« Mon père s’était rebellé contre Horten depuis le début parce qu’il savait qu’il avait déjà forcé plusieurs propriétaires de grands magasins juifs, en Allemagne, à vendre leurs enseignes à des prix ridicules », a-t-elle expliqué.
« Il a immédiatement renvoyé mon père. Horten s’est assuré qu’il avait été emprisonné à plusieurs reprises et il a été finalement expulsé des Pays-Bas », a-t-elle continué.
L’historien Peter Hoeres, qui avait été embauché l’année dernière par Heidi Horten, a indiqué que ses recherches montraient que l’hommes d’affaires n’avait jamais finalisé la vente de cette firme. Il a mis en doute le contenu de la déclaration faite sur l’honneur.
Hoeres a également noté que si la famille avait profité de la vente d’entreprises juives, les richesses acquises par Horten à partir de ces dernières avaient été exagérées et que les prix versés aux propriétaires avaient été « équitables, si on les observe au niveau comparatif ».
Le rapport établi par Hoeres a été critiqué et l’historien a précisé ultérieurement avoir regretté d’utiliser la formule « d’équitables, si on les observe au niveau comparatif », dans la mesure où cela pouvait laisser entendre qu’il minimisait ce qu’avait fait Horten.
« En tant qu’historien, je ne peux pas souscrire aux principaux récits figurant dans le rapport de Hoeres », a commenté de son côté auprès du Times Birgit Kirchmayr, membre et conseillère au sein du Comité de conseil sur la restitution des œuvres d’art en Autriche.
Kirchmayr a estimé qu’il n’était pas acceptable de justifier les actions de Horten en disant qu’il « n’avait pas été pire que les autres ».
« On peut dire en effet que les bijoux n’ont pas été volés », a-t-elle déclaré. « Mais l’argent accumulé est lié au passé nazi de l’homme d’affaires et c’est un fait qui doit être mentionné dans les biographies des collectionneurs ».
Christie’s a ajouté une liste des entreprises juives vendues sous la contrainte et la maison de vente aux enchères a fait savoir qu’une partie des recettes de la vente serait donnée à la recherche sur la Shoah et à des fonds d’éducation.
« Les pratiques commerciales de M. Horten pendant l’ère nazie, une période pendant laquelle il a acheté des entreprises juives vendues sous la contrainte, ont été très documentées », dit un communiqué ajouté sur le site internet de la vente.
« Nous sommes conscients du fait qu’il y a une histoire douloureuse derrière tout cela », a déclaré au Times Anthea Peers, présidente de Christie’s Europe, Moyen-Orient et Afrique.
« Nous avons beaucoup réfléchi en prenant des facteurs variés en considération », a-t-elle ajouté, soulignant que les recettes sont destinées à une organisation caritative qui avait été fondée par Horten.
Heidi Horten, décédée en 2022, était âgée de 19 ans lorsqu’elle avait rencontré Helmut, qui avait trente ans de plus qu’elle. A sa mort, elle avait hérité d’environ un milliard de dollars.
La Fondation Heidi Horten financera un musée public à Vienne qui accueillera sa collection d’œuvres d’art et elle financera la recherche médicale, a noté le Guardian .
Selon Harper’s Bazaar, Horten possédait des œuvres d’art de Pablo Picasso, Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat et d’Yves Klein.