Des experts juifs en droit viennent en aide aux victimes du génocide cambodgien
Alors que la justice se penche sur les crimes des Khmers rouges, des spécialistes américains ont trouvé des parallèles entre la Shoah et ce massacre de 1,5 million de personnes
PHNOM PENH, Cambodge — Parmi les habitués du dîner du vendredi soir organisé par la maison ‘Habad de la capitale du Cambodge, il y a Phil Weiner — avocat américain amical et complaisant, au fort accent de Boston.
Avant de venir au Cambodge, Weiner, aujourd’hui âgé de 64 ans, était professeur de droit et juriste – travaillant principalement comme procureur dans des dossiers portant sur les stupéfiants et le crime organisé.
Il était venu en Asie à une occasion pour y faire du tourisme.
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Puis les appels téléphoniques ont commencé. Et il s’est retrouvé, presque inopinément, à travailler au service du tribunal chargé de juger les crimes de guerre au nom du gouvernement cambodgien.
« J’ai reçu des appels tous les jours pendant une semaine avec toujours quelque chose de nouveau. La troisième fois qu’ils m’ont appelé, ils m’ont dit qu’il y avait une synagogue ici et que c’était une synagogue ‘Habad », explique Weiner. « J’ai pensé : ‘S’ils recherchent des synagogues pour moi, c’est que c’est vraiment sérieux : C’est moi qu’ils veulent ».
Alors il a fait ses bagages et a pris un vol pendant 30 heures pour se rendre de l’autre côté du monde, direction Phnom Penh. Et depuis cinq ans, il est devenu responsable au bureau des juges d’investigation du tribunal chargé de juger le régime des Khmers rouges.
Le tribunal, dont la phase d’enquête doit s’achever à la fin du mois de juillet, est une cour des Nations unies chargée de traduire en justice les dirigeants des Khmers rouges, régime génocidaire qui, entre 1975 et 1979, avait été responsable de la mort de presque un tiers de la population du pays.
Au mois de novembre, les magistrats ont condamné deux leaders du régime, Nuon Chea et Khieu Samphan, à la prison à vie pour crimes contre l’humanité et pour le génocide des minorités ethniques musulmanes et vietnamiennes du Cambodge. Les deux hommes ont fait appel de cette condamnation.
Jusqu’à une période récente, le travail de Weiner, au sein du tribunal, était d’interroger les témoins. Avec les services d’un traducteur, il a enregistré les témoignages d’anciens soldats, de survivants, de victimes d’agressions sexuelles. Parfois, ces interrogatoires duraient plusieurs heures. Parfois des journées entières.
« C’est presque incroyable, les informations que nous avons reçues des survivants », explique-t-il. « Au Cambodge, vous aviez des assassinats de masse d’enfants, des camps de concentration, des expérimentations médicales sur les êtres humains – la même chose que les nazis ont pu faire ».
« J’ai été impliqué dans le dossier du génocide contre les Vietnamiens. Il y a les propos d’un témoin qui dit : ‘Aucun Vietnamien ne doit être épargné, pas même un bébé dans son berceau’, » ajoute-t-il.
Justice juive
Weiner n’est pas le seul professionnel juif du droit à avoir travaillé au tribunal pour les Khmers rouges. Un certain nombre de juristes et stagiaires juifs ont également pris part à ces procès – et Weiner les a tous invités à se rendre à la synagogue en sa compagnie.
Les Juifs sont souvent impliqués dans les tribunaux jugeant des crimes de guerre en raison du lien entre la Shoah et les génocides partout ailleurs dans le monde, commente Weiner.
En travaillant à Phnom Penh, Weiner s’est lié d’amitié avec Martin Karopkin, un juge âgé de 72 ans et originaire de New York qui a aidé à établir les directives du tribunal pour les Khmers rouges entre 2006 et 2008. La structure de la cour cambodgienne est unique et elle accorde aux victimes le droit de fournir un témoignage personnel pendant le procès.
« Dans le système judiciaire américain, la victime est représentée par un avocat. Mais au Cambodge, nous avons donné aux victimes un rôle bien plus large. Nous avons eu le sentiment qu’un grand nombre d’entre elles avaient besoin d’une voix bien à elles pendant les audiences », explique Karopkin.
En 2014, Karopkin est revenu au Cambodge pour servir comme juge suppléant lors des procès. Il affirme qu’en tant que Juif, il a été important pour lui de participer à la traduction devant la justice des responsables du génocide cambodgien.
« Franchement, ce type de tribunal accomplit le même genre de travail que celui qui avait été mené à Nuremberg », dit Karopkin, évoquant le pourquoi de sa décision de venir au Cambodge.
« Les cousins de mes parents ont été tués pendant la Shoah… La Shoah et le tribunal de Nuremberg sont les lumières qui nous guident en établissant un précédent pour ce type de procès », ajoute-t-il.
Weiner et Karopkin ont tous deux travaillé au sein des tribunaux ayant jugé les crimes de guerre commis dans l’ex-Yougoslavie. Karopkin estime que les chambres extraordinaires consacrées au régime des Khmers rouges éclipsent ses derniers en terme d’envergure.
« L’ampleur [du procès] au Cambodge est gigantesque en comparaison à ce que j’ai fait au Kosovo. Il s’agit d’un tiers de la population ou d’un million et de demi de personnes mortes pendant la période des Khmers rouges pour des raisons variées », explique Karopkin. « Et c’est arrivé il y a 40 ans, ce qui rend compliqué d’assembler des preuves ».
Et contrairement au procès de Nuremberg, au Cambodge, seuls trois hauts-responsables du régime ont été traduits en justice.
Enseignement et formation
Au Cambodge, Weiner et Karopkin ont également fait du bénévolat pour former la police et les professionnels du système judiciaire.
Les deux hommes ont donné des cours sur la causalité pénale à des enquêteurs issus des rangs de la police cambodgienne – ces derniers n’y avaient jamais été formés auparavant, explique Weiner, qui est aussi professeur de droit aux Etats-Unis.
« Par exemple, si deux personnes se battent, qu’il y en a un qui casse la jambe de l’autre, que la victime est emmenée en ambulance vers un hôpital mais que pendant le voyage, il y a un accident de voiture et que le patient meurt. La personne qui lui a cassé la jambe est-elle responsable de son décès ? », interroge Weiner.
« Ce sont des questions dures », ajoute-t-il.
Et parce que les juges et la police, au Cambodge, n’ont jamais été formés à la causalité criminelle, la responsabilité pénale y est décidée de manière arbitraire, dit Weiner.
Weiner et Karopkin ont également donné des cours sur l’intégrité judiciaire, l’indépendance judiciaire et la conspiration aux magistrats, enquêteurs, étudiants en droit et policiers cambodgiens. Ils ont aussi amené des dizaines de livres et de manuels sur les sujets relatifs au droit – crimes en col blanc, droit pénal de base, litiges civils. Ils ont aidé à mettre en place une petite bibliothèque pour un professeur de droit à l’université Pannasastra du Cambodge.
« J’ai amené tant de livres lors de mon dernier voyage que j’ai cru qu’on me ferait payer des frais de 150 dollars parce que j’étais surchargé. Je n’avais aucun bagage, seulement des livres. C’était lourd mais on ne m’a rien dit », s’amuse Weiner. « J’ai tenté d’apporter mon aide autant que possible parce qu’une fois qu’on partira, je ne sais pas ce qu’ils auront après ».
« J’aimerais faire venir des experts des Etats-Unis ou du Canada pour leur enseigner comment interroger les victimes de viol », ajoute Weiner. « Ils n’ont jamais été formés à interroger les victimes de viol ».
Alors que travailler au Cambodge a été intéressant, Weiner admet que vivre dans un pays en développement présente également des défis uniques.
« Nous avons des personnels [au tribunal des Khmers rouges] souffrant de la typhoïde, de la dengue et d’empoisonnement alimentaire en permanence ; nous avons des gens renversés par des voitures. L’épouse d’un des magistrats a été malade pendant un an. On a tout eu », explique-t-il. « Dans les autres tribunaux dans lesquels j’ai travaillé dans le passé, ce type d’incidents était rare », ajoute-t-il.
Vivant loin de chez eux, Weiner et Karopkin se sont rendus chaque week-end à la synagogue – plus souvent que ce n’était le cas aux Etats-Unis.
« C’est en grande partie pour l’aspect communautaire », dit Weiner.
« On est impatient de se retrouver le vendredi et le samedi, de dîner ensemble, de se retrouver aux abords de la synagogue. On est tellement loin de chez nous et la majorité d’entre nous sommes séparés de nos familles – et la synagogue est ainsi devenue une deuxième maison », ajoute-t-il.
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