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Portrait

Itinéraire d’un journaliste gâté : Qui est Yves Derai ?

Le parcours d’Yves Derai, rédacteur en chef de Forbes et habitué des plateaux de télévision, est exemplaire. Et pourtant, il reste méconnu du grand public

Yves Derai, un journaliste professionnel. (Crédit : DR)
Yves Derai, un journaliste professionnel. (Crédit : DR)

Personnalité du monde des médias et de l’édition, on connaît peu Yves Derai sur le registre personnel. Le Times of Israël en français se propose de retracer son parcours alors que son documentaire « Je pense donc je vote. Intellectuels en campagne », co-écrit avec son complice Yves Azeroual, sera diffusé le samedi 5 mars 2022 à 21h sur Public Sénat, suivi d’un débat. (Avec au casting, entre autres : Bernard-Henri Lévy, Philippe Aghion, Pascal Bruckner, Dominique Schnapper, Sylvie Pierre-Brossolette, Frank Louvrier, Alexandre Jardin… Une plongée dans la Ve République, de De Gaulle à Macron.)

Ce n’est pas le premier galop d’essai aux côtés d’Yves Azeroual. En 2017, leur documentaire « Présidentielles, une épreuve d’artistes » s’intéressait au rôle joué par les artistes dans la campagne présidentielle de 2017. Ils s’interrogeaient alors sur la figure de l’artiste militant, qui semblait appartenir au passé, car peu s’étaient engagés en 2017, résignés, absents, voire rejetés.

La co-réalisation de ce nouveau documentaire, produit par Alexandre Amiel (Caméra Subjective), décortique le sens de l’engagement des intellectuels durant les élections présidentielles de la Ve République.

« Trente ans d’amitié nous lient, rythmés par des collaborations professionnelles débutées en 1990 avec la publication de ‘Mitterrand, Israël et les Juifs’ [chez Robert Laffont]. Elles se sont poursuivies avec des enquêtes sur l’extrême-droite qui ont connu un certain retentissement. Quand Yves était éditeur, il a publié trois de mes livres et nous avons encore travaillé ensemble pour ces deux documentaires. C’est une longue amitié, personnelle et professionnelle… », affirme Yves Azeroual.

Yves Azeroual. (DR)

La naissance d’Yves Derai marque le début d’une nouvelle vie en France pour sa famille dont les origines judéo-algériennes restent ancrées dans le quotidien. S’il naît à Bayonne, où réside sa grand-mère maternelle, quelques mois avant l’Indépendance de l’Algérie, il grandit en région parisienne. Ses parents, Rose née Benisti et Georges Derai, sont originaires de Constantine, cet éden perdu qu’il n’a lui-même pas connu. La « nostalgérie » rythme son enfance, selon le terme qu’il emploie, forgé par un cousin éloigné, l’intellectuel Raphaël Draï.

Le petit Yves David s’épanouit auprès de ses trois sœurs plus âgées — les jumelles Hélyette et Joëlle ainsi que Maryline — dans une famille aimante et très modeste. Coiffeur de profession, son père est durant son temps libres musicien percussionniste à son arrivée en France, aux côtés de son épouse, devenue chanteuse. Des revenus d’appoint qui permettront de relever les conditions de vie de la famille encore très précaires.

Dans une cité « chaude » de Champigny-sur-Marne où les groupes — arabes, blacks, chinois, juifs… — cohabitent en harmonie, le jeune garçon poursuit sa scolarité, loin des clichés. La seule entorse au vivre-ensemble qu’il rencontrera viendra des parents de Julien, son meilleur copain, des « bons Français » qui tentent un temps de l’empêcher de le fréquenter, parce qu’il est juif. Ça ne durera que quelques jours…

« Mon judaïsme n’était pas vécu comme une contrainte. Il s’agissait d’une forme d’équilibre, comme c’était le cas pour nombre de Juifs constantinois. Si tout était casher à la maison, ça ne l’était pas en dehors. Si nous étions juifs, nous ne vivions pas dans la crainte de Dieu », confie Yves Derai au Times of Israël.

Panneau d’entrée de la ville de Champigny-sur-Marne (Crédit : Chabe01
/ CC BY-SA 4.0)

Le journalisme, il n’en a pas rêvé adolescent. C’est presque par hasard qu’il le deviendra après la libération de la bande FM en 1981. Après un baccalauréat D, Yves Derai étudie les sciences économiques à Tolbiac « sans savoir à quoi je me destinais ». Il rejoint Radio Val-de-Marne, la radio associative de Champigny. « J’ai commencé à présenter des flashs d’informations avec les moyens du bord », nous raconte-t-il. Le virus du journaliste le gagne, il ne le quittera plus.

Lucide, il s’aperçoit que les bases lui manquent et le journaliste en herbe décide de suivre les cours de l’École supérieure de journalisme (ESJ) pour perfectionner sa formation avant d’être diplômé du Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS).

Nous sommes en 1985. Il gagne la presse communautaire, son tremplin. Encore étudiant, Yves Derai sera le deuxième apprenti engagé par feu Serge Benattar, le fondateur d’Actualité Juive en 1981.

Recommandé par un camarade de sa promotion, Yves gagne la confiance du directeur du journal qui n’était à l’époque qu’une « feuille de chou ». Très vite, il propose des entretiens de femmes et d’hommes politiques (Laurent Fabius, Simone Veil, Dominique Strauss-Kahn…).

Serge Benattar. (Crédit : Autorisation Sandrine Szwarc)

Il crée également ce qui deviendra une habitude : les « Petits-Déj’ » avec des personnalités institutionnelles ou du monde politique. Au milieu des années 80, l’hebdomadaire est encore nouveau dans le paysage juif français, et grâce à l’audace de ses interviews, la lecture du journal devient le rendez-vous attendu de la fin de semaine dans de nombreux foyers juifs.

« Je bousculais un peu Serge Benattar, mais il voyait que la sortie des papiers était attendue : un politique qui révèle ses origines juives, des face à face un peu chauds au moment des élections, des affaires comme celle des conversions au Consistoire… C’était innovant dans la presse juive de l’époque. Il faut dire que Serge avait su garder une grande indépendance sans être lié aux institutions. C’était un grand patron qui avait beaucoup du courage et il aimait ça. Par ailleurs, il avait ‘du pif’ et laissait carte blanche à sa petite équipe. Avec Charles Lellouche, Yves Azeroual ou Claude Meyer notamment, on était les empêcheurs de tourner en rond ».

Yves Derai exporte même l’interview politique sur les ondes de Radio J. Grâce à la confiance octroyée par Serge Hajdenberg et Guy Rozanowizc,  une émission d’interviews politiques du matin lui est confiée.

Ensuite, il participe brièvement au Forum Radio J, un rendez-vous politique hebdomadaire lancé par Frédéric Haziza, qui a fait de ce Forum une véritable institution (et qui existe toujours aujourd’hui, le dimanche sur le 94.8 FM).

Frederic Haziza, le 14 mai 2013, sur LCP. (Crédit : AFP/MARTIN BUREAU)

Entre temps, Yves Derai devient rédacteur en chef d’Actualité Juive qu’il quitte pour diriger Tribune Juive durant cinq années. Sa période dans les médias juifs se conclut avec Passage où il enchaînera les scoops, notamment lors d’une interview du patron du Front national (FN) à Marseille, Pascal Arrighi. Son enquête sur les Juifs du FN sera relayée par Anne Sinclair dans Sept sur Sept à l’antenne de TF1.

Il mettra un terme à sa collaboration avec Tribune Juive lorsqu’il deviendra la cible d’un attentat en 1996. « J’ai reçu une cassette vidéo piégée à la rédaction. Par coup de chance et parce que je suis maladroit, j’ai mal déchiré l’étui en carton et j’ai vu le dispositif. Prévenue, la police a fait sauter la cassette. Cet attentat associé à une impression d’étouffer et de tourner en rond, même si les sujets m’intéressaient, a signé la fin de mes collaborations dans la presse juive. »

Quel regard porte-t-il sur cette période qui l’a vu débuter et se professionnaliser ? « C’étaient des années heureuses et structurantes. Je travaillais avec des amis ou j’engageais des copains. J’ai amené le politique et des scoops dans la presse juive… », répond-il.

De la presse écrite communautaire, Yves Derai passe alors à la radio nationale en tant que rédacteur en chef, puis directeur de la rédaction de BFM Radio. Il inaugure notamment sur cette antenne un débat politique hebdomadaire entre la journaliste du Point Sylvie Pierre-Brossolette et l’écrivain Philippe Sollers.

En haut : Philippe Sollers à Strasbourg en 2014 (Crédit : Guiness88/Wikimedia
En bas : Sylvie Pierre-Brossolette. (Crédit : Facebook)

« Le bilan à tirer a été très positif. La progression d’antenne a montré que BFM figurait parmi les bonnes audiences au même niveau que Radio classique. Cette période a été très formatrice, car j’étais le patron d’une rédaction composée de 70 personnes. C’était néanmoins prématuré et j’ai explosé en vol, faisant le choix de quitter mon poste de direction tout en restant journaliste », précise-t-il.

Entre 2002 et 2005, Yves Derai multiplie les collaborations : des émissions politiques le week-end sur BFM, journaliste à TF1 au sein de l’équipe d’À tort ou à raison, le talk-show animé par Bernard Tapie, grand reporter au Nouvel Économiste.

Responsable de la politique du magazine L’Optimum, il inaugure une nouvelle rubrique intitulée « Drôle d’endroit pour une rencontre » où des politiques sont interviewés dans des lieux insolites. Par exemple, Jean-Marie Le Pen est reçu au Narguilé Café et Roger Karoutchi fait son coming-out pour préparer sa campagne aux élections régionales.

En même temps, il traite d’Israël dans les colonnes de L’Optimum avec des sujets innovants à l’époque sur le Mossad, le nouveau parti Kadima créé par Ariel Sharon ou encore Bibi au creux de la vague. Une nouvelle fois, le directeur, Emmanuel Rubin fait confiance à Yves Derai, lui octroyant une grande liberté sur le choix des sujets à traiter. Un temps, il revient aux médias juifs en animant Le Grand entretien, l’émission politique de la radio RCJ.

Former prime minister Ariel Sharon (photo credit: Sharon Perry/Flash90/File)
Ariel Sharon (Crédit : Sharon Perry/Flash90/File)

Yves Derai commence parallèlement à écrire des livres politiques. Il est l’auteur de plusieurs essais : Le Pouvoir des guignols (Éditions N.1), L’Homme qui s’aimait trop (L’Archipel), une biographie critique de Dominique de Villepin ou Le Gay pouvoir (Ramsay).

Puis, il se lance dans l’édition en 2003 en qualité de directeur de collection des éditions de l’Archipel. Il publie notamment les essais de Michèle Cotta, Jean-Marc Morandini ou Arno Klarsfeld.

En 2006, il fonde les Éditions du Moment avec l’ancien patron de Tati, son ami Fabien Ouaki. Il publie alors ses propres livres, co-écrits avec le journaliste Michaël Darmon.

Vient le temps du Parisien, l’un des principaux quotidiens nationaux payants d’information générale en France. Nommé rédacteur en chef du 20 février 2017 — jour de son anniversaire —, il y restera jusqu’en août 2019.

« Ça a été une expérience plutôt sympa avant de se tendre », confie-t-il car des pépins de santé le conduisent à lever le pied.

Les chasseurs de nazis Serge et Beate Klarsfeld avec leur fils Arno à un évènement au mémorial de la forêt de Roglit de Jérusalem, le 23 janvier 2020. (Crédit : Ludovic Marin / AFP)

Et pourtant, il rejoint dans la foulée la rédaction en chef de l’édition française de Forbes, le magazine économique américain devenu une institution. Son mantra : « J’essaie d’avoir des exigences très journalistiques : je pousse les journalistes à donner le meilleur d’eux-mêmes. Si les classements ont fait la recette du magazine outre-Atlantique, des interviews de figures institutionnelles ou politiques, des sujets originaux, des sondages, des enquêtes, des statistiques en font un bon magazine en France ».

Fort de ce parcours, Yves Derai nous donne sa définition du journalisme : « Traiter des sujets qui dérangent, amener de l’information nouvelle sans refaire ce qui a déjà été écrit, même si c’est mieux dit. Un journaliste se doit d’être audacieux, curieux et talentueux. Les journalistes se doivent d’aimer l’info et l’info nouvelle. Il faut avoir du courage, celui d’être en confrontation avec les pouvoirs en place. C’est ça qui est intéressant, mais pas systématiquement non plus, sans être obsessionnel. »

Merci du conseil !

Les complices Yves Derai et Yves Azéroual lors de l’avant-première de « Je pense donc je vote. Intellectuels en campagne » le jeudi 3 mars. Le documentaire sera diffusé sur Public Sénat le samedi 5 mars à 21h. (Crédit : DR)

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