La chanson yiddish de 1937 qui a lancé l’ère du swing appelée à faire son retour
Appréciée même des nazis - jusqu'à ce qu'ils découvrent ses racines juives - "Bei Mir Bistu Shein" est en réalité un symbole d'amour, de diversité et de résistance ultime
Kveller via JTA – Imprimée en noir et blanc et dans un esprit discriminatoire, la brochure du fonctionnaire nazi Hans Severus Ziegler pour son exposition publique à Düsseldorf mettait en scène un musicien de jazz afro-américain avec une étoile de David à son revers. Conçue pour ridiculiser et rabaisser les musiciens juifs qui interprètent de la « musique noire », autre tactique pour contaminer soi-disant la culture allemande, l’évènement « Entartete Musik » (« musique dégénérée ») a été inauguré en mai 1938, quatre mois seulement avant la Nuit de cristal.
À cette époque, le « jazz noir » avait déjà été interdit, trois ans auparavant, à la radio allemande pour ses « renversements rythmiques hystériques caractéristiques des races barbares ».
Et pourtant, malgré cela, un curieux phénomène historique s’est produit la même année où cette exposition a ouvert ses portes : l’Allemagne d’Hitler était obsédée par « Bei Mir Bist du Schön » (« Pour moi, tu es belle »), la chanson de 1937 qui a catalysé l’ère du swing yiddish.
Recevez gratuitement notre édition quotidienne par mail pour ne rien manquer du meilleur de l’info Inscription gratuite !
Sous-genre du jazz, la musique swing est plus joyeuse et plus facile à danser que le style de jazz originaire de la Nouvelle-Orléans, né de la musique africaine. À son âge d’or, Benny Goodman, le roi juif du swing, s’est battu pour son intégration dans la Tin Pan Alley et a engagé des musiciens afro-américains pour faire connaître ce nouveau style musical au grand public.
« Les fondamentaux du jazz sont la syncope et les accents rythmiques du nègre », a écrit le théoricien américain de la musique Henry Cowell en 1930. « Leur modernisation est le mot des Juifs de New York… Donc le jazz est la musique noire, vue à travers les yeux des Juifs. »
Saluée par le musicien juif Neil W. Levin comme « la chanson de théâtre yiddish la plus connue et la plus ancienne de tous les temps », « Bei Mir Bist Du Schein » a été écrite par des Juifs, interprétée par des musiciens noirs, popularisée par un trio luthérien de sœurs norvégiennes, et aimée des nazis – jusqu’à ce qu’ils découvrent ses racines juives, du moins. (Sous son titre germanisé, « Bei Mir Bist du Schön », beaucoup ont supposé que la langue était un dialecte du sud de l’Allemagne.)
Chanson si puissante que même le Troisième Reich n’a pas pu résister, « Bei Mir Bist Du Schein » a fait connaître les Andrews Sisters du jour au lendemain, a alimenté une contre-culture croissante contre le fascisme allemand et, en mélangeant la musique américaine aux sons du shtetl, a contribué à faciliter l’assimilation des immigrants juifs dans la société américaine.
La chanson a été écrite à l’origine par Sholem Secunda pour une opérette yiddish en 1935. Après avoir entendu le duo de jazz afro-américain Johnnie et George interpréter la chanson dans la région des Catskills, le parolier juif Sammy Cahn a acheté les droits et réécrit les paroles en anglais, en conservant uniquement le refrain en yiddish. Un mois après l’enregistrement de la chanson par les Andrews Sisters, quelque 250 000 disques et 200 000 copies de la partition avaient été vendus. (De façon comique, les fans américains ne pouvaient pas tout à fait saisir le titre de la chanson, le confondant avec « Buy a Beer, Mr. Shane » ou « My Mere Bits of Shame »).
« Les paroles ont été remaniées pour une sortie populaire afin de transcender les racines juives de la chanson et de célébrer la fusion des multiples langues et cultures de l’Amérique », écrit Charles B. Hersch dans son livre Jews and Jazz : Improvising Ethnicity. Comme le protagoniste de la chanson s’imagine en train de dire « bella bella » ou « sehr wunderbar », chaque langue étrangère est simplement un outil pour exprimer à quel point l’être aimé est « grand ».
En Amérique, le succès de « Bei Mir » a aidé les Juifs à sentir qu’ils avaient fait le bon choix en fuyant les pogroms d’Europe – grâce au théâtre et à la musique, ils pouvaient se cimenter dans le Nouveau Monde, et ils l’ont fait. Benny Goodman a fait progresser l’engouement pour le jazz yiddish avec sa représentation emblématique de 1938 de « Bei Mir » à l’Apollo Theatre de Harlem – en quelques mois, une myriade d’artistes populaires comme Ella Fitzgerald, Belle Baker, Kate Smith et les Barry Sisters ont enregistré des reprises, espérant ainsi profiter de cet engouement.
Pour souligner la nouvelle fusion musicale du klezmer et du jazz, la radio new-yorkaise WHN a créé « Yiddish Melodies in Swing », un programme qui a duré deux décennies. Le projet a représenté pour les migrants juifs « un sentiment de maîtrise du défi qu’est l’intégration dans le courant dominant américain tout en maintenant des liens avec leur héritage distinctif », écrit Charles B. Hersch.
De retour en Allemagne, la musique swing n’a guère soulagé les malheurs de la guerre et de la violence nazie. Alors que les Jeunesses hitlériennes – Hitlerjugend – gagnaient en popularité, le contre-mouvement connu sous le nom de Swingjugend augmentait également. Rejetant l’oppression sociale, l’uniformité et la brutalité policière, ces adolescents se sont séparés de l’État nazi en dansant le charleston dans des bars clandestins dans lesquels résonnait la musique swing, un genre qui imitait l’amour libre, l’indépendance et la paix.
Les membres du Swingjugend se laissent pousser les cheveux. Les hommes portaient des parapluies, les femmes étaient lourdement maquillées et, collectivement, ils se moquaient du tristement célèbre « Sieg Heil » des Hitlerjugend en proclamant « Swing Heil ». Avec des chansons comme « Bei Mir » qui battent dans leur cœur, le film « Swing Kids » de 1993 dépeint la contre-culture des rebelles allemands face aux nazis. Le film est une fiction, mais les atrocités historiques sont d’une précision effrayante : en 1941, 300 swing kids ont été punis pour avoir fait l’éloge de la « musique dégénérée » des Juifs et des Noirs – certains se sont fait couper les cheveux, d’autres ont été renvoyés à l’école, beaucoup ont été déportés dans les camps de concentration nazis.
Mais même dans les ghettos nazis, la popularité du swing a perduré. En 1942, à Theresienstadt – le camp de concentration « modèle », conçu pour faire croire au monde que tout allait bien sous le Troisième reich – Eric Vogel dirigeait les Ghetto Swingers, un orchestre de jazz contraint de se produire sur la place principale pendant de longues heures. Mascarade troublante, les musiciens juifs trouvaient encore de la joie à jouer du jazz et du swing. Dans leurs heures les plus sombres, c’était une évasion.
« Quand je jouais, j’oubliais où j’étais. Le monde semblait en ordre, la souffrance des gens autour de moi disparaissait – la vie était belle », a écrit le guitariste des Ghetto Swingers, Coco Schumann, dans son autobiographie. « Nous savions tout et nous oubliions tout dès que nous jouions quelques mesures. »
« Bei Mir Bist Du Schein », bien sûr, est l’une des chansons qui « nous a tranquillisés dans le monde de rêve produit par la propagande des Allemands », a raconté Eric Vogel. Remplie de notes d’espoir et d’amour qui transcendent la langue, cette bulle de bonheur a éclaté en 1944 lorsque le camp a été épuré et que la plupart des prisonniers restants ont été envoyés à Auschwitz.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, la musique swing a été remplacée par de nouvelles sonorités comme le bebop et le rhythm and blues. En 1948, alors que les Juifs obtiennent un État à part entière, avec l’hébreu comme lingua franca, le yiddish a été mis de côté, laissé à l’abandon, avec les souvenirs des pogroms et des chambres à gaz.
« Israël était en train de se produire et l’israélisme était un moyen pour le peuple juif d’être plus américain, plus assimilé, plus macho, plus cow-boy que le vieux type maigre, de gauche, intellectuel si commun à la culture yiddish », raconte Alicia Svigals, membre fondateur des Klezmatics, au Washington Post.
Près d’un siècle après l’âge d’or du klezmer-meet-jazz, la chanson qui a tout déclenché est appelée à faire son retour. Une grande partie du paysage qui avait cédé la place au swing yiddish est de retour, et les parallèles sont effrayants : de récents actes de brutalité policière ont lancé une vague de protestations enflammées du mouvement Black Lives Matter ; l’antisémitisme est à un niveau record ; l’économie ravagée des États-Unis est comparée à la Grande Dépression, la crise historique qui a donné naissance à l’ère du swing.
Rendue célèbre par trois sœurs non-juives, « Bei Mir Bist Du Schein » n’est pas le seul morceau de swing yiddish que nous devrions révérer et faire revivre comme une improbable chanson de protestation. Mais c’est la riche histoire des musiciens noirs et juifs qui ont rendu cette « musique dégénérée » irrésistible aux yeux des nazis qui fait de cette mélodie de swing des shtetl un chant de résistance ultime.
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.
Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel