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Analyse

La Haute Cour annulera-t-elle la loi sur le « caractère raisonnable » ?

La nouvelle législation limitant l'utilisation par les tribunaux du critère juridique du "caractère raisonnable" modifie-t-elle la nature juive et démocratique de la nation. Avis des experts

Jeremy Sharon

Jeremy Sharon est le correspondant du Times of Israel chargé des affaires juridiques et des implantations.

Des Israéliens manifestant contre la refonte judiciaire du gouvernement devant la Cour suprême, à Jérusalem, le 27 mars 2023. (Crédit : Jamal Awad/Flash90)
Des Israéliens manifestant contre la refonte judiciaire du gouvernement devant la Cour suprême, à Jérusalem, le 27 mars 2023. (Crédit : Jamal Awad/Flash90)

Malgré un énorme mouvement de protestation, passionné et sans précédent contre le programme de refonte judiciaire du gouvernement, et malgré les ferventes manifestations de cette semaine et des sept derniers mois, la coalition a fait passer son projet de loi sur la limitation de l’usage du « caractère raisonnable » dans la loi lundi.

Mais maintenant que la loi, la première du paquet de réformes radicales, a été adoptée, la lutte se déplace vers les tribunaux.

Quelques minutes seulement après l’adoption du projet de loi, l’ONG Mouvement pour un gouvernement de qualité (MGQ) en Israël, a déposé un recours auprès de la Haute Cour de justice, lui demandant d’annuler la loi pour inconstitutionnalité.

Ce recours a été suivi par des recours similaires du groupe Darkenu, de l’Association du barreau d’Israël (IBA), du Mouvement démocratique, du Mouvement Ometz et d’un groupe d’individus comprenant l’ancien général de Tsahal, et ancien député travailliste Tal Russo, parmi d’autres.

Mercredi après-midi, la Cour a annoncé qu’elle tiendrait une audience en septembre sur sept des recours déposés contre la loi. Dans le même temps, elle n’a pas émis d’injonction à l’encontre de la loi, qui est officiellement entrée en vigueur plus tôt dans la journée de mercredi.

Quelle est donc la probabilité que la Haute Cour annule cette loi si décriée et sur quelle base pourrait-elle le faire ?

Que dit la loi ?

Tout d’abord, il est important de comprendre ce qu’implique la loi du « caractère raisonnable » et la manière dont elle a été adoptée.

La loi a été adoptée en tant qu’amendement à la Loi fondamentale : Le pouvoir judiciaire. La loi, qui ne comprend qu’une seule clause de cinq lignes, interdit à tous les tribunaux, y compris la Cour suprême, de délibérer et de se prononcer contre les décisions gouvernementales et ministérielles, y compris les nominations de fonctionnaires, sur la base de la norme judiciaire du « caractère raisonnable ».

Cette clause du « caractère raisonnable » a été rarement utilisée par la Cour suprême, affirme Suzie Navot, professeur de droit constitutionnel et vice-présidente de l’Institut pour la démocratie israélienne (IDI). « Si la décision du gouvernement est corrompue, alors la Cour intervient », explique Mme Navot. « Une Loi fondamentale ne peut pas aller à l’encontre des valeurs fondamentales d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique », affirme Mme Navot. « La Knesset n’est pas habilitée à changer le caractère fondamental du pays, et si elle le fait, la Cour pourra même déclarer une Loi fondamentale inconstitutionnelle », a-t-elle ajouté.

Les opposants à cette loi affirment qu’elle affaiblira la capacité de la Cour à protéger ces droits et qu’elle entravera considérablement sa capacité à protéger les hauts fonctionnaires qui occupent des postes (très) sensibles, tels que le procureur général, le chef de la police israélienne et le procureur de l’État, contre les licenciements pour des motifs inappropriés, politisant ainsi ces rôles.

La coalition affirme de son côté que l’interdiction du recours à la doctrine est nécessaire pour mettre fin à ce qu’elle appelle l’ingérence judiciaire dans la politique d’un gouvernement élu par des juges non-élus. Ils estiment que la Cour y a eu recours trop fréquemment, subvertissant ainsi la volonté de l’électorat et sapant le principe de la règle de la majorité démocratique.

Refonte de la proto-constitution israélienne

Le fait que la loi ait été adoptée en tant qu’amendement à l’une des Lois fondamentales quasi-constitutionnelles d’Israël complique grandement la capacité de la Haute Cour à l’invalider.

Bien que la Déclaration d’Indépendance de 1948 eût prévu l’adoption d’une constitution dans les cinq mois suivant la création de l’État, l’opposition à une constitution écrite a mené au compromis Harari de 1950.

Cette décision a déclenché le processus d’élaboration d’une constitution au coup par coup, sous la forme d’un ensemble de Lois fondamentales, en tant qu’assemblée constituante de la Knesset. La première loi de ce type à être adoptée fut la Loi fondamentale : La Knesset en 1958, et il existe actuellement 13 Lois fondamentales.

Les Lois fondamentales doivent être adoptées par la commission de la Constitution, du Droit et de la Justice de la Knesset, créée à cet effet par le compromis Harari. Bien qu’il n’y ait pas de différence de procédure entre l’adoption d’une Loi fondamentale et celle d’une loi ordinaire, lorsque la Knesset adopte une Loi fondamentale, elle est considérée comme l’ayant fait en vertu de son autorité en tant qu’assemblée constituante et la loi revêt donc un poids quasi-constitutionnel.

En tant que telle, la Haute Cour s’est montrée extrêmement réticente à annuler les Lois fondamentales ; dans les faits, elle n’a encore jamais pris une mesure aussi radicale.

Mais la Cour a développé deux doctrines qui pourraient être utilisées pour invalider une telle législation.

La première, connue sous le nom de « détournement du pouvoir constituant », pourrait être invoquée dans les cas où la Knesset estime qu’une nouvelle Loi fondamentale, ou un amendement à une loi existante, a été adoptée pour des objectifs étroits et à court-terme.

En mai 2021, la Haute Cour a jugé qu’un amendement à la Loi fondamentale : La Knesset – adopté l’année précédente afin de donner à la coalition Likud-Kahol Lavan, alors en difficulté, plus de temps pour régler ses divergences politiques avant que la Knesset ne soit automatiquement dissolue – avait constitué un usage inapproprié du pouvoir parlementaire, mais avait néanmoins refusé d’annuler la loi.

La deuxième doctrine est celle de « l’amendement constitutionnel inconstitutionnel », qui viole d’autres Lois fondamentales ou qui est considéré comme violant l’essence même de l’État en tant qu’État juif et démocratique, tel qu’énoncé dans la Déclaration d’Indépendance.

Image composite, de gauche à droite, du ministre de la Justice Yariv Levin lors d’une conférence gouvernementale au Bureau du Premier ministre, à Jérusalem, le 15 janvier 2023 ; de la présidente de la Cour suprême Esther Hayut lors d’une audience, à Jérusalem, le 1er décembre 2022 ; et du Premier ministre Benjamin Netanyahu au Bureau du Premier ministre, à Jérusalem, le 29 janvier 2023. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

La présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, avait écrit en 2021, dans son avis sur les recours contre la Loi fondamentale : L’État-nation, qu’il n’y avait qu’une seule situation dans laquelle la Cour pouvait annuler une Loi fondamentale :

« À ce stade de l’évolution constitutionnelle d’Israël, il n’existe qu’une seule restriction, extrêmement rigide, qui incombe à la Knesset dans sa fonction d’autorité constituante, à savoir qu’elle n’est pas en mesure de révoquer, par le biais d’une Loi fondamentale, l’essence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique. »

Que soutiennent les recours ?

Les recours déposés contre la loi structurent tous leurs arguments autour de ces deux doctrines, dans le but de convaincre la Haute Cour que la loi sur la limitation de la notion juridique du « caractère raisonnable » devrait être annulée sur la base d’au moins l’une d’entre elles, si ce n’est des deux.

Le recours de MQG postule que la nouvelle loi « modifie substantiellement la structure de base de la démocratie parlementaire israélienne » et cause « de graves dommages au tissu délicat de la séparation des pouvoirs et du système des freins et contrepoids dans l’État d’Israël ».

L’ONG souligne également que la loi confère à l’exécutif un « pouvoir illimité », ce qui constitue un détournement de l’autorité constituante. Elle note aussi que le processus législatif a souffert de graves lacunes.

Tal Russo, au centre avec des cheveux gris, participant à une manifestation de soldats de réserve, d’anciens combattants et d’activistes contre la refonte judiciaire du gouvernement, devant la Cour suprême, à Jérusalem, le 10 février 2023. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

La  motion déposée par Russo et une quarantaine d’autres anciens responsables des forces de sécurité, activistes sociaux et hommes d’affaires soutient également que la loi adoptée constitue un abus du pouvoir constituant, soutenant qu’elle « prive le tribunal d’un outil essentiel pour empêcher les décisions arbitraires, non professionnelles et déséquilibrées », ainsi que celles fondées sur des « considérations inappropriées et politiques ».

Le recours de l’IBA note pour sa part que la loi « menace d’accorder au pouvoir exécutif un pouvoir qui n’est pas soumis à un contrôle judiciaire, et de lui permettre de gouverner sans restriction ni limitation ». Elle fait passer les ministres de « fonctionnaires » à « dirigeants du public – élevés au-dessus du peuple et exemptés du joug de la loi », déplore l’association.

La Cour oserait-elle l’annuler ?

Mme Navot estime que la loi du « caractère raisonnable » sape effectivement les normes démocratiques et supprime un contrôle essentiel sur le pouvoir gouvernemental, et qu’elle pourrait donc être soumise à la doctrine de Hayut, qui consiste à annuler une Loi fondamentale qui modifie le caractère juif et démocratique d’Israël.

La nouvelle loi « abolit le principe de l’État de droit et donne au gouvernement le pouvoir absolu de prendre toutes les décisions qu’il souhaite sans contrôle », explique Mme Navot.

Suzie Navot, vice-présidente de l’Institut israélien de la démocratie, à l’IDI, en décembre 2022. (Crédit : Michal Fattal/IDI)

« Dans les démocraties, il n’y a pas de pouvoir absolu pour l’exécutif ou le législatif. Il s’agit d’une idée anti-démocratique qui porte gravement atteinte aux valeurs fondamentales de l’État d’Israël. »

Shaul Sharf, professeur de droit constitutionnel au Centre académique Peres de Rehovot, pense lui qu’il n’existe aucune justification juridique pour invalider la loi.

Il fait valoir que la Haute Cour a utilisé le critère du « caractère raisonnable » pour interférer indûment avec la politique gouvernementale et que le gouvernement a, à juste titre, limité l’utilisation de la doctrine par la Cour tout en préservant d’autres outils judiciaires permettant à cette dernière d’examiner les décisions susceptibles d’avoir un impact sur les droits civils.

« La législation ne porte ni atteinte aux droits civils ni à la démocratie. Toute personne capable de voir clair voit que ce n’est pas le cas, puisque le tribunal dispose de nombreux autres outils en droit administratif pour faire respecter ces droits », a-t-il déclaré, citant par exemple la doctrine de la proportionnalité, qui peut être et a été utilisée pour renverser des décisions empiétant sur les droits civils.

La Haute Cour ne devrait avoir aucune raison de juger que la loi sur la limitation du « caractère raisonnable » sape la démocratie israélienne au point de modifier le caractère démocratique de la nation et de justifier l’annulation d’une Loi fondamentale par la Cour, a soutenu Sharf.

Dr. Shaul Sharf. (Autorisation)

Il a également soutenu que la doctrine de l’abus du pouvoir constituant ne devrait pas s’appliquer à la loi du « caractère raisonnable ».

« La prolongation [injustifiée] du mandat de la Knesset au-delà de quatre ans constituerait un abus du pouvoir constituant, ce qui porte atteinte au cœur de la démocratie. Cette [loi, en revanche,] est une réforme tellement mesquine et négligeable qu’elle ne justifierait pas l’utilisation de cet outil », a déclaré Sharf.

Le Pr. Adam Shinar, expert en droit constitutionnel à l’université Reichman, partage l’avis de Sharf selon lequel il serait extrêmement difficile de démontrer à la Cour que le projet de loi du « caractère raisonnable » porte atteinte à la nature juive et démocratique d’Israël et abuse de l’autorité de la Knesset dans une mesure telle qu’elle justifie l’annulation d’une Loi fondamentale.

Shinar est en revanche un fervent opposant à la loi, faisant valoir qu’elle réduirait considérablement la capacité de la Cour à protéger les droits civils, notamment la valeur de l’égalité qui n’est pas explicitement garantie dans la loi israélienne.

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Il s’est également prononcé contre le projet plus large de refonte judiciaire du gouvernement, estimant qu’il mettrait essentiellement fin à la démocratie israélienne en sapant tous les droits constitutionnels.

Mais il reste sceptique quant à l’intervention de la Cour sur la seule question de la loi du « caractère raisonnable ».

« Je pense qu’il y a de fortes probabilités que la Cour n’annule pas cette loi », a déclaré Shinar, qui s’est adressé à la commission constitutionnelle de la Knesset lors de ses délibérations sur la loi de refonte judiciaire de la coalition.

« Dire qu’en supprimant le critère du ‘caractère raisonnable’, Israël n’est plus une démocratie est un peu exagéré », a poursuivi le professeur.

Pour lui, l’argument selon lequel la loi constitue un détournement du pouvoir constituant est « encore plus tiré par les cheveux », car les requérants devraient prouver que la nature de la loi est incompatible avec l’objectif des Lois fondamentales.

Les Lois fondamentales doivent être d’application générale et constituer des accords stables, a noté Shinar, qui a déclaré qu’il était difficile de voir comment la loi du « caractère raisonnable » pouvait être présentée comme contrevenant à ces normes.

Shinar a suggéré que la Cour pourrait éviter complètement la question pour le moment, peut-être par souci de ne pas s’impliquer davantage dans la politique apocalyptique qui saisit actuellement le pays.

La Cour pourrait décider que ce n’est pas le bon moment pour statuer sur la loi, car il est bien trop tôt pour disposer d’une base probante pour le présumé préjudice qu’elle causerait à la démocratie israélienne.

Les députés de la coalition autour du ministre de la Justice Yariv Levin pour prendre un selfie de célébration dans le plénum de la Knesset, après l’adoption de la première loi de refonte judiciaire de la coalition, le 24 juillet 2023. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

La Haute Cour pourrait également dire aux requérants qu’ils n’ont pas épuisé tous les recours possibles pour remédier à l’impact de la loi avant de s’adresser à la Cour, par exemple en demandant l’avis de la procureure générale, Gali Baharav-Miara sur la manière dont la loi pourrait être interprétée.

Shinar a critiqué la précipitation avec laquelle les recours ont été déposés, estimant qu’en agissant de la sorte, les organisations requérantes pourraient empêcher la Cour de développer des doctrines alternatives qui pourraient en partie rétablir l’équilibre créé par la limitation sévère de l’utilisation du « caractère raisonnable ».

Il a ajouté que si le gouvernement adopte d’autres aspects de son programme législatif de refonte judiciaire, comme les ministres de premier plan ont déclaré qu’ils avaient l’intention de le faire, il sera plus probable que la Cour annule l’ensemble des lois plutôt que chacune d’entre elles séparément.

Une intervention de la Cour annulant la loi du « caractère raisonnable » provoquerait une réaction furieuse du gouvernement – et de ses partisans – et plongerait Israël dans une crise constitutionnelle qu’il n’a jamais connue et qui aggraverait encore plus l’actuel chaos politique.

La Cour et ses juges en sont certainement conscients. Bien qu’ils se sentent liés par ce qu’ils considèrent comme leur fidélité à la loi et au caractère de l’État d’Israël en tant qu’État juif et démocratique, il n’est pas certain, et peut-être même peu probable, qu’ils considèrent la loi du « caractère raisonnable » du gouvernement comme si préjudiciable.

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