Le crématorium d’Auschwitz, « le bâtiment le plus important du 20e siècle »
Robert van Pelt utilise l'architecture scientifique pour prouver l'étendue monstrueuse de la Shoah
Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis les procès de Nuremberg, et pourtant, prouver que la Shoah a bien eu lieu est encore un combat de tous les jours.
Pourquoi ? D’abord, parce que les nazis ont dissimulé leurs traces, laissant délibérément des trous dans les archives historiques. (Par exemple, sur les plans des camps de la mort qui sont parvenus jusqu’à nous, les chambres à gaz sont inscrites comme morgues ou « chambres de déshabillage ».)
Alors que les années passent, les survivants et les témoins oculaires meurent ou perdent la mémoire. Ajoutez à cela les réseaux sociaux – y compris la montée en puissance de « la droite alternative »- et cela crée un environnement idéal pour que les néo-nazis diffusent rapidement leur thèse, à savoir que la Shoah est une fiction.
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Pour combler les brèches de notre compréhension de l’histoire de la Shoah est apparue une nouvelle discipline, appelée « forensic architecture » et que l’on peut traduire par « architecture scientifique », ou « architecture d’enquête ».
L’architecture scientifique analyse les représentations, documents, vidéos et photographies de bâtiments et d’infrastructures, et les utilise afin de recréer les atrocités, allant des attaques de drones sur des immeubles en temps de guerre au gazage de millions de Juifs à Auschwitz.
Afin de mieux comprendre comment l’architecture scientifique peut être utilisée pour rétablir les faits, la Biennale de Venise propose cette année l’exposition « La Chambre des Preuves », jusqu’au 27 novembre.
Une exposition à propos d’Auschwitz peut sembler hors contexte dans un rassemblement international qui présente en général une architecture avant-gardiste et des matériaux de construction de pointe. (La Biennale expose le travail de 88 architectes dans son exposition principale, en plus de travaux par des architectes représentant leurs pays dans 63 pavillons nationaux.) Cependant, cette année, la Biennale est intitulée « Retours du front » et le commissaire de l’exposition, Alejandro Aravena, a indiqué que son but était de souligner comment l’architecture peut être utilisée pour des moyens humanitaires.
Parfaite illustration : Robert Jan van Pelt, conservateur de « La Chambre des Preuves » et professeur à l’Université de Waterloo, au Canada, déclare à JTA qu’il considère le crématorium d’Auschwitz comme « le bâtiment le plus important du 20e siècle ».
Mais cette affirmation n’est pas fondée sur des mérites esthétiques – c’est « pour la simple raison que cela a changé le cours de l’histoire, » explique-t-il.
« La chambre des preuves, » dans laquelle van Pelt souhaite traiter des responsabilités éthiques des architectes, recrée certaines des preuves irréfutables utilisées dans un procès phare qui s’est tenu dans un tribunal britannique il y a 16 ans, procès qui a opposé l’historienne juive américaine Deborah Lipstadt au négationniste de la Shoah et historien britannique David Irving.
Le procès – qui va bientôt être porté à l’écran dans un long-métrage – est considéré comme un tournant dans la campagne en cours contre les négationnistes, car il repose sur des preuves matérielles réelles et non sur des récits anecdotiques.
Certaines de ces preuves sont exposées dans l’exposition de van Pelt, qui se situe dans un espace de 500 mètres carrés du pavillon central de la Biennale. Les murs sont en plâtre blanc et couverts de bas-reliefs qui montrent les plans des chambres à gaz, des photographies et des illustrations basées sur des récits de témoins oculaires, y compris une image d’une femme juive nue à genoux se faisant tirer dessus à l’arrière du crâne par un officier allemand.
Ce qui différencie vraiment cette exposition des autres que l’on a l’habitude de voir dans des musées consacrés à la Shoah, ce sont les trois répliques à taille réelle des mécanismes des chambres à gaz conçues par les nazis.
Il y a le système de distribution du gaz stocké dans des bonbonnes, encastré dans une solide grille de métal ; une porte mal dégrossie avec un judas recouvert d’une grille, et une échelle de bois posée contre un mur avec une petite trappe, verrouillée. Ces objets, dessinés et fabriqués par les étudiants de l’université de Waterloo, en se basant sur des photos et des témoignages, sont aussi peints en blanc.
Le but est d’utiliser cette exposition d’architecture sophistiquée afin de permettre aux visiteurs de mieux visualiser un sujet qui a été relégué dans les livres d’histoire et les tribunaux.
« L’étude scientifique de l’architecture nous a permis de montrer qu’Irving avait délibérément représenté les preuves historiques d’une mauvaise façon », écrit Aravena dans son essai sur “La Chambre des Preuves”, dans le catalogue de la Biennale.
Van Pelt, conservateur de “La Chambre des Preuves” avec les professeurs Donald McKay et Anne Bordeleau, ainsi que le producteur artistique Sascha Hastings, a passé des dizaines d’années à étudier l’architecture d’Auschwitz et à rassembler des preuves concrètes pour montrer le fonctionnement des mécanismes nazis.
Grâce à ses recherches, de nombreux mythes ont été définitivement déconstruits – notamment celui du gaz mortel qui émanerait des pommes de douche (il provenait en fait du système de distribution des bonbonnes, comme celui représenté dans l’exposition).
Van Pelt, âgé de 60 ans, est juif : il a été nommé d’après un oncle assassiné à Auschwitz. Il explique que son inspiration initiale d’étudier Auschwitz lui est venue dans les années 1970, quand une réplique du film français de 1955 « Nuit et brouillard » résonna fortement en lui : « Les architectes inventent calmement ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois ».
Dix ans plus tard, étudiant diplômé, il décide que l’étude d’Auschwitz est aussi importante à l’histoire de l’architecture que l’étude de la cathédrale de Chartres.
Van Pelt a découvert de nombreux documents et plans pour les camps de la mort nazis dans des archives de l’Europe de l’Est, ouvertes après la chute du communisme en 1989. Plus tard, en 2000, il a utilisé certains de ces documents durant un témoignage qu’il a donné en tant qu’expert, pour le procès Irving vs. Lipstadt. Les recherches de van Pelt ont ultérieurement constitué la base de son livre de 590 pages, « Le procès d’Auschwitz : les preuves du procès Irving », lu par Aravena il y a plusieurs années et qui l’a incité à inviter van Pelt à la Biennale.
Coïncidence, près de “La Chambre des Preuves” se trouve une autre exposition sur l’architecture scientifique – celle-ci d’Eyal Weizman, né en Israël et professeur à la University of London. Contrairement au travail de van Pelt, qui confirme les récits d’événements que les Juifs savaient depuis longtemps irréfutables, Weizman utilise les outils de cette discipline pour soulever des questions beaucoup plus controversées sur le traitement des Palestiniens par Israël.
A la Biennale, l’exposition de Weizman concerne notamment l’impact des frappes de drones israéliens sur les bâtiments de Gaza et leurs occupants. Son travail a été utilisé dans des enquêtes conduites par des organisations comme les Nations unies ou Amnesty International, sur la violence d’Etat.
Weizman, qui a inventé le terme d’architecture scientifique et crédite van Pelt comme source d’inspiration, a commencé par documenter ce qu’il appelle les occupations illégales en Israël. Sa discipline lui vient de ses efforts pour inculper des architectes israéliens pour violation du droit international et du droit humanitaire.
« De nombreux quartiers dans les zones occupées de Jérusalem comme en Cisjordanie sont conçues pour contrôler les communautés palestiniennes et générer de la souffrance concrète », affirme-t-il.
Pendant une visite guidée de son exposition lors de l’ouverture de la Biennale, Weizman explique que l’architecture scientifique est un enjeu critique pour documenter les crimes de guerre modernes, car la guerre moderne implique de plus en plus le ciblage de bâtiments dans des environnements densément urbains. Ainsi, dans des endroits comme Gaza, « la maison est devenue l’endroit le plus dangereux pour les gens », décrit-il.
Revenant à van Pelt, sa recherche scientifique innovante sur Auschwitz a fait de lui une autorité mondiale sur les méthodes de meurtres de masse. Récemment, il a aidé des procureurs mexicains pour enquêter sur l’incinération des corps de dizaines d’étudiants assassinés. Ayant étudié la façon dont les corps étaient brûlés dans des fosses en plein air comme à Birkenau – et ayant découvert qu’une unité nazie avait pour tâche l’ouverture et l’incendie des charniers, avec l’objectif d’effacer toute preuve matérielle de la Shoah –, van Pelt a aidé à contester la version des autorités mexicaines sur l’enlèvement et le meurtre des étudiants.
Cependant, ces derniers temps, en plus d’assister occasionnellement des investigations scientifiques, van Pelt confie qu’il se concentre surtout sur la recherche académique et l’enseignement.
Il explique que l’histoire d’Auschwitz doit servir d’avertissement pour les architectes, pour qu’ils soient conscients de l’impact des bâtiments qu’ils dessinent. Un exemple : les logements pour réfugiés construits en Europe, dont van Pelt dit qu’ils « s’approchent des conditions des camps de concentration ».
« Les architectes devraient avoir leur serment d’Hippocrate », propose van Pelt. « Quand j’enseigne, je raconte à mes étudiants l’histoire d’Auschwitz – et je leur dis, quoi que vous fassiez pendant votre carrière, ne faites pas ça ».
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