Le mot antisémitisme a-t-il été trop usité – ou galvaudé – jusqu’à en devenir inutile ?
Les historiens critiquent l'usage du mot en tant que "fourre-tout" de toutes les discriminations anti-juives - de l'antiquité, en passant par le 7 octobre et jusqu'à la hausse du Juif-bashing dans le monde
Alors que les organisations juives du monde entier tirent le signal d’alarme face à l’essor des crimes de haine qui sont commis depuis l’assaut barbare du groupe terroriste palestinien du Hamas sur le sud d’Israël le 7 octobre, les spécialistes de l’Histoire juive s’interrogent, se demandant si le terme « antisémitisme » décrit bien la situation que doivent actuellement affronter les Juifs en Israël et ailleurs.
Dans un essai, Antisemitism and the Politics of History (« L’antisémitisme et la politique de l’histoire ») Scott Ury et Guy Miron s’intéressent à la manière dont le terme « antisémitisme » a évolué depuis l’époque romaine, dans l’antiquité, jusqu’au débat politique récent portant sur l’inclusion, dans la définition de la haine anti-juive, de l’opposition à l’existence d’Israël – une inclusion qui est bien présente dans la définition qui a été établie par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) et qui est adoptée par un nombre toujours plus important de pays.
Tout en reconnaissant l’essor global des attaques antisémites depuis le 7 octobre – cela avait été le mois de publication du livre – Ury estime que toutes les protestations bruyantes contre Israël, que tous les arguments critiques d’Israël ne relèvent pas forcément ou automatiquement de l’antisémitisme.
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« Dans le cas d’organisations juives variées ou de responsables du gouvernement israélien, surestimer la place occupée par l’antisémitisme et le rôle tenu par ce dernier dans le monde d’aujourd’hui peut potentiellement amener à mal interpréter un grand nombre des défis pressants auxquels nous faisons face, ce qui rend plus difficile de potentiellement les relever », déclare Ury, professeur associé d’Histoire juive au sein de l’Université de Tel Aviv.
En exemple d’abus du terme « antisémitisme », Ury souligne certains activistes qui manifestent contre la guerre qui oppose Israël au Hamas à Gaza.
« Tous ceux qui manifestent contre la guerre à Gaza, aujourd’hui, ne le font pas parce qu’ils haïssent les Juifs ou parce qu’ils nourrissent de l’hostilité à leur encontre. Certains sont réellement motivés par des inquiétudes qui sont d’ordre humanitaire et dépeindre nos réalités sociale et politique actuelles de manière si large nous fait tomber dans le piège sémantique, intellectuel et politique que le livre cherche précisément à examiner et à mieux comprendre », explique Ury.
S’inscrivant en faux avec des années de tentatives visant à redéfinir l’antisémitisme, les auteurs, dans leur introduction, expliquent comment le terme a été utilisé comme « super-catégorie » pour décrire toute une gamme « de phénomènes historiques, religieux et sociaux », écrivent-ils.
« Une manière de commencer à s’attaquer à ce sentiment plus large de crise – et à l’anxiété qui accompagne ce sentiment – face au statut et face à l’avenir de la société juive en 2024 est de ne pas appréhender tout ce qui se passe à travers un seul regard quelque peu réducteur, à travers un unique facteur fondamental qui expliquerait tout : l’antisémitisme », déclare Ury au Times of Israel.
« Personne ne semble avoir remarqué »
Toutes les discriminations et persécutions endurées par les Juifs à un endroit donné ne sont pas semblables à la situation que connaissent les Juifs dans un autre endroit, dans un autre contexte ou dans une autre période, ajoute Ury.
« En fin de compte », note-t-il, « c’est la question que nous avons posée à presque 20 spécialistes d’Israël, d’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis : Comment comprenez-vous, comment appliquez-vous le terme ‘d’antisémitisme’ dans le cadre de vos recherches ? Quelles sont les ramifications, à la fois scientifiques et contemporaines, de vos décisions ? »
Les auteurs de l’essai démontrent comment la définition de « l’antisémitisme » a été amenée à évoluer depuis son apparition, à la fin du 19e siècle, avec notamment les tentatives récentes visant à lier l’antisémitisme et l’islamophobie et les tentatives cherchant à relier le terme de manière rétroactive à des périodes plus reculées de l’Histoire.
« En résultat, le terme ‘antisémitisme’ perd non seulement sa signification originale mais aussi, parfois, ce qui fait sa spécificité et sa valeur », continue Ury.
Dans son essai – un ouvrage qui, selon les deux auteurs, leur avait donné envie d’écrire leur livre – l’historien David Engel évoquait la possibilité d’éliminer le mot ‘antisémitisme’ de « son vocabulaire professionnel ».
Après s’être juré de n’employer à la place aucun autre mot – comme celui de « judéophobie » – Engel était parvenu à tenir cet engagement pendant trente ans.
« À la place, je vais transmettre le fruit de mes observations avec la plus grande précision possible et en utilisant les descriptions les plus ciblées et les plus justes », avait écrit Engel. Il avait débuté cette expérience en 1990.
« Dans l’intervalle, j’ai publié des livres et des articles dans le cadre d’une carrière riche, qui étaient en majorité consacrés aux relations entre Juifs et non-Juifs à l’ère moderne, et notamment un grand nombre qui se déroulaient pendant la Shoah », avait écrit Engel. « Personne ne semble avoir remarqué l’absence de ce mot. »
L’historien avait ajouté qu’il n’avait pas été critiqué pour avoir « contredit » le terme antisémitisme dans le cadre de ses études universitaires ou pour avoir accordé à ce dernier « une attention insuffisante », avait-il continué.
« Un grand nombre de personnes estiment que ‘antisémitisme’ est un terme imparfait mais qui doit encore être utilisé dans la mesure où il n’y a pas d’alternative à disposition », avait poursuivi Engel dans ses écrits. « Les résultats de mon expérimentation démontrent que cette affirmation est fausse. »
« Nous devons faire un détour »
Au cœur des débats sur la définition de l’antisémitisme établie par l’IHRA, il y a cette interrogation portant sur la pertinence de l’équivalence faite entre anti-sionisme et antisémitisme.
« En tant qu’Israélien, je pense que nous devons faire la distinction entre les deux », estime Miron, spécialiste de l’essor du fascisme en Allemagne, en France et en Hongrie.
« Si l’histoire des relations entre Juifs et non-Juifs est longue, la critique et même le rejet du sionisme (de la part de Juifs y compris) sont des phénomènes relativement nouveaux dans une perspective historique à long-terme. Le conflit arabo-israélien s’est présenté sous la forme d’un conflit territorial et il le reste encore au moins partiellement », déclare Miron.
Il y a néanmoins une réserve, selon Miron : en effet, une « séparation totale entre l’anti-sionisme et ‘l’antisémitisme’ n’est pas non plus toujours correcte. Nous devons faire un détour – au lieu d’étiqueter de manière automatique chaque déclaration ou action du label de l’antisémitisme, nous devons aussi analyser leurs paramètres spécifiques », fait-il remarquer.
Environ 43 pays ont adopté la définition de l’antisémitisme de l’IHRA. Des centaines de gouvernements régionaux et locaux l’ont aussi adoptée et notamment 33 États américains.
Contrairement à Miron et à Ury, la majorité des leaders juifs américains mainstream – et notamment l’envoyée à la lutte contre l’antisémitisme de l’administration Biden, Deborah Lipstadt — soutiennent la définition de l’IHRA. Une définition qui établit que singulariser Israël à des fins de diabolisation ou utiliser des doubles standards à l’encontre de l’État juif sont des formes modernes d’antisémitisme.
« Il est omniprésent »
Toutes les expressions d’hostilité à l’égard du sionisme et d’Israël sont ancrées dans les mêmes persécutions subies par les communautés juives depuis le Moyen-Age, explique Ury.
En plus des Juifs qui s’opposent au sionisme, « il y a des millions de Palestiniens à Gaza, en Cisjordanie, en Israël et ailleurs qui ont le droit de ne pas être sionistes, tout comme il y a de nombreux Juifs en Israël et ailleurs qui hésitent à soutenir ou qui s’opposent au nationalisme palestinien », dit le chercheur.
« Faire le portrait de tous les Palestiniens en affirmant qu’ils sont motivés par une haine irrationnelle des Juifs [c’est-à -dire par l’antisémitisme] est une mauvaise interprétation d’une partie complexe mais malgré tout déterminante de la vie juive contemporaine, que cela nous plaise ou non, et cette partie est celle de nos relations passées, présentes et futures avec les Palestiniens », continue-t-il.
Lipstadt, pour sa part, estime que l’antisémitisme décrit un phénomène unique parmi tous les autres préjugés depuis que le terme a fait son apparition en Allemagne il y a environ 150 ans.
« L’antisémitisme a des caractéristiques uniques qui le rendent différent des autres préjugés », a-t-elle déclaré.
Et, selon elle, les personnes qui colportent « le mythe complotiste » des Juifs du monde entier « qui tireraient les ficelles » dans certains domaines de la société « ont renoncé à la démocratie ».
L’antisémitisme est aussi unique par son omniprésence, a expliqué Lipstadt.
« Il se répand librement, se déplaçant de tous les côtés de l’échiquier politique. Il peut provenir de la gauche, de la droite, du centre, du centre-gauche, du centre-droit. Il peut provenir des chrétiens, il peut provenir des musulmans, il peut provenir des athées, il peut provenir des Juifs. Il est omniprésent », a indiqué Lipstadt.
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