L’histoire de Juifs alsaciens qui ont fait fortune aux Philippines au 19e siècle
Les frères Lévy ont quitté l'Alsace de leurs ancêtres pour ne pas devenir Allemands après la guerre de 1870 – un périple qui les conduira à l'autre bout du monde
C’est une histoire étonnante, courageuse et méconnue : celle d’une famille pauvre de Juifs alsaciens, originaire des communes de Marckolsheim et Mutzig (Bas-Rhin), partie s’installer aux Philippines à la fin du 19e siècle.
Fuyant la guerre avec la Prusse en 1870, les trois frères Adolphe, Raphaël et Charles Lévy, encouragés par leur mère, ont quitté l’Alsace de leurs ancêtres pour ne pas devenir Allemands. Après un passage peu fructueux aux États-Unis, leur odyssée les a menés à l’autre bout du monde. Partis de rien mais remplis de détermination, ils sont parvenus à créer une entreprise prospère tout en fondant une petite implantation juive aux Philippines en faisant venir, pour les seconder, des cousins, des amis ou d’autres jeunes juifs.
« Cette histoire de l’ascension d’une famille pauvre à une plus que confortable bourgeoisie qui a, crapulerie mise à part, quelque chose d’un roman picaresque, est vraie de bout en bout et révélatrice de ce que peut l’alliance de la nécessité, de l’audace et de la ténacité », explique Joëlle Lasserre, interprète de conférence, qui a publié l’an dernier le livre D’Est en Est (éditions Au Pont 9) narrant cette histoire.
Contribuant grandement au commerce alors naissant dans le pays à partir des années 1870, les trois frères, discrets bien que proches de la bourgeoisie et des cercles du pouvoir philippin, ont fondé l’entreprise « La Estrella del Norte » (« L’Étoile du Nord »). Leur société a plus tard pris le nom de « Levy Hermanos Inc. La Estrella del Norte ».
« La première boutique qu’ils ont établie se trouvait à Iloilo [dans le centre de l’archipel] où ils vendaient des médailles religieuses, des statues, des chaînes en or, des montures de lunettes dorées, des parfums… Ils ont plus tard développé leur activité commerciale », écrit Frank Ephraim, survivant de la Shoah qui a fui à Manille avec ses parents, dans son ouvrage Escape to Manila, From Nazi Tyranny to Japanese Terror. « Charles Lévy a ouvert ce qui est devenu le bureau principal de la compagnie à Escolta, l’ancienne rue des affaires dans le vieux quartier du centre-ville de Manille. La Estrella del Norte a alors commencé à se diversifier », attirant la bourgeoisie de tout le pays.
Connaissant un large succès, des branches de l’entreprise ont ouvert dans le monde entier : à Hong Kong, Singapour, New York et Paris.
Si Adolphe Lévy a dirigé l’entreprise lors de ses premières années, l’homme a succombé au choléra en 1888, à l’âge de 38 ans. Il repose à Manille et compte de nombreux descendants qui vivent toujours aux Philippines aujourd’hui. À sa mort, Charles Weil, un proche, a pris la direction de l’entreprise, avec les frères Charles et Raphaël, qui ont fini par quitter les Philippines pour Paris (le premier est décédé en 1899 à 44 ans, le second en 1928 à 69 ans).
Le blog Manila Nostalgia rapporte que leur société a introduit le premier vélo dans le pays, ainsi que le premier phonographe en 1894, et la machine à images animées en 1899. Elle a aussi importé la première voiture dans la société philippine, aujourd’hui exposée dans un musée de la capitale.
Active dans l’horlogerie et la joaillerie, l’entreprise a créé une marque de montres, dont chaque pièce, très rare, vaut aujourd’hui des milliers de dollars.
Leopold Kahn, lui aussi Juif alsacien, a pris la tête de la société en 1909. La Estrella del Norte est devenue la plus grande entreprise de joaillerie des Philippines, avec également une branche automobile.
Très actif au sein de la petite communauté juive de la ville, Kahn utilisait des locaux de La Estrella del Norte pour célébrer les grandes fêtes religieuses, jusqu’à la construction de la première synagogue du pays en 1919, grâce à ses efforts et à ceux d’autres hommes d’affaires réputés tels qu’Emil Bachrach. Kahn est décédé en 1938.
La Estrella Del Norte a continué a attiré de riches clients jusqu’aux années 1960. Aujourd’hui, seule une petite bijouterie du même nom existe encore à Manille, loin de l’essor international qu’a connu la société à la fin du 19e et début du 20e siècle.
Après l’épopée des frères Lévy et leurs collaborateurs et successeurs, d’autres familles juives européennes sont arrivées aux Philippines des décennies plus tard, pour fuir la Shoah, quand le président des Philippines, Manuel Quezon, a accueilli environ 1 300 Juifs d’Allemagne et d’Autriche – il est possible que les efforts et le succès des frères Lévy pour intégrer une population juive à la société philippine aient contribué à cette décision. Grâce à la politique de « Portes ouvertes » du pays, alors que la plupart des nations fermaient les leurs aux réfugiés juifs, ceux-ci – que l’on appelait alors les « Manilaners » – ont échappé à la menace croissante d’Hitler et rejoint la capitale philippine, Manille.
Cependant, si Manuel Quezon avait voulu faire venir des dizaines de milliers de Juifs aux Philippines et les installer de façon permanente sur l’île de Mindanao, dans le sud du pays, ses efforts ont été contrecarrés par le gouvernement américain, qui a limité leur nombre à 1 000 annuellement pendant 10 ans – mais l’invasion japonaise des Philippines a mis « fin brutalement » au programme, selon Neal Imperial, ancien ambassadeur des Philippines en Israël.
Cette autre histoire fascinante et méconnue a récemment été racontée dans le récent long-métrage « Quezon’s Game », du cinéaste juif Matthew Rosen, et dans les documentaires « The Last Manilaners » (2020) de Nico Hernandez et « An Open Door: Jewish Rescue in the Philippines » (2012) de Noel Izon.
Depuis 2009, un monument dédié à Manuel Quezon trône à Rishon LeZion. Symbole des bonnes relations – notamment commerciales – entre les deux pays, il a été réalisé aux Philippines et acheminé en Israël.
L’ancien président philippin, au pouvoir de 1935 à 1944, n’a néanmoins jamais été reconnu Juste parmi les nations – probablement car, bien que tout à fait héroïque, son action ne l’a pas mis directement en danger. Les quelque 1 300 Juifs qu’il a sauvés auraient aujourd’hui environ 8 000 descendants.
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