Le sauvetage de Juifs aux Philippines pendant la Shoah a été entravé par les USA
La politique "Portes ouvertes" du leader Manuel Quezon à la fin des années 30, sauvant plus de 1 200 réfugiés de la Shoah, est commémorée à Tel Aviv et à l'ONU, et dans des films
- Le président philippin Manuel L. Quezon (au centre au micro) accueillant des réfugiés juifs le 23 avril 1940 lors de l'inauguration du Marikina Hall, qu'il a construit sur sa propre propriété pour loger les immigrants nouvellement arrivés. À sa gauche se trouve Alex Frieder (costume blanc/assis), président du Comité des réfugiés juifs des Philippines, et à droite (costume blanc/assis) Herbert Frieder. (Avec l'aimable autorisation de "Rescue in the Philippines")
- George Lowenstein (debout au micro), un réfugié juif de dix ans, arrivé aux Philippines alors qu'il n'était qu'un enfant, assiste à la célébration de sa bar-mitsva en 1945 dans son nouveau pays. (Avec l'aimable autorisation de George Lowenstein)
- Une photo du film "Quezon's Game", réalisé par Matthew Rosen. (Avec l'aimable autorisation de ABS-CBN Films)
- Les Frieder lors de l'inauguration de la salle Marikina avec le président philippin Manuel L. Quezon ( en position allongée à l'extrême droite / devant) le 23 avril 1940. Sur la photo, on voit Alex Frieder (au centre), parlant à son frère Herbert ; et au premier plan à gauche, la femme d'Alex, Corinne (chapeau blanc avec bande noire) et à sa droite, sa fille Alice. (Avec l'aimable autorisation de "Rescue in the Philippines")
- D'éminents hommes d'affaires de Cincinnati (Ohio), les frères Frieder - Alex, Henry, Herbert, Philip et Morris - ont établi leur résidence aux Philippines en 1920 pour développer l'entreprise familiale de tabac aux États-Unis. Sur la photo, Herb Frieder (au centre) avec des feuilles de tabac. (Avec l'aimable autorisation de Dick et Sam Frieder)
À la fin des années 1930, le président des Philippines, Manuel Quezon, a accueilli plus de 1 200 Juifs d’Allemagne et d’Autriche dans un refuge improbable de l’archipel du Pacifique. Grâce à sa politique de « Portes ouvertes », alors que la plupart des nations fermaient les leurs aux réfugiés juifs, ces Juifs – que l’on appelait alors les « Manilaners » – ont échappé à la menace croissante d’Hitler et rejoint la capitale philippine, Manille.
Cependant, sans l’intervention du gouvernement américain, des milliers d’autres Juifs auraient pu être sauvés.
L’ambassadeur des Philippines en Israël, Neal Imperial, a révélé par téléphone au Times of Israël que si Manuel Quezon avait voulu faire venir des dizaines de milliers de Juifs aux Philippines et les installer de façon permanente sur l’île de Mindanao, ses efforts ont été contrecarrés par le gouvernement américain, qui a limité leur nombre à 1 000 annuellement pendant 10 ans.
Ce sauvetage méconnu a été célébré le 27 janvier, Journée internationale de commémoration de la Shoah, aux Nations unies à New York, ainsi qu’au centre culturel récemment inauguré par l’ambassade philippine à Tel Aviv, le Balai Quezon. Ce sont les missions diplomatiques des Philippines et le B’nai B’rith qui ont organisé ces deux événements.
Les Juifs secourus par Quezon ont apporté leurs perspectives – parmi eux, Max Weissler en Israël et Ralph Preiss à New York. Le premier a récemment fêté son 90e anniversaire ; le second aura 90 ans plus tard cette année.
Lors d’une conversation téléphonique avec le Times of Israël, Max Weissler estime que l’histoire des Portes ouvertes devait être « quelque chose dont il faut se souvenir ».

Un nouveau long-métrage, « Quezon’s Game », pourrait inscrire cette initiative dans l’Histoire. L’auditoire à Tel Aviv a pu voir des extraits du film, réalisé par le cinéaste juif Matthew Rosen, basé aux Philippines et présent à la projection. Ils ont également pu voir le documentaire de 2020, « The Last Manilaners », réalisé par Nico Hernandez. Les invités à l’ONU ont regardé des extraits d’un documentaire de 2012 du cinéaste philippin Noel Izon, « An Open Door: Jewish Rescue in the Philippines ».
Les films s’appuient sur les efforts de commémoration, notamment documentés dans le livre du Manilaner Frank Ephraim, « Escape to Manila ».
Basé sur des histoires vraies
La création de « Quezon’s Game » a eu lieu lorsque le réalisateur Matthew Rosen, un Britannique qui s’est installé aux Philippines dans les années 1980, a remarqué que sa femme philippine, Lorena Rosen, connaissait les paroles de la chanson « Hava Nagila » et que les enfants du coin pouvaient la chanter, mais que personne n’en connaissait les origines. Cela l’a incité à se renseigner auprès d’une synagogue locale de Manille et de son musée à partir de 2009.
« J’ai trouvé l’histoire étonnante », commente-t-il, mais « ce qui était encore plus étonnant que cette histoire », c’est que « personne ne la connaissait, pas même ma femme ni la plupart des Philippins ».
Interrogé sur l’absence de connaissances à ce sujet, il répond : « C’est une excellente question. Je n’ai pas de réponse. C’est pourquoi j’ai senti que je devais faire [le film] ».
« Quezon’s Game » a récemment été projeté aux États-Unis après avoir remporté 25 prix dans des festivals internationaux. Matthew et Lorena Rosen ont co-écrit le texte original. Leur fils, Dean Rosen, a collaboré avec Janice Y. Perez pour en faire un scénario. Il a également composé la musique originale, qui reprend des chansons écrites par des victimes des camps de concentration. Plusieurs Manilaners, dont Weissler, se livrent à des commentaires pendant le générique.

« L’une des [réactions] les plus fréquentes des rabbins et des communautés juives est ‘je n’en avais aucune idée' », révèle Rosen, qui a fait ses débuts de réalisateur avec « Quezon’s Game ». « Pour moi, cela renforce mon sentiment sur l’impératif [de ce film], sur le fait de dire à la communauté juive que les Philippines ont tendu une main secourable quand ils en avaient vraiment besoin ».
Dans le film, le protagoniste est incarné par l’acteur philippin Raymond Bagatsing, que Mathew Rosen décrit comme « très brillant » dans le rôle. Son personnage lutte pour l’indépendance des Philippines vis-à-vis des États-Unis – qui gouvernaient l’ancienne colonie espagnole en tant qu’état autonome – et est un père de famille dévoué à sa femme Aurora et à leur fille Baby. Il a également un penchant pour les cigares.
Dans la vie réelle, Quezon s’est lié d’amitié avec cinq frères d’une famille juive de fabricants de cigares, les Frieder. Dans le film, l’un des frères, Alex Frieder, apprend par télégramme que les Allemands construisent des camps de la mort pour les Juifs. Il exhorte Quezon d’offrir un refuge aux Juifs qui souhaitent fuir l’Europe.
Quezon demande des milliers de visas au gouvernement américain, mais il est confronté à l’antisémitisme du département d’État, personnifié par un consul nommé Cartwright. D’autres Américains aux Philippines soutiennent la proposition de Quezon : le haut-commissaire Paul McNutt, un ancien gouverneur de l’Indiana ; et le futur commandant en chef des forces alliées et président américain Dwight D. Eisenhower, qui était à l’époque conseiller militaire.

Eisenhower est absent de la plupart des récits des Juifs qui sont arrivés aux Philippines, indique Rosen. « Parce qu’il est parti avant l’arrivée des Japonais, ces récits l’ont en quelque sorte écarté de tout le processus, ce qui est bien dommage…Si vous étudiez les Frieder, Quezon, regardez l’histoire des Philippines, il y était très impliqué », ajoute le réalisateur.
Quant au haut-commissaire, il a déclaré : « Je pense vraiment que Paul McNutt a besoin d’un film à lui. C’était vraiment un très grand homme… Quezon a eu de la chance qu’il ait été [haut-commissaire] à l’époque ».
Obstacles à la liberté

Quezon a dû faire face à une certaine opposition dans son pays à son projet de réfugiés. « Les gens étaient accueillants, les responsables politiques étaient inquiets », a commenté au Times of Israel Ralph Preiss, installé à New York. « Quezon a dû faire cela à son propre désavantage politique. Le parti d’opposition était absolument contre ».
La santé de Quezon entravait également ses capacités ; il luttait contre une rechute de tuberculose qui allait finalement le tuer pendant sa convalescence à Saranac Lake, New York, en 1944 – deux ans avant l’indépendance des Philippines après la Seconde Guerre mondiale.
L’ambassadeur des Philippines en Israël, M. Imperial, a indiqué au Times of Israel que lors de l’événement commémoratif à Tel Aviv, il a essayé de souligner « l’importance de l’orientation de Quezon, son humanitarisme et le fait qu’il voulait simplement faire ce qui était juste afin de sauver le plus grand nombre possible de Juifs ».
Selon lui , le vrai Quezon voulait faire venir des dizaines de milliers de Juifs aux Philippines et les installer de façon permanente sur l’île de Mindanao.

« Malheureusement, les Américains ont rejeté l’idée », a-t-il déclaré, ajoutant qu’un compromis de 10 000 personnes avait été atteint – 1 000 visas sur 10 ans – mais que l’invasion japonaise des Philippines avait mis « fin brutalement » au programme.
D’après l’ambassadeur, le nombre de Juifs sauvés par Quezon se situe entre 1 200 et 1 300. « Il n’y a pas de chiffre exact », a-t-il indiqué.
Selon Rosen, ce nombre s’élève à 1 226 : 1 200 personnes sont descendues du bateau et 26 réfugiés sont venus de Shanghai avant l’invasion japonaise. Mais il estime que « près de 100 autres se sont frayés un chemin jusqu’ici et se sont échappés par leurs propres moyens ».
« Il les a installés sur ses terres », révèle M. Rosen, en référence à une partie de la maison présidentielle à Marikina. « Il en a même sauvé un peu plus que Schindler ».
Des comptes de première main
Ralph Preiss se souvient de son propre voyage aux Philippines à l’âge de huit ans, alors qu’il était originaire de Rosenberg, en Allemagne.

« Nous aurions déjà dû partir avant la Nuit de Cristal, mais les visas ne sont jamais arrivés », explique M. Preiss, qui a perdu famille et amis pendant la Shoah. « Le département d’État américain a tout bloqué jusqu’en janvier 1939… Nous étions prêts à partir pour les Philippines depuis juillet 1938. Nous n’avons pas pu y aller avant mars 1939. »
Son père est parti le premier. Puis, sa mère et lui ont fait un voyage en mer de trois semaines via le canal de Suez, Bombay, Ceylan (l’actuel Sri Lanka), Hong Kong et enfin Manille.
« M. [Alex] Frieder nous a souhaité la bienvenue », relate M. Preiss, qui raconte avoir obtenu un autographe de Quezon. Interrogé sur ce dont il se souvient de Quezon, Ralph Preiss a répondu : « Juste que c’était un homme gentil, aimable … Il aidait les gens. C’est tout ce que je savais de lui à l’époque ».
Weissler est arrivé deux ans plus tard. Comme Ralph Preiss, son père était parti le premier, puis sa mère et lui l’ont rejoint. Un policier avait averti sa famille de quitter leur maison près de Breslau, en Allemagne (aujourd’hui Wroclaw, Pologne). Leur destination initiale était le Danemark, mais on leur a refusé l’entrée, et ils ont finalement changé de cap pour les Philippines – le père par bateau et Weissler et sa mère via un trajet comprenant un voyage en train à travers la Sibérie et la Mandchourie. Celui qui était alors âgé de onze ans est arrivé dans l’archipel philippin le 7 février 1941.
« Nous avions une communauté, une synagogue, un rabbin, un cantor », commente M. Weissler. Il interagissait avec ses pairs philippins. « Les enfants me regardaient et pensaient que j’étais américain », se souvient-il. « Puis ils ont cru que j’étais espagnol. Finalement, ils ont compris que je ne parlais que l’allemand ». Il a appris leur langue, le tagalog. « Pour les enfants, il est facile d’apprendre des langues », dit-il.
La guerre a éclaté lorsque le Japon a envahi les Philippines. Les occupants japonais ont surpris certains des Juifs en regardant favorablement leurs passeports allemands, selon Alan Schneider, directeur du Centre mondial du B’nai B’rith à Jérusalem, qui a participé à la commémoration de Tel Aviv. Pourtant, Ralph Preiss indique que 85 Manilaners ont été tués pendant la libération. Il considère l’occupation comme une période sinistre.

« Les ponts ont été dynamités », relate Ralph Preiss. « Nous ne pouvions pas communiquer. » Et, a-t-il dit, « Nous avons dû fuir pendant trois mois avant que les Américains nous libèrent. »
Weissler raconte que sa maison de Manille a été incendiée et que son meilleur ami Peter Mintz avait été tué par les Japonais. « Le nom ‘Peter Mintz’ restera gravé dans ma mémoire pour toujours », assure-t-il.
Il a été témoin de la fameuse Marche de la mort de Bataan des prisonniers de guerre américains. Il a dit y avoir assisté « du début à la fin » sur le boulevard Dewey de Manille.
L’ambassadeur Imperial affirme que Manille était la deuxième ville la plus dévastée de la Seconde Guerre mondiale après Varsovie.
Dans les années d’après-guerre, Weissler et Preiss ont chacun fini par quitter les Philippines. Weissler a travaillé sur un navire philippin et s’est installé au Japon, où il est tombé amoureux d’une Israélienne de septième génération nommée Esther et s’est installé en Israël. Max et Esther Weissler sont mariés depuis 64 ans et ont deux enfants – Danny en Israël et Tova à Washington. Le nom de Weissler est inscrit sur le monument Open Doors dédié à Quezon à Rishon LeZion, qui a été inauguré en 2009.

Ralph Preiss a contribué à la collecte de fonds pour le monument, qui a été réalisé aux Philippines et transporté en Israël. Il vit maintenant aux États-Unis avec sa femme Marcia. Ils ont quatre filles et pour chacun des mariages, leurs filles ont utilisé la robe de mariée originale de leur mère, confectionnée aux Philippines.
Des quelque 1 300 Manilaners sont issus 8 000 descendants, ce qui reflète l’héritage continu de l’héroïsme de Manuel Quezon.
« Bien sûr, nous en parlons tous à la maison », confie M. Preiss. « Dans la communauté juive, nous sommes tous très reconnaissants qu’il nous ait sauvés. »
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