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Migrants soudanais à Tel Aviv : Israël fait la paix avec un régime pourri

Les demandeurs d'asile se demandent pourquoi Netanyahu normaliserait les liens avec les dirigeants de la transition considérés comme illégitimes par les Soudanais pro-démocratie

Simona Weinglass est journaliste d'investigation au Times of Israël

Alteyb Hhmad, un demandeur d'asile soudanais, à Tel Aviv, le 25 octobre 2020. (Simona Weinglass/Times of Israel)
Alteyb Hhmad, un demandeur d'asile soudanais, à Tel Aviv, le 25 octobre 2020. (Simona Weinglass/Times of Israel)

Le 23 octobre, le président américain Donald Trump a convoqué le service de presse de la Maison Blanche dans le Bureau ovale pour annoncer un accord de paix « historique » et « très spécial » entre Israël et le Soudan.

« C’est un accord incroyable pour Israël et le Soudan », avait-il alors commenté. « Pendant des décennies, le Soudan a été en état de guerre avec Israël… et a boycotté les produits israéliens. Il n’y avait aucune relation d’aucune sorte. »

Le lendemain, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu – qui était à l’autre bout du fil, de même que le président du Conseil souverain du Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan, et le Premier ministre Abdalla Hamdok, au moment de l’annonce de Trump – est apparu à la télévision israélienne et a déclaré avec enthousiasme « C’est une nouvelle ère, une ère de paix véritable. »

Mais l’après-midi du 25 octobre, dans le quartier Neve Shaanan dans le sud de Tel Aviv, qui accueille plusieurs milliers de demandeurs d’asile du Darfour et d’autres régions du Soudan, la réaction était nettement moins optimiste.

L’Etat hébreu abrite aujourd’hui 6 000 Soudanais (après un pic à 12 000), appelés « infiltrés » par les autorités car entrés clandestinement sur le territoire avant d’obtenir un statut leur permettant de rester et, pour certains, de travailler, sans toutefois obtenir la citoyenneté.

Ces Soudanais parlent couramment arabe et hébreu, de quoi espérer œuvrer à un rapprochement entre ces deux pays que tout a opposé pendant sept décennies.

« Nous pourrions être un pont entre les deux pays », dans le commerce mais aussi pour aider ces deux peuples à se comprendre, songe Monim.

« Israël est ma seconde demeure, il n’y pas de langue que je parle mieux que l’hébreu, même ma langue maternelle, le Four », renchérit Barik, qui rêve du jour où il pourra rentrer au pays. « Mais pas tout de suite. »

Le Times of Israël s’est rendu à Neve Shaanan pour parler aux demandeurs d’asile du Soudan, qui représentent environ 20 % des 33 000 migrants africains actuellement en Israël, de l’actualité des relations entre le Soudan et Israël.

Certaines personnes ont refusé d’être interrogées en mentionnant leur nom. Mais le Times of Israël s’est entretenu avec quatre hommes – trois du Darfour et un de Gezira – qui ont exprimé des points de vue extraordinairement similaires.

« Nous voulons la paix, si Dieu le veut, le Soudan fera la paix avec Israël », a indiqué Alteyb Hhmad, rencontré dans une épicerie.

« Mais Bibi (Netanyahu) fait la paix avec Abdel Fattah al-Burhane. Il était l’un des commandants militaires d'[Omar] el-Bechir et a commis un génocide. Pourquoi Netanyahu fait-il la paix avec ce type ? Quelque chose sent mauvais », a averti Alteyb Hhmad.

Selon des documents publiés par la Jamestown Foundation et le Middle East Institute, de nombreux Darfouriens accusent M. al-Burhane d’être « l’architecte du génocide » au Darfour. Il serait « bien connu au Darfour pour ses menaces d’extermination du peuple Fur ». Al-Burhane et Mohamed Hamdan « Hemeti » Dagolo, les deux principaux chefs militaires du Soudan, auraient tous deux « acquis une réputation pour leur rôle dans le conflit brutal du Darfour ».

« C’est une paix factice », dénonce Hussein Ahmad, originaire du Darfour. « Ce n’est que lorsque les généraux seront chassés du pouvoir qu’il y aura une vraie paix. »

Le Times of Israel a interrogé les demandeurs d’asile pour savoir s’ils s’inquiétaient d’une expulsion imminente vers le Soudan, mais aucun des rares interlocuteurs n’a exprimé de sentiments forts sur le sujet.

« Je souhaite retourner au Soudan », indique Alteyb Hhmad, « quand il y aura un meilleur gouvernement. »

Une paix avec les mauvais partenaires ?

« Nous, les Soudanais, voulons la paix avec le monde entier », a déclaré Meki Abdallah, un demandeur d’asile du Darfour, qui travaille dans un restaurant de falafels. « Les Israéliens sont des gens bien. Mais al-Burhane est problématique. Il était l’adjoint d’el-Bechir [le président du Soudan de 1989 à 2019 qui a été inculpé par la Cour pénale internationale en 2009 pour avoir dirigé le massacre, le viol et le pillage de civils au Darfour] ».

Meki Abdallah, un demandeur d’asile soudanais en Israël, le 25 octobre 2020. (Simona Weinglass/Times of Israel)

El-Bechir a été évincé en avril 2019 lors d’un coup d’État militaire après des mois de manifestations populaires pro-démocratiques dans le pays. Mais les leaders du coup d’État militaire, al-Burhane et le lieutenant général Mohamed Hamdan Dagalo, auraient participé au meurtre de plus de 100 manifestants pacifiques en juin 2019 qui voulaient que les nouveaux leaders militaires du Soudan remettent le pouvoir aux civils.

Le Soudan est actuellement dirigé par un Conseil de souveraineté composé de 11 membres, dont des militaires et des civils, ce qui crée une tension délicate entre eux. Son président est Al-Burhane. Le pays devrait organiser des élections générales à la fin de l’année 2022, dont les militants pro-démocratie espèrent qu’elles conduiront à un gouvernement entièrement civil. Pendant ce temps, les chefs militaires du Soudan bénéficieraient du soutien des EAU et de l’Arabie Saoudite.

La raison de ce soutien, selon le militant arabe pro-démocratie Iyad el-Baghdadi, est que « l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis sont poussés par leur propre crainte que si un pays arabe majeur devait passer à la démocratie, cela entraînerait des bouleversements chez eux ».

« D’abord la démocratie, ensuite la paix »

Alteyb Hhmad, le demandeur d’asile, ne pense pas qu’un accord de paix avec les dirigeants militaires actuels du Soudan devrait être considéré comme légitime.

« J’ai entendu et regardé les infos sur l’accord de paix. Mais le Soudan n’a toujours pas de nouveau gouvernement. Les généraux d’el-Bechir sont aux commandes. C’est pourquoi ce n’est pas une paix normale », a-t-il souligné. « Cela ne va pas nous aider en tant que Soudanais. »

Seul un futur gouvernement soudanais démocratique peut forger une paix durable, selon lui.

« Nous voulons la paix avec le monde entier. Mais quand ? Dans un an et demi, il y aura des élections et nous espérons avoir un nouveau gouvernement – pas un gouvernement de meurtriers. Quand notre pays aura un régime démocratique, alors nous pourrons faire la paix », a-t-il avancé.

Hussein Ahmad, qui travaille dans un magasin de vélos, a fait valoir que Netanyahu renforce les dictateurs meurtriers grâce à cet accord de paix.

« Rien n’a changé au Soudan. El-Bechir va aller en prison mais les généraux continuent à assassiner des gens dans des endroits comme le Nil Bleu et les monts Nouba. Netanyahu aide les généraux, il aide ce gouvernement », a-t-il dénoncé.

Hussein Ahmad, un demandeur d’asile soudanais en Israël, le 25 octobre 2020. (Simona Weinglass/The Times of Israel)

Selon les médias, même après la révolution, les civils du Darfour et des régions voisines continuent de subir les attaques des milices associées au gouvernement.

Sur une note plus nostalgique, Ahmad a ajouté : « J’espère que cette paix apportera quelque chose de bénéfique ».

Un autre Soudanais assis à proximité, Mustafa Muhammad, a fait écho aux positions d’Ahmad.

« Le peuple d’Israël et le peuple du Soudan sont amis. Nous voulons la paix, mais pas avec les généraux. »

Inbal Ben Yehuda, spécialiste israélien de la politique soudanaise au Forum for Regional Thinking, a déclaré dimanche que l’accord de normalisation entre Israël et le Soudan a été mené par les États-Unis et les Émirats arabes unis, avec un Soudan « contraint » d’y participer.

« Le Soudan essaie de survivre. Il a besoin d’accéder à l’aide et aux investissements étrangers. Les États-Unis ont accepté de le retirer de la liste des États qui soutiennent le terrorisme et ont conditionné cela à la normalisation. Le Soudan n’avait pas d’autre choix que d’accepter ».

Selon Ben Yehuda, Netanyahu, qui a été inculpé de corruption et qui fait face à de grandes manifestations hebdomadaires dans tout le pays, a essayé de marquer des points dans les relations publiques grâce à cet accord, entre autres avantages perçus.

« Netanyahu peut désormais dire qu’il va expulser les réfugiés soudanais. C’est très populaire auprès de sa base. Les responsables israéliens pensent également que la normalisation avec le Soudan renforce leur influence vis-à-vis des Palestiniens. Le Soudan est présenté en Israël comme ayant rejoint un nombre croissant de pays à majorité musulmane qui préfèrent les relations avec Israël à la résolution de la question palestinienne et à la fin de l’occupation ».

Les demandeurs d’asile soudanais seront-ils expulsés ?

Dans une déclaration commune publiée par la Maison Blanche le 23 octobre, les États-Unis, Israël et le Soudan ont convenu « que des délégations se rencontreront dans les semaines à venir pour négocier des accords de coopération dans ces domaines ainsi que dans ceux de la technologie agricole, de l’aviation, des questions de migration et d’autres domaines au profit des deux peuples ».

Peu après l’annonce, le site israélien Ynet rapportait [lien en hébreu] qu’un « haut responsable » non nommé avait confié que les deux pays travaillaient sur un « programme pilote » visant à rapatrier plusieurs centaines de demandeurs d’asile soudanais par an.

Le Times of Israel a contacté le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés pour savoir quel est le statut des demandeurs d’asile soudanais en Israël et si cet accord de normalisation pourrait effectivement conduire à leur rapatriement au Soudan.

D’après un porte-parole, il y a environ 6 500 demandeurs d’asile soudanais en Israël, la plupart d’entre eux venant de zones touchées par le conflit : Darfour, Nil Bleu et Monts Nouba.

Inbal Ben Yehuda. (Capture d’écran sur Facebook)

Le HCR « se félicite de l’accord de paix entre Israël et le Soudan. Toutefois, il est encore trop tôt pour parler du retour des réfugiés soudanais, en particulier dans les zones très fragiles touchées par le conflit ».

Dans l’intervalle, l’organisation israélienne Hotline for Refugees and Migrants a publié dimanche un communiqué expliquant qu’Israël applique actuellement une politique de non-expulsion des demandeurs d’asile soudanais et qu’il est tenu de statuer sur les demandes soumises par des citoyens soudanais. Selon la loi israélienne, les demandeurs d’asile ne peuvent pas être expulsés avant qu’une décision finale ne soit prise sur leur demande.

« En mai 2018, des demandes d’asile ont été soumises par 5 119 citoyens soudanais, toutes sont encore en attente », indique le communiqué. « Même si Israël choisit d’abroger la politique de non-expulsion des demandeurs d’asile soudanais, ce changement ne dispensera pas l’État de son obligation de statuer sur les demandes d’asile présentées par des citoyens soudanais ».

C’est pourquoi, selon l’organisation, les déclarations des responsables politiques selon lesquelles ils vont expulser les demandeurs d’asile soudanais ont peu de poids.

« Les déclarations des responsables politiques appelant à l’expulsion rapide de milliers de demandeurs d’asile contredisent la propre position de l’État… et ne sont qu’un écran de fumée destiné à masquer l’engagement de l’État à examiner les demandes d’asile une fois pour toutes ».

Ben Yehuda a écrit que si la paix devait régner, les demandeurs d’asile, qui pour la plupart parlent couramment l’hébreu, pourraient servir de pont entre les deux pays.

« Les demandeurs d’asile soudanais en Israël pourraient devenir un pont humain, culturel et social, avec un potentiel commercial et économique. Ce groupe possède à la fois les connaissances et les compétences nécessaires pour dissiper les idées préconçues sur le Soudan, et pour fournir un contexte plus éclairé au discours sur la normalisation ».

L’AFP a contribué à cet article.

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