Du stand-up dans un restaurant chinois : Genèse d’une tradition comique juive
Inspiré d’un spectacle parti d’une blague, le Kung Pao Kosher Comedy, créé en 1993 par Lisa Geduldig, attire aujourd’hui de grands noms comme Marc Maron ou Margaret Cho

JTA — Quelques années seulement après le début de sa carrière de comédienne, Lisa Geduldig est invitée à se produire au Peking Garden Club, près de Northampton, dans le Massachusetts. Elle s’y rend, persuadée qu’il s’agit d’une scène classique.
Il n’en sera rien.
« Je viens de vivre quelque chose de totalement incroyable », confie Geduldig, au téléphone, à un ami juif du camp d’été, en octobre 1993.
« J’ai raconté des blagues juives dans un restaurant chinois. »
Native de Long Island installée à San Francisco, elle sait bien que, traditionnellement, certains Juifs mangent chinois à Noël, résultat de la dynamique de voisinage entre les populations immigrées juives et chinoises du Lower East Side de New York, dès la fin du 19e siècle.
Elle repense à ce spectacle et finit par se dire : pourquoi ne pas organiser une soirée humoristique juive la veille de Noël ?
Elle a assez de temps avant les fêtes pour trouver d’autres comiques juifs intéressés, écrire un communiqué de presse et s’associer à un restaurant du quartier chinois de San Francisco avec une salle de banquet ouverte la veille de Noël pour organiser l’événement, qu’elle baptise Kung Pao Kosher Comedy. (Geduldig aime l’allitération, mais il n’y a rien de casher dans la nourriture qui est servie dans ces lieux.)
Le succès est immédiat : 400 personnes assistent à cette soirée et Geduldig précise même que l’on doit refuser 200 personnes. La cuisine du restaurant Four Seas est débordée par l’affluence : Geduldig ne s’attendait certainement pas à un tel succès.
Le spectacle est abondamment couvert par la presse locale et, l’année suivante, il a droit à un article de trois quarts de page dans le New York Times.
Cette année est celle du 30e spectacle au Kung Pao, le premier avec du public depuis la pandémie de COVID-19. Une fois n’est pas coutume, l’événement a lieu dans une synagogue : il s’agit de la congrégation réformée Sherith Israel, dans le quartier de Pacific Heights, l’un des plus anciens lieux de culte juifs du pays. En effet, la salle de banquet chinoise du restaurant New Asia, qui accueillait le spectacle depuis 1997, est devenue un supermarché en 2020.
Au fil des ans, des grands noms du stand-up s’y sont produits, comme Marc Maron, Margaret Cho, Shelley Berman, David Brenner, Judy Gold, Gary Gulman ou encore Ophira Eisenberg. Et nombre d’entre eux s’y sont produits à plusieurs reprises, comme Wendy Liebman, dans le stand-up depuis 38 ans, qui s’est produite quatre fois au Kung Pao.

Geduldig – qui a ajouté à sa casquette de comique celle de publiciste et productrice de spectacles comiques – estime que le spectacle qui l’a rendue célèbre est celui auquel a participé le fameux comédien juif Henny Youngman, en 1997, à l’âge de 91 ans.
Célèbre autant pour le rythme effréné de ses saillies verbales que pour ses interludes au violon, son instrument préféré, Youngman est décédé des suites d’une pneumonie deux mois seulement après avoir donné son dernier spectacle au Kung Pao Kosher Comedy.
Six mois plus tard, Geduldig, ses associés et le personnel du Kung Pao sont toujours persuadés de l’avoir tué.
À l’époque, le SF Weekly publie même un article intitulé « The Gig of Death? [Le rire qui tue?] »
Dans ce même article, la fille de Youngman, Marilyn Kelly, exonère toutes les personnes impliquées dans le spectacle, affirmant que le déplacement avait fatigué son père, mais qu’il avait été « heureux de l’avoir fait ».
Dix ans après la dernière performance de Youngman, Shelley Berman, alors âgé de 80 ans et supposé se produire au Kung Pao, appelle Geduldig pour se plaindre de douleurs à la poitrine.
« Je lui dis : ‘Non ! Je ne peux pas en tuer un autre !’ », se souvient-elle.
Il s’avère qu’il s’agit seulement de remontées acides, et le médecin urgentiste assure Berman qu’il peut monter sur scène. (Le médecin a été invité au spectacle, mais n’y a pas assisté.)
Conformément à la tradition juive de responsabilité sociale et tzedakah, que l’on peut traduire par « charité » ou « justice », Geduldig reverse une partie des recettes à deux organismes de bienfaisance, chaque année différents. Parmi les anciens bénéficiaires figurent des organisations juives et laïques. Cette année, c’est la banque alimentaire San Francisco-Marin et le Center for Reproductive Rights qui en bénéficieront.
L’aspect caritatif est l’une des raisons pour lesquelles Shelley Kessler, dirigeante syndicale californienne, est fidèle au spectacle. En fait, elle n’en a manqué aucun.
« Compte tenu de ce qui se passe dans le monde, c’est une très bonne façon de garder le moral », assure Kessler.
À la table de Kessler, son groupe d’amis – ils sont cinq – apporte toujours des tchotchkes et de l’alcool, même si la synagogue a demandé au public de cette année de ne pas consommer de vin rouge, pour éviter tout accident avec le tapis.
« Les gens apportent toutes sortes de choses », explique Kessler. « Une fois, nous avons eu une énorme menorah. On s’amuse à notre table, je peux vous le garantir. »
Le programme de cette année met à l’honneur Mark Schiff (première partie de Jerry Seinfeld depuis toujours), Cathy Ladman et Orion Levine.
Vêtue de son traditionnel smoking et, cette année, d’une chemise guayabera cubaine, Lisa Geduldig officiera en tant que maîtresse de cérémonie.
Depuis Boynton Beach, en Floride, la mère de Geduldig, Arline Geduldig, âgée de 91 ans, se joindra à la scène virtuelle du Kung Pao pour la troisième fois.
« L’un des côtés positifs de la pandémie a été de vivre avec ma mère, mais aussi d’apprendre à mieux la connaître et de découvrir à quel point elle était drôle », déclare Lisa Geduldig.
En mars 2020, la jeune Geduldig rend visite à sa mère en Floride : elle y restera 17 mois. Elle lance le Lockdown Comedy, émission humoristique mensuelle en ligne où Arline fait ses débuts, sur les conseils de sa fille.
Les blagues d’Arline tournent autour de sa fascination pour les jeunes et beaux pompiers, et de la façon dont elle appelle son mari, Irving, pour le dîner.
« J’aime les gens qui disent qu’ils m’aiment », confie Arline au Los Angeles Times en 2021.
« J’ai déjà un peu la grosse tête. »
Par le passé, Geduldig dit avoir tenté de faire d’ « un restaurant chinois une synagogue », en apportant dreidels gonflables, oreillers géants en forme de balle de matzah et drapeaux « Joyeux Hanoukka », lorsque Hanoukka et Noël coïncidaient. Les choses sont plus délicates aujourd’hui, car elle veut éviter tout risque d’appropriation culturelle mais souhaite rendre hommage aux origines du spectacle.
Par exemple, depuis qu’elle a appris que les lanternes en papier rouge étaient un symbole de chance dans la culture chinoise, elle veut en mettre pour son prochain spectacle.
« Cette année, je vais faire d’une synagogue un restaurant chinois », dit-elle.
La nourriture sera toujours fournie par un restaurant chinois du quartier, y compris les traditionnels biscuits de la chance avec leurs proverbes yiddish. La nourriture n’est pas casher, mais en raison de la tenue de l’événement dans une synagogue, il y aura quelques restrictions: ni porc, ni crevettes, après 30 années passées à servir de la nourriture treif (non casher) au Kung Pao Kosher Comedy.
« Je me suis dit : « Et si je leur disais que ce sont des crevettes casher ? » plaisante Geduldig .
« Ils ne m’ont pas crue. »