La fin de l’ère de l’après-Shoah
Le 7 octobre a brisé la conviction des Israéliens que l'État les protégerait et a ébranlé le sentiment des Juifs américains d'être pleinement acceptés par la société - mais il y a de l'espoir
Déjà un an ? Seulement un an ?
Depuis le 7 octobre 2023, beaucoup d’entre nous ont perdu le fil temps. Je sais rarement quel jour on est, parfois j’oublie le mois.
Ce décalage est une réaction légitime à la fin de l’ère post-Shoah, un moment décisif au cours duquel nombre de nos hypothèses les plus chères ont été remises en question.
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La période de l’après Shoah de ces quatre-vingts dernières années par une vision optimiste de l’avenir du judaïsme. Contre toute attente, nous étions sortis plus forts que jamais d’un événement destiné à nous anéantir. En dépit de tous ses aléas, la trajectoire de l’après Shoah était résolument tournée vers l’avenir.
Pendant les deux mille ans d’exil, deux rêves ont soutenu le peuple juif. Le premier, si fantaisiste qu’il a été relégué aux temps messianiques, était qu’un peuple dispersé et impuissant retrouverait d’une manière ou d’une autre son ancienne patrie. Le second était que, pendant la longue période précédant la venue du Messie, les Juifs trouveraient un havre accueillant dans la Diaspora.
Au lendemain de la Shoah, ces deux rêves se sont réalisés et deux grands centres de vie juive ont vu le jour. Un Israël souverain et une communauté juive nord-américaine confiante, la diaspora la plus prospère de l’histoire.
Ensemble, Israël et l’Amérique du Nord représentent près de 90 % des Juifs du monde. Ces deux pôles ont permis au peuple juif de se renouveler après la Shoah et de passer du nadir historique à l’apogée de sa puissance militaire, économique et politique.
Rien de tel n’était jamais arrivé aux Juifs, ni peut-être à aucun autre peuple. Le passage du désastre à la puissance a été si rapide et si décisif que certains Juifs en ont conclu qu’il s’agissait de l’ère messianique.
Chaque communauté a réagi à ses circonstances particulières avec la sagesse qui caractérise la capacité d’adaptation des Juifs. Pour les Israéliens, cela s’est traduit par une dissuasion militaire dans une région qui cherchait à les détruire. Quant aux Juifs de la diaspora, et en particulier ceux d’Amérique du Nord, ils se sont exprimés par le biais du « soft power » – lobbying, philanthropie et construction d’alliances avec d’autres minorités – dans des sociétés qui les avaient accueillis.
Ce qu’Israël a perdu le 7 octobre
L’ère de l’après Shoah a été marquée par la confiance des Israéliens dans leur capacité à se défendre, quelles que soient les circonstances. Cette confiance reposait sur notre capacité à projeter une dissuasion militaire crédible contre des ennemis génocidaires – que le leader sioniste d’avant l’État, Zeev Jabotinsky, appelait « le mur de fer ».
Mais le 7 octobre, ce mur de fer a volé en éclats. Le coup le plus meurtrier de notre histoire a été porté par notre ennemi le plus faible : notre frontière high-tech et ultramoderne a été envahie par des terroristes en tracteur.
Le 7 octobre a préfiguré, dans un microcosme, la destruction d’Israël : Tsahal en déroute, un gouvernement absent, des civils abandonnés à leur sort, armés de pistolets.
Les récents succès éclatants d’Israël contre le [groupe terroriste chiite libanais du] Hezbollah [soutenu par l’Iran] ont contribué à restaurer une partie de notre confiance en nous-mêmes. Le moral de nos soldats n’a probablement jamais été aussi bon depuis la Guerre du Kippour. Cela pourrait constituer l’élément le plus important du rétablissement de notre force de dissuasion à long terme – une force de dissuasion interne israélienne contre le désespoir.
La guerre pour restaurer notre force de dissuasion ne fait pourtant que commencer. L’attaque balistique massive menée par l’Iran la semaine dernière prouve que nos ennemis ne se laisseront pas dissuader si facilement. Des dizaines de milliers de missiles et de roquettes sont dirigés vers les villes israéliennes depuis de multiples directions. Et si l’Iran et ses mandataires décidaient de déployer tout leur arsenal, le système de défense aérienne du Dôme de fer serait submergé.
Le 7 octobre a mis à l’épreuve notre foi en la promesse sioniste de mettre fin à l’errance juive. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, une « zone de sécurité » – vidée de ses civils au nord – a été créée de notre côté de la frontière. L’incapacité de l’État à garantir que les Israéliens puissent vivre en sécurité dans leurs foyers remet en question la crédibilité de notre foyer national. Renverser cette perception désastreuse constitue également un objectif stratégique de cette guerre.
La Shoah refait surface
La dernière guerre existentielle qu’Israël a menée a été celle de Yom Kippour en 1973. Les guerres qui ont suivi, à commencer par celle du Liban en 1982, étaient asymétriques et aucune ne mettait en danger la survie d’Israël. De ce fait, les Israéliens en sont venus à considérer la permanence de l’État juif comme un fait acquis. L’effacement progressif de la Shoah de notre discours politique était révélateur de cette certitude.
Bien que le Premier ministre Benjamin Netanyahu ait invoqué à plusieurs reprises la Shoah pour mettre en garde contre un Iran nucléaire, la plupart des Israéliens évitaient généralement ce genre de rhétorique. Lors de son discours de 2017 pour Yom HaShoah, l’ancien président et membre du Likud, Reuven (Ruby) Rivlin, avait implicitement remis en question Netanyahu, mettant en garde contre la comparaison de la Shoah avec les menaces contemporaines.
Mais le 7 octobre, Israël est devenu l’endroit le plus dangereux au monde pour être juif. Et maintenant, la Shoah refait surface. Les Israéliens décrivent le 7 octobre comme le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah – bien qu’une description plus précise serait : le plus grand nombre d’Israéliens (y compris des citoyens arabes) tués en une seule journée au cours d’un siècle de conflit israélo-arabe. Ce qui nous tourmente autant que les atrocités du Hamas, c’est l’impuissance des victimes, évoquant des images de la Shoah. En invoquant la Shoah, les Israéliens expriment ceci : nous avons échoué à surmonter le passé juif.
Un autre signe de ce nouvel état d’esprit est la répétition constante du slogan Am Yisrael Chai, « le peuple d’Israël vit ». Cette expression était populaire parmi les Juifs de la diaspora qui, après la Shoah, avaient besoin d’être rassurés sur le fait que le peuple juif avait bel et bien survécu. Les Israéliens n’ont jamais adopté ce slogan, qui révèle une anxiété que nous pensions avoir surmontée. Bien sûr, le peuple d’Israël vit : c’était tout l’objectif de la création d’un État juif. Mais aujourd’hui, ce slogan apparaît sur des panneaux d’autoroute, dans des publicités de journaux et dans des chansons populaires. Soudain, cette défiance démonstrative semble très israélienne.
L’antithèse d’Entebbe
Enfin, le 7 octobre a fait voler en éclats l’idée que l’État nous protégerait et que les Israéliens se protégeraient les uns les autres.
Notre incapacité à libérer les otages retenus dans des espaces étouffants à Gaza est une provocation constante, nous rappelant l’échec du 7 octobre. En 1976, Tsahal avait réussi à sauver une centaine d’otages israéliens dont l’avion avait été détourné vers l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda. Le sauvetage d’Entebbe est devenu le symbole de la résilience juive après la Shoah. (Le fait que les otages étaient détenus par des terroristes allemands d’extrême gauche a rendu le symbole d’Entebbe encore plus puissant.)
Aujourd’hui, Tsahal, qui opère à une courte distance de nos otages, n’a réussi à en libérer que huit sur les dizaines qui seraient encore en vie. C’est l’antithèse d’Entebbe pour Israël.
Lors d’une manifestation pour les otages, Meirav Cohen, membre de l’opposition à la Knesset, a déclaré que « l’État d’Israël a été fondé pour qu’il n’y ait plus jamais une autre Shoah. [Quand des citoyens israéliens] sont retenus dans des tunnels, affamés, torturés puis exécutés par des nazis, cela prouve que ce gouvernement est un échec total. »
Elle ne parlait pas d’un échec opérationnel pour sauver les otages, mais d’un manque de volonté politique. Selon ses propres équipes de négociateurs pour les otages, Netanyahu aurait, à plusieurs reprises saboter un accord – craignant que ses partenaires d’extrême-droite ne fassent tomber la coalition.
On peut certes défendre l’idée de donner la priorité à la Victoire plutôt qu’à la conclusion d’un accord sur les otages. Mais Netanyahu et la plupart de ses ministres ont manifesté un manque d’empathie stupéfiant à l’égard des otages et de leurs familles. Les médias pro-Netanyahu ont traité les membres de familles désespérées qui protestaient contre la politique du gouvernement comme des ennemis de l’État ; certains ont été agressés physiquement dans la rue par des partisans de Netanyahu.
Alors qu’il semblerait que le Hamas ne soit plus intéressé par un accord, la confiance sacrosainte des Israéliens envers l’État a été brisée.
L’éthique fondamentale de l’ère post-Shoah était la protection mutuelle : lorsque des Juifs étaient en crise quelque part, leurs frères et sœurs juifs, où qu’ils soient, faisaient tout leur possible pour les aider. La grande expression de cet engagement a été le mouvement international pour la libération des Juifs soviétiques, qui a duré 25 ans.
L’idée que le Premier ministre de l’État juif puisse faire passer ses besoins politiques avant la vie des captifs juifs a sapé la crédibilité de cette éthique.
Le retour de l’acceptation conditionnelle
Pour la diaspora, la promesse de l’ère de l’après Shoah était que l’humanité, accablée par la honte, serait enfin guérie de son obsession envers les Juifs. Ces derniers cesseraient d’être dépeints comme représentant le mal ultime pour une civilisation donnée – assassin du Christ pour le christianisme, capitaliste avide pour le marxisme, pollueur de race pour le nazisme.
Il est évident qu’une grande partie du monde n’a jamais adhéré à ce programme de pénitence. Le monde arabe a tenté de détruire le nouvel État juif à peine trois ans après la Shoah, et a ensuite fait disparaître ses anciennes communautés juives. L’Union soviétique a encouragé une campagne antisémite agressive à peine déguisée en « antisionisme ». Et en Europe de l’Ouest, des Juifs ont été violemment ciblés par des islamistes radicaux.
Mais en Amérique du Nord, la promesse de sécurité pour les Juifs s’était enracinée.
Ces dernières années, certains signes laissaient entrevoir un changement d’atmosphère. Le meurtre de 11 fidèles dans la synagogue Tree of Life à Pittsburgh en 2018 fut le pire massacre de l’histoire juive américaine. Les synagogues sont devenues les seules maisons de culte nécessitant une sécurité 24h/24. Et l’antisionisme, idéologie qui définit l’existence d’un État juif comme un crime, s’est infiltré dans les départements des sciences humaines à travers le monde universitaire.
Cependant, rien n’avait véritablement préparé les Juifs des États-Unis et du Canada au basculement post-7 octobre – en réalité, à une européanisation de la vie juive en Amérique du Nord.
Lors de mes récents voyages dans les communautés juives d’Amérique du Nord, j’ai été confronté à un niveau de peur que je n’avais jamais connu auparavant. Certains se demandaient si la vie juive avait un avenir en diaspora. D’autres ont même évoqué l’Allemagne des années 1920.
« Maintenant, je comprends ce que mes grands-parents essayaient de me dire, » m’a confié un ami. Je suppose que les Juifs nord-américains qui comparent leur situation à celle de l’Europe d’avant la Shoah savent que cette analogie est absurde, mais puiser dans notre expérience la plus sombre est une manière d’exprimer le choc de leur nouvelle réalité.
En m’adressant aux publics juifs nord-américains, j’ai fait remarquer que, bien qu’Israël soit devenu le pays le plus dangereux pour les Juifs sur le plan physique, il est aussi devenu le plus sûr psychologiquement – le seul endroit où l’on peut être certain que ses voisins partagent l’horreur du 7 octobre.
Personne n’a contesté cette évaluation
C’est la première fois qu’Israéliens et Juifs nord-américains ressentent ensemble un même sentiment de vulnérabilité. Dans le passé, lorsqu’Israël était en guerre, la diaspora se ralliait à son soutien. Aujourd’hui, de nombreux Juifs de la diaspora semblent s’inquiéter autant de leur avenir que de celui des Israéliens.
Les statistiques sur la hausse des attaques antisémites à travers le monde depuis le 7 octobre ne racontent qu’une partie de l’histoire. Le traumatisme le plus profond des Juifs de la diaspora est d’ordre psychologique : la sensation que leur acceptation au sein de la société – des universités au système politique, jusqu’à la rue – est en train de s’effriter.
La grande réussite des Juifs d’Amérique du nord après la Shoah a été la fin progressive de leur reconnaissance conditionnelle. Jusqu’alors, les Juifs savaient que leur avancement social dépendait du fait de rendre leur judéité moins visible. Beaucoup acceptaient ce compromis, allant jusqu’à changer leurs noms de famille.
Dans les années 1970, la discrimination contre les Juifs – des quotas universitaires aux quartiers et cabinets d’avocats « restreints » – avait largement disparu. Pour la première fois dans la diaspora, les Juifs se sont sentis pleinement acceptés.
La banalisation de l’antisionisme dans les universités et d’autres espaces progressistes a ramené à l’ère de l’acceptation conditionnelle. Les antisionistes insistent sur une faille fondamentale dans l’identité juive qui doit être corrigée comme prix d’entrée dans l’équivalent progressiste de la « bonne société ».
Nous vous accepterons parmi nous, disent les antisionistes aux jeunes Juifs dans les universités, et vous pourrez même organiser des prières pour vos Shabbat et vos Seders de Pessah dans nos campements mais, à une condition : que vous effaciez Israël de votre identité » – un engagement qui lie l’écrasante majorité des Juifs dans le monde.
En pratique, le débat pour savoir si l’antisionisme est une forme d’antisémitisme devient presque hors de propos. L’antisionisme constitue une menace pour le bien-être juif – ironiquement, bien plus dans la diaspora qu’en Israël, où nous sommes largement immunisés contre son impact. Une conséquence immédiate de l’ambiance antisioniste est d’instiller chez les Juifs un profond sentiment d’insécurité. Depuis le 7 octobre, selon un sondage, plus d’un tiers des étudiants juifs sur les campus américains se sentent contraints de cacher leur judaïsme.
Au printemps dernier, j’ai rencontré des étudiants juifs à l’université Northwestern, près de Chicago, une université que j’ai fréquentée dans les années soixante-dix, peu après la suppression des quotas anti-juifs.
Mon expérience en tant qu’étudiant fut exaltante. Issu d’une famille de survivants de la Shoah, où le monde non-juif était perçu comme intrinsèquement hostile, j’ai découvert un niveau d’acceptation que mes parents n’auraient pas pu imaginer.
La réalité juive de 2024 à Northwestern est l’inverse de la mienne. Les étudiants juifs qui refusent de renier Israël sont soit exclus socialement, soit se fréquentent entre eux.
L’expérience des étudiants juifs que j’ai rencontrés dans le pays varie d’une université à l’autre. Cependant, la plupart de ceux avec qui j’ai discuté s’accordent à dire que l’antisionisme est en train de contaminer toute une génération. Comme l’a dit un étudiant : « Ce qui fait le plus mal, ce sont les remarques haineuses de ceux qui ne sont pas particulièrement politisés mais qui ont absorbé l’atmosphère antisioniste. »
La normalisation du « supersessionisme politique
La campagne antisioniste, devenue dominante depuis le 7 octobre, est une guerre contre l’histoire juive du 20e siècle, faite de destruction et de renouveau.
Inconsciemment ou non, cette guerre puise dans d’anciennes formes de persécution des Juifs. La première est le « supersessionisme », une doctrine chrétienne pré-Shoah affirmant que l’Église a remplacé les Juifs en tant qu’héritiers légitimes de l’identité d’« Israël ». Selon cette doctrine, les Juifs ont perdu le droit de revendiquer leur propre histoire. La Bible des Hébreux n’appartient plus aux Juifs, mais aux Chrétiens.
L’équivalent politique de ce supersessionisme consiste à nier aux Juifs le droit à leur terre – un droit supplanté par les revendications palestiniennes.
La guerre idéologique contre Israël s’appuie sur la vieille obsession chrétienne du « péché » juif. Pour transformer Israël en criminel parmi les nations, il faut amplifier les crimes d’Israël – réels, exagérés ou totalement inventés – tout en ignorant ceux de ses ennemis. Il faut déshumaniser les Israéliens, en arrachant par exemple les affiches des otages à Gaza ou en noircissant leurs visages, une défiguration à proprement parler.
Transformer la guerre d’Israël contre le groupe terroriste palestinien du Hamas en génocide dépend de la possibilité d’effacer les conditions dans lesquelles Tsahal se bat – contre des terroristes sans uniformes qui opèrent au sein d’une population civile, depuis les centaines de kilomètres de tunnels et depuis les milliers d’appartements piégés. La suppression du narratif israélien de la guerre s’étend à la manière dont la plupart des médias citent le nombre de victimes à Gaza, sans préciser combien de ces morts sont en fait des terroristes du Hamas. (Sur les 41 000 morts estimés par le Hamas, Tsahal a indiqué que près de 18 000 étaient des terroristes – un ratio de combattants à civils qui s’inscrit dans la norme d’autres conflits asymétriques de ce siècle, malgré des circonstances bien plus difficiles que celles auxquelles d’autres armées ont été confrontées).
Les antisionistes appliquent cette méthode pour effacer toute l’histoire du retour des Juifs sur leur terre. Transformer le sionisme en l’expression contemporaine du colonialisme européen exige d’effacer les 4 000 ans de connexion juive à cette terre. Réduire la fondation d’Israël au nettoyage ethnique des Palestiniens revient à minimiser la guerre de destruction que les leaders arabes ont déclarée contre le jeune État juif, ainsi que l’expulsion post-guerre de près d’un million de Juifs de leurs communautés ancestrales du monde arabe. Présenter Israël comme l’occupant et l’agresseur implique d’omettre les offres de paix israéliennes et les rejets palestiniens.
La source la plus profonde de l’hostilité contre Israël réside dans la symbolisation du Juif comme incarnation du mal. Le Juif satanique a été remplacé par l’État juif satanique. Lors des manifestations, des caricatures de Netanyahu le dépeignent avec des crocs, du sang dégoulinant de sa bouche.
La fin de l’ère post-Shoah s’exprime de manière la plus frappante dans l’inversion de la Shoah. Non seulement la mémoire de la Shoah a échoué à protéger les Juifs, mais elle est devenue une source d’inspiration et une justification pour une nouvelle version de la haine des Juifs. Aujourd’hui, lorsqu’une synagogue est souillée de croix gammées, on ne sait plus si l’intention est de célébrer le nazisme ou de nous condamner en tant que nouveaux nazis. Une fresque murale à Milwaukee illustre ce nouvel état d’esprit : une croix gammée encastrée dans une étoile de David, avec ces mots : « L’ironie de devenir ce que vous avez un jour haï ».
Le Juif-en-tant-que-Nazi est l’aboutissement du supersessionisme politique : non seulement nous avons perdu notre identité en tant qu’« Israël », mais nous avons endossé celle de notre pire ennemi.
Combattre le mal
L’une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à dépasser la date du 7 octobre est peut-être que, ce jour-là, nous avons été confrontés une fois de plus au mal absolu.
Au siècle dernier, le peuple juif a été successivement la cible de trois idéologies totalitaires : le nazisme, le communisme soviétique et aujourd’hui l’islamisme radical. Chacun de ces mouvements cherchait à refaçonner l’humanité à son image. Chacun d’entre eux était obsédé par les Juifs, qu’il voyait comme un obstacle majeur à la réalisation de ses objectifs. Chacun se sentait justifiée d’utiliser tous les moyens possibles pour dominer le monde.
Pour contrer efficacement le mal, il faut faire preuve d’une détermination sans faille.
Le 8 octobre, les Israéliens, toutes tendances politiques confondues, ont convenu que les règles de base de notre guerre contre le terrorisme devaient être réévaluées. Jusqu’alors, l’objectif était de contenir le Hamas et de le dissuader de lancer des roquettes sur les communautés israéliennes. Désormais, l’objectif est de détruire sa capacité à gouverner. Cela signifie qu’il faut refuser au Hamas toute forme d’immunité : les terroristes ne seront plus autorisés ni à massacrer nos civils, ni à retourner dans la bande de Gaza pour se cacher derrière leurs concitoyens. Nous poursuivrons les membres du Hamas où qu’ils se trouvent, y compris dans les hôpitaux et les mosquées. Le résultat terrible a été la guerre la plus brutale qu’Israël ait menée – et l’une des plus nécessaires.
Aujourd’hui, ces règles sont également appliquées au Hezbollah.
Mais combattre les enclaves terroristes à nos frontières ne suffit pas. Nous devons affronter la source du mal, à savoir le régime iranien.
Dans sa guerre contre Israël, l’Iran a remporté deux victoires stratégiques. La première a été d’entourer Israël d’enclaves terroristes – un « cercle de feu ». La seconde a consisté à déjouer la campagne israélienne menée depuis des dizaines d’années visant à empêcher l’Iran d’atteindre le seuil nucléaire.
Aujourd’hui, nous nous attaquons enfin aux mini-États terroristes qui se trouvent à nos frontières. Mais tant que l’Iran sera à portée d’une bombe, nous ne retrouverons ni notre pouvoir de dissuasion ni l’élimination de la menace existentielle qui est réapparue dans notre vie nationale le 7 octobre. L’objectif stratégique de cette guerre doit donc être la destruction du programme nucléaire iranien, en accélérant le processus qui conduira à la chute des Ayatollahs. Voilà la véritable réponse « proportionnée » au 7 octobre.
Outre la détermination militaire, il y a un autre élément essentiel dans la lutte contre le mal, et il est dirigé vers nous-mêmes : nous devons résister à la tentation d’adopter les méthodes de nos ennemis. L’extrême droite israélienne érode la crédibilité morale de notre guerre contre le mal en nous contaminant avec ce mal. Elle met en péril le soutien et la compréhension de nos amis à l’étranger et divise amèrement les Israéliens.
La préservation d’un Israël décent et démocratique est un élément essentiel de la guerre pour notre histoire. Ceux qui cherchent à transformer Israël en un État criminel font un cadeau à ceux qui affirment qu’il l’est déjà.
Vivre dans l’incertitude
Avec la fin de l’ère post-Shoah, les Juifs doivent s’adapter à une ambiguïté profondément désorientante. Cela nécessite, avant tout, une évaluation réaliste des menaces et de notre capacité à y répondre.
Une fois de plus, Israël se bat pour sa survie. Pourtant, nous possédons toujours la volonté et les moyens de nous défendre. La communauté juive nord-américaine ne bénéficie plus d’une acceptation inconditionnelle, mais ses communautés restent les plus prospères de l’histoire de la diaspora. La « question juive » – comme l’existence juive était autrefois définie en Europe avant la Shoah – a été remplacée par la « question de l’État juif ». Mais Israël n’est pas seul dans un monde hostile, même si cela peut parfois sembler être le cas.
La grande réussite de la génération de l’après Shoah a été la reconquête du pouvoir. Inévitablement, cette réussite a eu un prix : la perte de notre innocence. Aujourd’hui, nous devons en assumer les conséquences.
Nous sommes pris dans une boucle pathologique – condamnés comme agresseurs alors que de nombreux Juifs nous considèrent à nouveau comme des victimes. Aucune de ces deux identités ne nous aide à comprendre ce moment historique pour les Juifs. Nous ne sommes pas des victimes : N’importe quel pays à notre place aurait réagi comme nous l’avons fait le 7 octobre, voire avec encore plus de véhémence. Nous ne sommes pas non plus impuissants : Les ruines de Gaza et de Beyrouth témoignent sinistrement de notre capacité retrouvée à nous défendre.
Quand cette guerre destinée à rétablir notre dissuasion militaire se terminera, Israël sera confronté à un défi existentiel interne : guérir les divisions qui nous ont déchirés. Dans l’année précédant le 7 octobre, les Israéliens ont vécu la pire fracture de notre histoire. Cette division a signalé une faiblesse fatale à nos ennemis et les a encouragés à attaquer.
Malgré cela, le 8 octobre, au lieu de nous désintégrer de l’intérieur, nous avons immédiatement basculé vers l’un des moments les plus forts de solidarité israélienne. Non moins impressionnant, nous n’avons pas attendu d’être mobilisés et inspirés par nos dirigeants. Alors même que le gouvernement semblait perdu, nous nous sommes mobilisés nous-mêmes. Ce fut un moment de maturité.
Nous sommes donc les héritiers de deux modèles opposés d’Israël. Le premier est une vieille histoire juive : Nous nous dévorons nous-mêmes, et nos ennemis font le reste. La seconde histoire est nouvelle : des profondeurs de notre division, nous nous réapproprions les instincts d’un peuple.
Pour ce faire, il faudra se mettre d’accord sur le fait qu’aucun camp idéologique ne peut imposer la totalité de son agenda politique et culturel à ce peuple fracturé. Ni un processus de type Oslo ni un coup d’État judiciaire ne pourront avoir lieu sans un référendum national ou un autre mécanisme garantissant un large soutien. Et lorsque nous adopterons des politiques douloureuses qui attiseront les tensions sociales – par exemple, en modifiant la nature des relations entre les ultra-orthodoxes et l’État – nous le ferons avec respect, en reconnaissant que chaque camp idéologique incarne une vérité essentielle de notre identité et de notre expérience en tant que peuple.
L’autre jour, à Jérusalem, j’ai vu un autocollant sur lequel on pouvait lire :
« Notre histoire aura une belle fin ». Ces mots ont été prononcés par Sarit Zussman lors des funérailles de son fils, Ben, un soldat tombé à Gaza. Autrefois, ce sentiment aurait semblé évident aux Israéliens. Aujourd’hui, il a la résonance poignante d’une prière.
(Une partie de cet essai a été publiée dans le Globe and Mail.)
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