Le confinement occulte une flambée de violence à l’égard des femmes, des enfants
Avec un homme arrêté pour le meurtre de sa femme et une hausse des appels au numéro d'urgence, les professionnels craignent que de nombreux appels à l'aide ne soient pas entendus
Sue Surkes est la journaliste spécialisée dans l'environnement du Times of Israel.

Il y a trois ans, un homme de 34 ans, Meir Ephraim Goldstein, a été retrouvé errant dans un quartier du nord de Tibériade, serrant la tête tranchée de sa femme, Adele.
L’acte de ce dernier, dont une évaluation psychiatrique ultérieure a conclu qu’il n’était pas sain d’esprit au moment des faits, est survenu juste trois mois après que Nadav Sela, qui vivait non loin de là, dans la ville de Migdal, a assassiné sa femme Dor Crasanti-Sela, 23 ans, ainsi que leurs deux fils, Yosef, un peu moins de 2 ans, et Binyamin, âgé de 8 mois, et un voisin, Nachman Atia, 11 ans, dans la maison familiale.
En mai 2018, Nadav Sela a été condamné à quatre peines de prison à vie pour les meurtres et à dix ans supplémentaires pour la tentative de meurtre d’un autre enfant.
Tzilit Jacobsohn, présidente de Bat Melech, qui gère les deux seuls refuges d’Israël pour les femmes maltraitées de la communauté religieuse, est allée rendre visite et consoler les parents d’Adele Goldstein, qui avait 33 ans lorsqu’elle est morte.
Ils m’ont dit : « Si seulement elle avait su vers qui se tourner. Nous n’avions pas compris le danger qu’elle courait », se souvient M. Jacobsohn. « Cela m’a beaucoup atteint ».

Ces deux événements ont été des exemples particulièrement macabres d’une tendance en Israël où 20 femmes en moyenne ont été assassinées chaque année de 2011 à aujourd’hui, dans toutes les classes sociales, par des personnes qui leur sont proches, selon un sinistre décompte tenu par le journal Haaretz.
Cette année a été le théâtre de deux meurtres, tous deux en janvier.
Puis, au moment où cet article allait être publié, Mastwell Mandparo, 31 ans, a été poignardée à mort chez elle, à Holon, dans la banlieue de Tel-Aviv ; son mari a avoué le meurtre.
Les professionnels du domaine savent que la violence domestique augmente chaque fois que les familles sont réunies, comme pendant les fêtes et les vacances. Plusieurs experts contactés par le Times of Israel ont utilisé la même analogie pour décrire la situation actuelle : une marmite portée à ébullition en ces temps de confinement.
Israël n’est pas seul. Les pays du monde entier signalent une augmentation des appels à l’aide pendant cette période, et le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a évoqué le phénomène au début de ce mois.
La paix ne se résume pas à l’absence de guerre.
De nombreuses femmes confinées en raison du #COVID19 se retrouvent particulièrement exposées à la violence précisément là où elles devraient en être protégées : dans leurs propres foyers.
Je lance aujourd’hui un nouvel appel pour la paix dans les foyers à travers le monde entier.
J’engage tous les gouvernements à placer la sécurité des femmes au cœur de leur plan d’action national face à l’épidémie. pic.twitter.com/PjDUTrMb9v
— António Guterres (@antonioguterres) 6 avril 2020
Début avril, la police israélienne – souvent la première destination pour une femme sentant qu’elle ou ses enfants sont en danger imminent – a signalé une augmentation de 16 % des appels de femmes en détresse depuis le début de l’épidémie de coronavirus. (Ils n’ont pas été en mesure de fournir des chiffres actualisés).
Les experts supposent que cela ne reflète pas l’ampleur réelle de la détresse.
Les femmes dont les relations sont déjà tendues, qui sont coincées à la maison avec des enfants 24 heures sur 24, qui sont confrontées à des pressions économiques et à d’éventuelles pertes d’emploi, ainsi qu’à des incertitudes sur le virus lui-même, doivent avoir du mal à décrocher le téléphone, que ce soit pour contacter la police ou les services sociaux, en présence de leur mari, disent-ils.

Il n’y a pas d’échappatoire pour étudier, travailler, faire du shopping ou voir des amis. Les écoles étant fermées, il n’y a aucun moyen de protéger les enfants des cris. Les maris enclins à la violence qui se sentent hors de contrôle à cause de la situation risquent de surcompenser en observant, en se plaignant et en se mettant en colère contre le moindre mouvement de chacun.
Orit Sulitzeanu, directrice exécutive de l’Association des centres de lutte contre le viol en Israël, qui s’occupe particulièrement de la violence sexuelle à l’intérieur et à l’extérieur du foyer, a rapporté une augmentation de 50 % des communications en ligne.
En temps normal, un enfant sur cinq en Israël est abusé sexuellement jusqu’à l’âge de 18 ans, généralement par quelqu’un de la famille, selon les recherches, dit-elle. Les chiffres pour le monde occidental indiquent qu’une femme sur cinq de plus de cet âge est violée à un moment ou à un autre de sa vie, et qu’une sur trois subit une forme d’agression sexuelle.
« Des plaintes ont été déposées concernant l’exposition d’enfants à l’exploitation sexuelle en ligne », fait savoir Mme Sulitzeanu, « par exemple, une fille qui revêtait toutes sortes de tenues a été victime d’un pédophile. Il y a des enfants dont les parents n’ont pas le temps de s’occuper d’eux [pendant le confinement] qui s’enferment dans leur chambre et cherchent de l’attention ailleurs ».
Au début de ce mois, les appels au numéro d’urgence 105 du gouvernement, qui permet aux enfants, aux jeunes et à leurs parents de signaler des abus en ligne, ont augmenté de 50 %.
Un site Facebook épouvantable (en hébreu) appelé « Caught Red Handed » [Pris en flagrant délit] documente en temps réel les cas de comportement pédophile en ligne.
Au début de l’épidémie de coronavirus en Israël, le ministère de la Protection sociale n’a pas inclus la plupart des travailleurs sociaux dans la liste des professions essentielles autorisées à continuer à travailler. Les autorités locales en ont renvoyé beaucoup chez eux en congé sans solde, et il a fallu à l’Association israélienne des travailleurs sociaux deux bonnes semaines pour convaincre les décideurs de changer d’avis.
Ils sont maintenant de retour et occupent des postes dans les services des autorités locales qui s’occupent de la violence familiale. Les 14 refuges du pays, dont le taux d’occupation moyen est de 90 %, ont été ouverts en permanence, de même que diverses lignes d’assistance téléphonique gérées par différentes organisations.

Les refuges sont la solution la plus extrême pour une femme qui sent qu’elle et sa famille sont en danger. Elle doit abandonner son quotidien, déménager dans une autre partie du pays et déraciner ses enfants de leurs écoles et de leurs amis. Les familles se voient attribuer une chambre et utilisent des salles à manger et autres installations communes.
Naomi Schneiderman, directrice exécutive de Women to Women, qui gère un refuge et un centre d’hébergement de transition, explique que les difficultés logistiques et financières dues à la pandémie aggravaient une situation déjà difficile.
C’est son refuge que le Premier ministre Benjamin Netanyahu et son épouse Sara ont visité en 2018 pour marquer la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Affirmant que sa femme et lui avaient été « déstabilisés » par cette visite, M. Netanyahu a rapidement mis en place un comité interministériel sur la violence domestique. Depuis, selon divers professionnels du domaine, silence radio.

Selon Mme Schneiderman, il est difficile de maintenir la distance sociale entre des groupes de 12 familles au maximum avec des enfants qui ne sont pas dans des cadres réguliers.
Les familles mangent à tour de rôle. Une grande partie de la thérapie se fait sur Zoom. Les bénévoles ont disparu, « une grande peine », déplore-t-elle.
« L’interaction et la proximité humaines sont ici au cœur de tout. La réaction intuitive lorsqu’une femme passe notre porte est de l’embrasser, mais nous ne pouvons plus le faire maintenant », décrit Naomi Schneiderman.

« Nous parlons de familles qui vivent une crise dans une crise », poursuit-elle. « Le contexte est celui d’un post-traumatisme [PTSD] et maintenant [ce confinement] contribue à un stress supplémentaire pour les mères et les enfants ».
Les familles qui envisagent de quitter le refuge ont mis ces projets en suspens, et les nouvelles doivent s’isoler pendant les 14 premiers jours de leur arrivée. « Ce n’est pas propice à toute l’approche thérapeutique et au processus de récupération de l’autonomie et du respect de soi. C’est comme être un prisonnier, mais dans de meilleures conditions », explique Naomi Schneiderman.
Pour améliorer la situation, le ministère de la Protection sociale et l’Organisation internationale des femmes sionistes prévoient d’ouvrir un centre dans le courant de la semaine pour ceux qui ont besoin d’un premier lieu d’isolement temporaire.

Women to Women compte actuellement 16 familles qui vivent dans des foyers de transition au sein de la communauté. « Beaucoup d’entre elles travaillent dans des emplois simples tels que le nettoyage de la maison et ne peuvent pas prétendre aux allocations de chômage pour le moment », commente Naomi Schneiderman. « Certaines n’ont pas travaillé assez longtemps pour y avoir droit. Nous collectons des fonds et essayons de les aider. Cela peut être difficile pour elles, même dans les meilleurs moments ».
Dina Havlin Dahan, présidente de l’organisation qui chapeaute les refuges, estime : « Cela peut paraître étrange, mais les femmes des refuges ont de la chance, surtout pendant cette période. Elles sont dans un endroit protégé et sûr. Leurs enfants sont occupés pendant de nombreuses heures dans la journée. Elles ont de la nourriture, tout ce dont elles ont besoin d’un point de vue physique. Elles sont dans une bien meilleure position que les victimes de violence qui sont enfermées chez elles avec les auteurs des violences ».
Havlin Dahan, qui dirige l’un des deux refuges mixtes pour femmes juives et arabes, pense qu’après une période initiale de forte pression suite à l’apparition du coronavirus, les résidentes avaient adopté une certaine routine et étaient entrées dans une « période de calme », ayant ajusté leurs attentes.
« Beaucoup de choses ne se passent tout simplement pas en ce moment, comme les affaires judiciaires ou les décisions concernant la pension alimentaire, les allocations ou le remboursement des dettes. Nous ne les préparons pas à chercher un appartement, à commencer à étudier ou à travailler. C’est un peu comme le calme avant la tempête. La frustration viendra après, lorsque les restrictions seront levées et qu’elles se demanderont pourquoi aucun progrès n’a été réalisé ».
Si l’ampleur de la violence familiale dans la communauté ultra-orthodoxe relativement fermée est similaire à celle de la population générale – quelque 200 000 femmes et 600 000 enfants sont victimes de violence domestique chaque année dans tous les secteurs de la population – la sensibilisation aux services disponibles n’est souvent pas aussi largement accessible que dans les autres communautés, selon l’organisation Bat Melech.
On se méfie des autorités non religieuses et on hésite souvent à impliquer la police. Les membres de la communauté peuvent être rejetés parce qu’ils se tournent vers des autorités extérieures pour obtenir de l’aide sur des questions familiales.
Certaines femmes craignent qu’en admettant ouvertement que leur mari les bat, elles ne nuisent aux chances de leurs enfants de former de bons couples et à la position de leur famille dans la communauté.
Elles peuvent également penser qu’elles doivent continuer à essayer de travailler sur leur mariage, conformément à l’injonction religieuse, sans se rendre compte que la violence franchit la ligne.
Les deux meurtres commis en 2017 – tous deux par des hommes pratiquants, qui prétendaient débarrasser le monde des « Amalécites » (ennemis bibliques du peuple juif) – ont poussé l’organisation Bat Melech à lancer une campagne de sensibilisation massive dans la communauté Haredi, qui a consisté à distribuer largement des autocollants portant le nom et les coordonnées de l’organisation, puis à sensibiliser les dirigeants de la communauté à la violence dans la famille et à les encourager à se rendre dans les foyers pour entendre des témoignages de première main.
Deux ans plus tard, la prise de conscience au sein de la communauté est toujours beaucoup plus faible que dans le grand public, a déclaré M. Jacobsohn, ce qui aggrave les craintes de cette communauté et de la société en général face à une « crise dans la crise » cachée – la violence domestique couvant sous la surface alors que les familles sont forcées de rester ensemble pendant de longues périodes et que les tensions s’accroissent.
« Nous devons amener la communauté à prêter attention, à remarquer les choses, à savoir où référer les gens », explique Tzilit Jacobsohn. « Pendant le confinement, les gens ne verront pas les femmes maltraitées à l’université, dans le jardin, à la synagogue. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour faire passer le message, pour atteindre tous les cercles qui entourent les femmes ».
Au cours du premier mois de la crise du coronavirus, avant le confinement complet, les appels à la ligne d’assistance de Bat Melech ont augmenté d’environ 35 à 40 %. Les chiffres exacts pour la période suivante ne sont pas encore disponibles.
Certaines femmes voulaient des informations juridiques, d’autres se sentaient menacées. Quelques minutes avant d’allumer les bougies à la veille de Pessah au début du mois, Mme Jacobsohn a reçu un appel d’une femme qui ne répondait pas aux messages de WhatsApp. « Tout ce que j’ai entendu dans le fond, ce sont des cris », rapporte-t-elle. « J’ai immédiatement contacté les services sociaux.

« Beaucoup de femmes ultra-orthodoxes n’ont pas de télévision ou de téléphone portable. Elles n’ont pas accès aux réseaux sociaux. Il n’est pas facile de les atteindre en temps normal, sans parler de la période du coronavirus », explique Mme Jacobsohn, avocate et mère de huit enfants, au Times of Israel.
Faisant référence au chaos initial dans les quartiers ultra-orthodoxes lorsque le coronavirus s’est installé, Tzilit Jacobsohn ajoute : « Nous avons vu à quel point des informations précises et opportunes ont été essentielles. Des vies sont en jeu ».
Les familles ultra-orthodoxes ont tendance à être nombreuses. Soudain, avec la fermeture des écoles, dix enfants peuvent se retrouver chez eux dans des appartements souvent petits.
La directrice de Bat Melech estime qu’il ne serait pas professionnel de prédire ce qui se passera une fois que les restrictions liées au coronavirus seront levées.
Havlin Dahan dit qu’elle était préparée à une vague de nouvelles arrivées, mais qu’elle ne savait pas si cela se produirait. « Il y a une terrible détresse là-bas. Nous l’entendons. Mais comment cela va-t-il se développer ? La période est tellement folle que je ne sais pas ».
Yael Levin, une assistante sociale qui gère un refuge appartenant à l’organisation de femmes Na’amat et au ministère des Affaires sociales, s’attendait à ce que la demande de soins et de traitement augmente et a accusé le coronavirus d’avoir mis à nu les effets d’un manque de financement gouvernemental pendant des années.
Dans le domaine du travail social, il n’y a pas de règlement limitant le nombre d’usagers si bien qu’un travailleur social peut se retrouver responsable de 150 familles, décrit-elle. La profession était mal payée et des centaines d’emplois disponibles étaient vacants.
Orit Sulitzeanu craint également que le système ne soit pas en mesure de faire face à cette situation.
Notant que le comité chargé de la gestion du coronavirus ne comprend aucune femme, elle dénonce : « L’État ne voit pas ces gens. Je comprends que le coronavirus nous affecte tous. Mais nous devons avant tout voir les populations les plus faibles. Il est facile de voir un besoin de nourriture. Mais les communautés ont des problèmes complexes qui sont généralement transparents, et en ce moment, c’est encore plus le cas ».